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Full text of "Revue des deux mondes"

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IMPRIMERIE  DE  H.  FOURNIER , 

RUE     1>E     SEIS£,     I.'l. 


REVUE 


DES 


DEUX  MONDES. 


TOME  TROTSTÈME, 


rnoTsiKMK  si; RIE. 


PARIS, 


AV 

BUREAU  DE 

LA  REVUE 

DES  DEUX 

MONDES, 

RUE   DES   REAOX  - 

ARTS,  (i. 

LONDRES , 

cirrz 

r.Aii.LiF.RT:,  Si  rç), 

REGENT 

STREET. 

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UN 


VAISSEAU  A  LA  VOILE 


DANS   l'orient, 
DANS   l'antiquité,   DANS  LE   MONDE    MODERNE. 


Voyez  ce  vaisseau  sur{}issanl  loul  à  coup  aux  exlréinilés  de  l'ho- 
rizon ,  où  pendant  quelques  instans  il  apparaît  suspendu  entre  le 
ciel  et  la  terre;  voyez-le  déployer  au  vent  ses  larges  voiles,  bon- 
dir sur  la  vajjue  écunieuse,  et  tracer  dans  l'espace  un  lar^e  et  blanc 
sillage. 

Existe-t-il  un  autre  spectacle  qui ,  autant  que  celui-là ,  parle  à 
l'iniagination,  qui  soit  une  plus  féconde  source  d'impressions  et  de 
rétlexions  diverses,  «jui  nous  en  dise  davantage  sur  les  destinées 
humaines,  qui  nous  emporte  et  plus  vite  et  plus  loin  dans  le  monde 
de  la  rêverie  ? 

Un  assemblage  inlormc  de  quelc^ucs  troncs  d'arbics  a  ctc  l'ori- 


()  lli:\lt    l»tS    i»EtX    M().M)LS. 

.;;iiic  iK'«r  viiisscau.  Cuiiiiiii'  l,i  iialmc  s;iil  lirii'  le  th(''iic  du  j;l;iii(l 
»;i<lit'  ni  terre,  le  {|énie  île  riiiiiii;iiiile  a  mi  le  lircr  de  cet  liiiiiiltle 
{;enne,  iriiiiieiiM'  el  nia';iiiii<|iie,  loi  <|ue  mtiis  le  voyons  à  celle 
heure.  Mais  aussi  (jne  d'eriorls,  que  de  découvcrles,  «jue  d'iiiveu- 
liiMis  successives  se  sont  enchaînés  les  uns  aux  aulrcs  pendanl  lu 
durée  des  siècles,  pour  (juc  ce  résullal  fût  produil!  Tous  les  arls, 
depuis  les  plus  naturels  à  l'iutinnie,  jus(|u'aux.  plus  exquis,  jus- 
i|u'aux  plus  rafiini's,  toutes  les  sciences,  depuis  les  plus  élémen- 
taires jus(iu'aux  plus  sublimes,  ont  mis  lour  à  tour  cl  tout  à  la  fois 
la  main  à  la  construction  de  ce  navire.  Dans  l'innombrable  mulli- 
lude  de  |)arties  diverses  donl  il  esl  l'ormé,  toutes  jusqu'au  moindi'c 
clou,  jus(iu'à  la  plus  impercepliblc  cheville,  ont  été  scrupuleuse- 
ment mesurées,  ri};oureusemenl  calculées  par  rapporta  l'ensemble. 
Chacune  des  phases  du  développement  de  cette  {grande  œuvre  a 
élé  de  la  sorte  comme  le  résumé  complet  cl  le  dernier  mot  d'un 
siècle,  d'une  époque  du  monde.  A  lui  seul  ce  vaisseau  nous  raconte, 
par  conséquent,  l'histoire  entière  de  rintelli{]ence  humaine.  11  esl 
comme  une  vaste  épopée,  où  se  trouvent  (jloriliés  cl  les  travaux 
de  l'humanité  sur  la  terre  et  ses  triomphes  successifs  dans  sa  {;rande 
lutte  avec  la  nature  extérieure,  sur  laquelle  elle  est  appelée  à  ré- 
{jner  un  jour  en  souveraine  absolue. 

Expression  complète,  éclatante  manifestation  d(!  la  toute-puis- 
sance terrestre  de  l'honnue ,  n'est-il  pas  déjà  comme  le  symbole 
anticipé  de  cette  {jlorieuse  et  définitive  victoire? 

Par  le  commerce,  unissant  ensemble  les  nations  du  jjlobe  les 
plus  éloi.jjnées  les  unes  des  autres ,  il  va  semant  çà  et  là  les  {termes 
féconds  de  la  civilisation.  11  est  l'agent  le  plus  actif  de  ces  fréquentes 
et  faciles  communications  au  moyen  desquelles  tous  les  peuples 
semblent  de  jour  en  jour  tendre  à  se  confondre  en  un  seul  peuple. 
Il  est  le  théâtre  et  l'instrument  des  combats  les  plus  terribles  que 
l'homme  puisse  livrer  à  l'homme.  lieurte-t-il  de  sa  proue  quelque 
rivage  inculte  et  désert  jusque-là,  de  ce  choc  ne  tarderont  pas  à 
naître  de  nombreuses  cités  destinées  à  devenir  riches  et  florissantes. 
Loin  de  tout  rivage ,  vogue-t-il  comme  perdu  au  sein  de  l'immensité , 
on  le  voit,  par  les  savantes  évocations  de  ses  pilotes,  arracher, 
pour  ainsi  dire,  de  la  voûte  du  ciel  les  astres  élincelans,  et  les  con- 
traindre à  devenir  ses  guides  au  milieu  des  déserts  de  l'Océan. 


L>    VAISSEAU    A    LA    VOILE.  / 

Avant  la  génération  où  se  renconti'a  le  premier  navi/jateiir,  bien 
lies  (générations  humaines  durent  probablement  passer  sur  la  terie. 
L'homme  (|ui,  le  premier,  se  hasarda  loin  du  livage,  au  sein  de 
la  vaste  mer,  sur  un  frêle  esquif,  devait  posséder  une  de  ces  amcs 
fermes,  un  de  ces  cœurs  haut  placés  (jui  ne  se  peuvent  rencontrer 
fréqucnnncnt  dans  la  foule.  L'impression  que  nous  é[)rouvons  à  la 
vue  de  l'Océan  est  en  effet  solennelle,  religieuse,  mêlée  d'une  sorte 
de  vague  terreur.  A  l'aspect  de  cette  immensité  sans  limites,  image 
et  reflet  de  l'infini,  nous  nous  sentons  comme  accablés  de  la  con- 
science de  notre  petitesse  et  de  notre  infirmité. 

Aux  époques  primitives  du  monde,  l'homme  ne  donnait  d'ail- 
leurs encore  aucune  prise  aux  nombreux  aiguillons  qui  plus  tard 
le  précipitèrent  et  l'excitèrent  au  sein  de  cette  orageuse  carrière. 
La  terre  ,  dont  six  mille  ans  n'ont  point  encore  épuisé  la  fécon- 
dité, naguère  vierge  encore,  fournissait  abondamment  à  tous  les 
besoins  de  ses  nouveaux  habitans  ;  elle  semblait  se  plaire  à  épan- 
cher presque  sans  culture  tous  les  trésors  de  son  sein.  Le  spectacle 
qu'elle  étalait  aux  yeux  de  l'homme,  nouveau  pour  lui,  suffisait  à 
ces  instincts  de  curiosité,  à  ces  désirs  de  l'inconnu,  l'un  des  plus  no- 
bles instincts  de  sa  nature.  La  science,  dédaigneuse  d'expérience 
et  de  voyages,  s'enfermait  dans  la  sainte  solitude  des  temples;  on 
ne  la  voyait  point  aller  çà  et  là ,  s'efforçant  de  peser,  de  mesurer, 
de  décrire  la  terre,  qu'elle  ne  foulait  aux  pieds  qu'avec  une  sorte 
de  dédain.  Le  mystère  de  la  nature  et  de  la  destinée  de  l'homme  , 
elle  le  demandait  aux  échos  encore  retentissans  de  la  grande  parole 
de  la  révélation  primitive.  Avant  de  s'attacher  à  la  poussière  oii  il 
venaitd'êtrecondamnéà  ramper  pour  tant  de  siècles,  l'hommedevail 
en  appeler  ainsi  pendant  long-temps  de  la  terre  au  ciel,  de  la  na- 
ture extérieure  à  un  monde  d'amour  et  d'intelligence,  d'où  peut-être 
il  arrivait,  dont  il  lui  restait  peut-être  quel(]ues  vagues  souvenirs. 
Des  multitudes  d'hommes  possédés  de  l'inspiration  des  combats 
ne  tardent  pas  à  se  mouvoir  en  tous  sens.  On  entend  comme  un 
grand  bruit  de  chevaux ,  de  chariots ,  de  machines  de  guerre.  Du 
sein  des  époques,  pour  ainsi  dire,  cosmogoniques,  les  héros  pri- 
mitifs de  rinde  nous  apparaissent  à  la  tête  de  leurs  innombrables 
armées.  A  l'aurore  des  temps  histori(|ues,  d'autres  héros,  d'auli'es 
conquérans ,  non  moins  merveilleux  ,  se  montrent  encore ,  roulant 


8  niivuK  DES  m:i  X  mondks. 

(,';i  cl  l;i ,  ilii  11(11(1  ;iu  midi,  de  l'csl  à  l'ouesl,  déraciinml,  cinpoi- 
laiii  |MU|tI(s,  nations  cl  races,  cl  les  laissant  cnsnilc  accnniulés 
au  liasaid  l(\s  uns  sur  les  autres  :  masse  inroiinc,  bloc  iuiincnse, 
d'où  le  l(j;islaleursait  poui'tant  retirer  aussilcH  ces  ina.;;nili(|ucs  em- 
pires de  l'Inde,  de  la  Perso,  de  rKjfvptc,  qui,  à  la  distance  des 
siècles,  nous  ctonncnl  encore  de  leurs  étranges  cl  colossales  pro- 
portions. 11  les  fa(;onnc  sur  un  type,  sur  un  modèle  en  dehors  de 
nos  propres  conceptions.  11  les  pose,  pour  l'èternilé,  sur  la  base 
de  ces  institutions  de  {;ranil,  auxcjuelles  lient  encore  de  nos  jours 
le  peu  de  leurs  débris  (juc  le  temps  n'a  pas  encore  achevé  de  dé- 
vorer. 

A  ces  siècles  appartiennent  encore  les  plus  {^rands  ,  les  plus  ini- 
posans  monumens  de  l'art.  C'est  Babylonc  avec  ses  prodigieuses 
murailles  revêtues  de  l'anlaslifiues  et  merveilleuses  peintures,  avec 
ses  jardins  suspendus  ,  avec  ses  portes  et  ses  ponts  innombrables  ; 
c'est  Ninive  avec  ses  quinze  cents  tours,  qui  s'en  vonl  porter  jus- 
que dans  les  nues  des  murailles  assez  larges  pour  donner  passage 
a  trois  chariots  de  guerre  dont  le  roulement  imitera  celui  du  ton- 
nerre; ou  bien  Persépolis,  qui  se  balancera  sur  d'innombrables 
colonnes  de  marbre  blanc  au  sein  de  la  plaine  d'où  elle  est  sortie  ; 
ou  bien  encore  Bactres ,  qui  au  sommet  de  sa  montagne  apparaîtra 
comme  un  diadème  arlistement  taillé;  ce  sera  encore  la  vallée  du 
IN'il,  qui,  avec  ses  pyramides,  ses  obélisques,  ses  labyrinthes,  ses 
lacs  creusés  de  mains  d'hommes,  le  grand  nombre  de  ses  villes  in- 
dustrieuses, peuplées,  florissantes,  apparaîtra  elle-même  comme 
une  seule  cité,  comme  un  magnififjuc  palais.  La  surface  de  la 
terre  se  couvre  en  tous  lieux  des  œuvres  de  l'homme  ;  ce  domaine 
où  il  vient  d'entrer,  on  dirait  qu'il  se  hâte  de  l'orner  et  de  l'embei- 
lir,  comme  pour  en  mieux  assurer  sa  prise  de  possession. 

Dans  cet  empressement,  il  exécute  de  ses  mains  d'enfant  des 
œuvres  devant  lesquelles  pâliront  et  s'effaceront  à  jamais  les  œu- 
vres des  siècles  suivans,  en  dépit  de  leurs  arts  sa  vans  et  de  la  puis- 
sance de  leurs  machines.  Le  granit  et  la  pierre  semblent  dociles  et 
légers  pour  ses  doigts  encore  novices ,  la  nature  n'a  point  encore 
appris  à  désobéir  à  ce  souverain  qui  vient  de  lui  être  donné.  Les 
pyramides  s'élèvent  dans  une  plauie  do  sable ,  loin  do  toute  carrière , 
loin  de  tO!:l  rivage  (|ui  puisse  fouinir  des  pierres  ou  des  rochers; 


UN    VAISSEAU    A    LA    VOII.i:.  î) 

c'est  comme  une  création ,  une  œuvre  sortie  d'une  parole.  lîabylone 
se  Irouve-t-elle  (jti<'l(|ue  peu  {jènee  du  lleuve  inuncnse  qui  {fronde 
et  se  joue  au  milieu  de  ses  iunnenscs  travaux ,  <les  ponts  et  des 
(|uais  qu'elle  se  propose  de  bâtir,  elle  se  baisse,  le  prend  dans  ses 
bras ,  et  s'en  va  le  porter  dans  ce  lac  (|u'elle  vient  de  creuser ,  et  oîi 
il  jxnirra  désornuiis  mugir  et  se  débattre  à  son  aise  sans  plus  l'in- 
terrompre, tout  puissant,  tout  inipétueux  qu'il  soit.  On  dirait  une 
prévoyante  nourrice  allant  porter  à  quelques  pas  i'cnl'ant  mutin 
dont  elle  veut  réparer  ou  orner  à  loisir  la  couche  habituelle. 

Tout  entier  à  ces  travaux ,  l'homme  ne  se  hasaide  point  sur  l'O- 
céan. Si  de  temps  à  autre,  et  de  loin  en  loin,  l'histoire  fait  mention 
de  quelques  flottes ,  elles  ne  sont  nullement  en  rapport  avec  les 
.}>rands  monumens,  les  gigantesques  entreprises  (pie  nous  avons 
cités.  Ces  Hottes,  en  général,  à  la  suite  des  armées,  n'ont  guère 
d'auti'e  destination  que  celle  de  remonter  les  rivières  et  d'en  favo- 
riser le  passage.  La  flotte  de  Darius ,  celle  même  d'Alexandre ,  se 
bornent  à  suivre  les  côtes,  ouvrant  des  chemins  qui  doivent  se  re- 
fermer promptement  derrière  elles  ;  le  sillage  qu'elles  ont  tracé , 
bien  vite  effacé ,  ne  deviendra  point  un  fertile  sillon  destiné  à  se 
couvrir  plus  tard  d'une  riche  moisson  de  nombreuses  Hottes  et  de 
hardis  navigateurs.  La  flotte  d'Alexandre,  Alexandre  lui-même, 
(jue  sont-ce  d'ailleurs,  sinon  de  véi'itables,  mais  passagèi-es  appa- 
ritions du  génie  de  l'Europe  dans  le  monde  de  l'Orient  ? 

Quant  à  la  pirogue  même  de  l'Indou  ,  c'est  là  un  germe  tombé 
dans  un  terrain  oii  il  ne  doit  pas  prospérer.  C'est  un  mol  dont  la 
signification ,  sublime  peut-être ,  n'est  comprise  d'aucun  de  ceux 
(|ui  l'écoutent.  Aucune  oreille  n'entend  cette  voix  qui ,  dans  le 
l)ruissement  des  flots  sur  le  rivage ,  appelle  le  navigateur  vers  d'au- 
tres rives  encore  inconnues,  l'exhorte  à  prendre  hardiment  pos- 
session du  vaste  Océan. 

La  cosmographie  des  Indous  trahit  à  chaque  ligne  toute  l'igno- 
rance, ou,  pour  mieux  dire  peut-être,  toute  lindifference  de  ces 
premiers  habitans  du  monde  sur  la  vraie  forme  de  la  terre,  sur  la 
situation  respective  de  ses  parties  diverses.  Faisant  d'une  montagne 
merveilleuse,  qu'elle  appelle  Iv.  mont  Miirou ,  la  base  et  le  soutien 
du  moude ,  elle  divise  ce  mont  (>n  plusieurs  zones  ou  étages ,  qu'elle 
siq)pose  habités  par  des  êtres  de  diffénmtes  natures.  L'honnnc  oc- 


10  ULVUli    Dt^S    l)Lll\    >l().M)i:s. 

iiipc  II'  sDiiiiiK't  ilu  inoiil;  ;in-ilrssous  dt;  lui  s*'  Iroiivonl  des  ci'éa- 
liiiTs  iiifiTii'ui'os  à  lui  (l;iris  l'('iiH'llo  de  la  ci'i'ation  ;  aii-(lossiis,(l('S 
ci'ontures  supéricni'os,  dos  dioux  ol  des  dcrni-dioiix.  Aiiidiir  du 
iiioiii  Mérou  soiil  d  aiurcs  nionlajjiii'S  haltiU'os  aussi  par  dos  héros 
ou  douii-dioux  ,  ot  toutes  su  relia  r(];ées  de  palais  où  «'datent  à  i'envi 
l'or,  les  lurles  ,  les  pierres  preeiouses.  De  côté  et  d'autre ,  des  îles, 
«les  mors,  desconlinens,  sont  jetés  dans  l'espaee  d'une  faoon  tout 
arbitraire,  toute  fantastique,  par  rapport  à  leurs  positions  n'ei- 
pr(it|uos,  niais(|ui,  toujours  habités  par  de  saints  brames,  par  des 
jjuorriers  tout  puissans,  n'eu  rénéehissenl  pas  moins  avec  la  der- 
nière exactitude  la  civilisation  indoue ,  ou  du  moins  l'idéal  de  cette 
civilisation  :  naïve  dc-monstration  que  l'oxpcTience  et  les  voya{;es 
n'entrent  pour  rien  dans  ce  bizaire  échafauda.jjc  du  monde;  qu'il 
n'était  et  ne  pouvait  être  qu'une  sorte  de  symbolisme  encore  inex- 
plical)le  pour  nous,  et  qui  peut-être  le  sera  toujours. 

Le  fond  de  ces  idées  ne  s'est  jamais  complètement  effacé  de  l'es- 
prit oriental.  Los  Chinois ,  dont  la  civilisation  a  subi  un  dévelop- 
pement de  plusieurs  siècles,  sans  jamais  s'altérer  par  l'admission 
d'élémens  étran{jers,  les  Chinois,  aujourd'hui  même,  placent  en- 
core le  céleste  empire  au  centre  du  monde.  Les  Persans  ne  se  font 
pas  des  idées  beaucoup  plus  justes  de  la  forme  de  la  terre.  Tous 
ces  peuples  de  l'Orient,  au  bord  de  leurs  mers  incessamment  sil- 
lonnées par  les  vaisseaux  de  l'Europe,  n'en  ont  pas  moins  une 
sorte  d'horreur  instinctive  de  l'eau;  le  génie  ne  les  appelle  pas  sur 
mer.  La  Providence  réservait  cette  carrière  à  la  bouillante  activité 
des  Européens  que  n'auraient  pu  contenir  les  limites  resserrées  de 
leur  teri'itoire ,  et  qui ,  par  ces  mille  chemins  toujours  ouverts ,  s'est 
épanchée  sur  le  monde  entier. 

Le  germe  demeuré  stérile  au  bord  des  mers  de  l'Orient,  devait 
donc  croître  et  se  développer  rapidement  sur  les  rivages  de  la  Mé- 
diterranée. De  ce  mot,  de  cette  parole  demeurée  incomprise  du 
monde  oriental ,  devait  sortir  tout  un  poème  merveilleux  où  bril- 
leraient les  plus  nobles  facultés  de  l'intelligence  humaine. 

Le  plus  ancien  historien  nous  a  conservé  le  nom  de  celui  qui  le 
premier,  bégayant  cette  parole,  se  risqua  sur  mer  :  «  Des  ouragans, 
dit  Sanchoniaton,  ayant  tout  à  coup  fondu  sur  des  arbres  de  la  fo- 
rêt de  Tyr,  ils  prirent  feu.  Oi-,  dans  ce  trouble,  Ousoùs,  s'otanl 


UN    VAISSEAU    A    LA    VOIM..  li 

saisi  d'un  tronc  d'arbre,  le  dépouilla  de  ses  branches,  el  osa  le 
j>rcniier  se  hasarder  sur  nier.  »  La  crainte  du  Teu  aurait  ainsi  aidé 
à  la  hardiesse  du  premier  navi{;:Ueur.  La  navigation  des  Phé- 
niciens, c'est-à-dire  leur  civilisation  tout  entière,  mœurs,  arts, 
richesse,  industrie,  institutions,  tout  cela  serait,  ainsi ,  sorti  du 
moment  d'effroi  éprouvé  [)ar  Ousoiis  au  retentissement  de  la  fou- 
dre. Vico,  le  grand  philosophe  napolitain,  assigne  la  même  cause 
à  l'origine  de  la  société  chez  les  hommes,  (]ui,  depuis  le  déluge, 
auraient  vécu  dispersés.  Dans  tous  les  ordres  d'idées  et  de  spécu- 
lations, celui  (]ui  veut  remonter  juscju'à  ce  commencement  ob- 
scur des  choses,  où  nul  œil  d'homme  ne  saurait  pénétrer,  ne  se 
trouve-t-il  pas  toujours  obligé  d'avoir  recours  à  quelque  fait  mys- 
térieux et  inattendu,  tout  semblable  à  ce  coup  de  tonnerre  de  Vico 
et  de  Sanchoniaton?  Ou,  pour  mieux  dire,  ne  faut-il  pas  toujours 
Hnir  par  en  appeler  à  la  main  cachée  qui  lança  ce  tonnerre! 

De  nombreux  imitateurs  se  précipitèrent  bientôt  sur  les  traces 
d'Ousoïis,  pei'fectionnant  son  œuvre  de  jour  en  jour,  Au  lieu  d'un 
seul  tronc  d'arbre,  ils  en  mirent  plusieurs  ensemble,  ils  les  sur- 
montèrent plus  tard  d'un  plancher,  et  le  radeau  fut  créé;  radeau 
<iue  le  navigateur  put  alh'ger  ou  appesantir  à  son  gré,  selon  qu'il 
espaçait  ou  rapprochait  davantage  les  poutres  grossièrement  érpiar- 
ries  qui  étaient  comme  le  fondement  de  l'édifice.  Nous  assistons 
dans  Homère  à  la  construction  d'im  de  ces  radeaux.  «  Calypso  fait 
«  présent  à  Ulysse  de  divers  instrumens  pour  coiistruire  le  vais- 
«  seau  (pii  devait  le  conduire  à  ltha(|ue.  Elle  lui  donne  une  grande 
«  hache  à  deux  iranchans  :  un  morceau  d'olivier  travaillé  avec 
«  beaucoup  d'art  servait  à  la  manier  avec  facilité.  Elle  fit  aussi  don 
«  à  ce  héros  d'une  scie  très  parfaite,  el  le  conduisit  à  la  foret  située 
«  à  l'extrémité  de  son  île  où  croissaient  les  plus  grands  arbres.  On 
*  y  voyait  des  aulnes,  des  peupliers,  des  sapins,  dont  la  tèlescm- 
«  blait  se  perdre  dans  le  ciel;  ils  étaient  d'une  {jrande  beauté  et 
«  très  propres  à  la  construction  des  navires  légeis.  La  déesse,  les 
i  ayant  fait  voir  à  Ulysse,  le  quitta  et  retourna  dans  son  palais. 
«  Ulysse  alors,  commençant  à  travailler  avec  ardeur,  coupa  promp- 
«  tement  les  arbres.  Il  en  abattit  vingt  en  tout,  dressa  leurs  faces  à 
«  la  règle  et  à  l'équerie,  et  les  rendit  parfaitemenl  lisses....  11  les 
«  pcicc  tous  avec  une  tarière,  les  unit  pai-  des  chevilles  el  pai-  des 
<  liens;  puis,  par  la  largeur  (ju'il  donne  à  son  radeau,  en  lend  le 


I'-  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

«  coiiloiir  sciiiliLiltIc  à  irlui  (lu'iin  savaiK  coiistiuclcui'  doimc  ;iii 
«  IkihI  (liiii  v;ii,sscaii  »lr  t  liaijjc...  Il  pose  ciisiiile  les  planclu's,  cl 
«  les  ailachc  aii\  Iomjjiu's  poutres  placées  trcsj)acc  en  espac(.'.  > 
riyssc  se  hasarilo  sur  celle  Irèle  embaicaiiou  pour  revoir  sa  chère 
lllia(|iie;  mais  le  courroux  de  Neptune  la  brise  et  la  (lisi»eise.  C'csl 
un  u)aj;tiili(|iie  navire  plicacien,  conduit  pai- cincjuante  rameurs, 
<jui  i-amcne  l'iysse  aux  foyers  paternels;  le  jfénie  de  l'iuimanile  n'en 
(tait  pas  demeuré  lon^'j-lemps  à  rinlorme  radeau  sur  Iccjuel  s'était 
d'abord  liasardé  le  HIs  de  Laërte  dans  son  impatience  d'échapper  à 
Calypso, 

L'invention  de  l'aviron  aplati  par  le  bout ,  (jui  donna  une  facilité 
nouvelle  à  guider  ces  premières  embarcaiions,  celle  de  l'hameçon 
et  de  la  ligne,  qui  donna  un  but  d'utilité  à  ces  courses  maritimes, 
aitirèrenl  de  jour  en  jour,  sur  mer,  un  plus  grand  nombre  de  navi- 
gateurs encore  novices.  Tyr  s'essayait  de  la  sorte  à  prendre  pos- 
session de  l'élément  où  elle  devait  dominer,  de  cette  mer  qu'elle 
devait  couvrir  un  jour  de  ses  flottes.  Ce  sont  les  premiers  efforts 
du  jeune  aigle  aux  environs  de  son  aire. 

Les  troncs  d'arbres  équarris  du  radeau  que  nous  venons  de  dé- 
crire étant  sujets  à  se  disjoindre,  pour  remédier  à  cela,  on  les  lie  plus 
fortement  enti^e  eux  au  moyen  d'un  second  plancher,  plancher  in- 
férieur et  plongeant  dans  l'eau;  on  unit  ensuite  les  deux  planchers 
par  des  planches  et  des  bordages,  dans  le  but  de  rendre  la  marclie 
du  radeau  plus  facile,  en  empêchant  l'eau  de  pénétrer  entre  les 
j)oulres  qui  le  forment.  On  a  dès  lors  une  masse  flottante,  oii  les 
vides  et  les  pleins  se  combinent  en  propoitions  diverses;  on  l'arron- 
dit, on  l'effile  par  les  extrémités,  pour  lui  donner  la  facihté  de 
fendre  les  flots  avec  plus  de  rapidité.  Plus  tard,  on  supprime  le 
plancher  supérieur,  dont  l'élévation  ne  défendait  qu'imparfaite- 
ment le  pilote  contre  la  vague,  et  le  navigateur  fut  porté  par  le 
plancher  du  fond.  Relevez  alors  quelque  peu  par  la  pensée  les  côtés 
de  cette  informe  embarcation;  recourbez,  à  leurs  extrémités,  celles 
des  poutres  qui  se  trouvent  perpendiculaires  à  l'axe  du  bateau,  et 
vous  aurez  construit,  dans  ses  parties  essentielles,  le  navire  de 
l'antiquité;  vous  aurez  sous  les  yeux  ce  vaisseau  qui  lui  sembla  Irop 
merveilleux  pour  être  sorti  des  mains  et  du  génie  de  Ihommc,  et 
doiu  elle  aiiribua  linvention  aux  Dioscurcs. 


UN   VAISSEAU    A    LA    VOILK.  15 

Les  radeaux  et  les  navires  ne  servirent  pas  tout  d'abord  à  des 
usn{;cs  bien  distincts,  ne  se  dilïérencièrent  pas  des  uns  les  autres 
par  des  propriétés  essentiellement  diflV'rentes.  L'historien  dc'jà  cite 
nous  apprend  (ju'avant  (jue  cela  fût,  bien  des  années  durent  s'é- 
couler. «  Dans  la  treizième  génération,  dit-il,  les  descendans  des 
î  Dioscures,  ayant  construit  des  navires  et  des  radeaux,  navi^^uè- 
«  rent.  »  Sans  mâture  et  sans  voilure,  le  navire  ne  pouvait  encore 
l)eaucoup  différer,  en  effet,  du  radeau,  dont  il  venait  à  peine  de 
sortir.  Avant  de  s'élancer  dans  les  airs,  brillant  et  radieux,  le  pa- 
pillon rampe  ainsi  pendant  (juelques  instans  sous  les  débris  de  la 
orossièie  chrysalide  qui  naguère  l'enveloppait  tout  entier. 

Le  pi-emier  navire  de  grande  dimension  qui  apparaît  dans  les 
mers  de  la  Grèce  est  monté  par  Sésostris;  le  conquérant  se  rendait 
en  Thrace.  Des  multitudes  d'autres  vaisseaux ,  construits  sur  ce 
modèle,  ne  tardent  pas  à  sortir  des  mduslrieuses  mains  des 
Hellènes;  mais  dans  leurs  mains  il  devient  en  même  temps  plus 
rapide,  plus  léger,  plus  propre  à  fendre  rapidement  les  flots,  pour 
fondre  à  l'improviste  sur  les  riches  vaisseaux  marchands  de  l'E- 
gypte et  de  la  Phénicie.  Dès  son  enfance,  !a  Grèce  trahissait  ces 
i  nstincts  de  guerre  et  d'aventures  maritimes  qu'après  tant  de 
siècles  nous  retrouvons  en  elle  aussi  vifs,  aussi  indomptables 
qu'aux  premiers  jours  du  monde.  Les  compagnons  d'Ulysse,  d'A- 
chille et  de  31<;'nélas  ne  diffèrent  guère ,  sous  ce  rapport,  de  ceux 
de  Mianlis  et  de  Canaris;  tant  cette  sorte  de  guerre,  si  remplie 
d'aventures  et  de  périls,  a  plu  de  tout  temps  aux  hommes  de  cette 
contrée!  Dans  le  palais  de  JLJnélas,  l'or,  l'argent,  l'ivoire,  la 
pourpre,  brillent  avec  une  profusion  dont  s'étonne  'lelémaque  sorti 
depuis  peu  de  sa  pauvre  Ithaque:  «  O  lils  de  Nestor!  dit-il  à 
«  l'oreille  de  son  compagnon,  ô  toi  le  plus  cher  de  mes  amis!  quel 
«  éclat!  quelle  magnificence!  Ainsi  brille  sans  doute  dans  l'Olympe 
c  le  palais  où  Jupiter  assemble  les  dieux.  »  Mais  la  naïve  excla- 
mation du  jeune  homme  a  été  entendue  de  Ménélas;  il  se  liàte 
de  lui  apprendre  que  c'est  au  prix  de  mille  fatigues,  de  mille 
piirils,  de  mille  courses  sur  mer,  qu'ont  été  conquis  tous  ces  trésors. 

A  cette  époque,  douze  cents  vaisseaux  de  construction  grecque 
vont  aborder  aux  pieds  de  la  cité  d'Hector  et  de  Priam.  Les  plus 
petits  de  ces  vaisseaux,  ceux  de  Philocfète,  portent  cinqurmio 


14-  i;i  VI I.  nr.s  i»i:i  \  )i(».\iii:s. 

ImmiiK's,  cl  les  plus  jjraiids,  ceux  ilos  Ht'oiicns,  (('ul  viiijft;  le 
le  icNic  lituibc  oiilic  ces  liuiitesexircmcs.  (;iu(|iian(o  l'.iincuis  foni 
mouvoir  les  iinviros  «.le  cette  seconde  espè<H',  et  le  noiiiiire  <les  ra- 
meurs exprimera  pendant  loiijj-lemps  les  plus  {fraudes  dimensions 
(pi'il  soil  possible  de  donner  à  aucune  sorte  de  navire.  Alcinoiis 
ordoime-t-il  qu'on  prépare  pour  Ulysse  le  meilleur  et  le  plus  jfraiid 
de  ceux  (|ui  se  trouvent  dans  ses  ports,  ce  sera  cin(|uante  rameui-s 
(jue  nous  verrons  s'asseoir  sur  les  bancs  de  ce  navire.  Le  poète  n'en 
aura  pas  moins  recours  à  toute  la  ma{;ni(icencc  de  ses  comparaisons , 
pour  nous  |)eindre  la  vitesse  et  la  rapidité  de  sa  marche.  «  'Jels, 
dans  la  vaste  arène,  quatre  coursiers  généreux  excités  par  l'ai- 
guillon partent  à  la  fois,  et,  dressant  leurs  tèlesaltières,  emportent 
rapidement  un  char  au  terme  de  sa  course;  tel  le  vaisseau  d'Ulysse 
court  sur  la  plaine  liquide,  la  proue  élevée,  tandis  que  derrière  la 
poupe  roulent  et  bouillonnent  les  flots  écumeux  avec  un  mugisse- 
ment sonore.  L'aigh;  lui-même  est  moins  rapide  dans  les  i)laines 
de  l'air.  »  Plus  merveilleux  encore  devait  être  sans  doute  le  vaisseau 
des  Argonautes,  monté  qu'il  fut  par  tant  de  héros,  célèbre  par 
tant  de  glorieuses  aventures,  chanté  d'âge  en  âge  par  tant  de 
poètes  aux  harmonieuses  paroles;  mais  à  la  construction  de  ce 
navire,  le  mythe  et  le  symbole  ont  tellement  mis  du  leur,  qu'on 
ne  saurait  plus  faire  la  part  à  la  vérité  historique.  On  ne  sait  trop 
comment,  sous  quelles  formes  se  le  représenter:  on  est  plus  dis- 
posé à  le  chercher  dans  les  plaines  azurées  du  ciel  qu'au  milieu  des 
vagues  qui  bruissent  contre  nos  rivages.  Dans  la  guerre  de  Troie , 
au  contraire,  l'histoire,  la  réalité,  bien  qu'encore  revêtue  de  la 
brillante  robe  du  mythe,  se  laissent  pourtant  déjà  voir  assez  dis- 
tinctement. 

Dans  les  siècles  suivans,  les  rivages  delà  Méditerranée  tout  en- 
tière deviennent  tributaires  des  hardis  navigateurs  de  la  Phénicie. 
Les  premiers,  franchissant  les  colonnes  d'Hercule  et  pénétrant 
dans  le  grand  Océan ,  ils  s'en  vont  semer  cà  et  là  leurs  colonies  sur 
les  rivages  éloignés.  Dans  une  de  ces  excursions,  leurs  vaisseaux 
se  trouvent  tellement  surchargés  de  métaux  et  d'étoffes  précieuses, 
qu'ils  imaginent,  dit-on,  d'attacher  à  leurs  ancres  des  lingots  d'or 
et  d'argent  qu'ils  ne  savent  plus  oîi  mettre  ailleurs.  Les  premiers 
ils  font  le  tour  de  l'Afrique,  partant  de  la  mer  Rouge  et  revenant 


UN    VAISSEAU    A    LA    VOILK.  la 

par  les  colonnes  d'Ifercule,  après  avoir  vu  le  soleil  se  lever  à  leur 
droite.  Après  Tyr,  Athènes,  dont  la  dénioiraiie  lurhulcnte  devait 
se  plaire  sur  ces  flots  agités,  son  emblème  èteinel  et  toujours  vrai  ; 
Corinthe,  située  entre  deux  mers  dont  elle  était  le  lien,  ouvrant 
tout  à  la  fois  un  porta  l'Asie  et  un  autre  à  l'Europe;  Hhodcs,  à 
qui,  du  temps  d'Homère,  le  commerce  prodiguait  dt^à  tellement 
ses  richesses,  que  le  poète  les  croit  amoncelées  par  les  mains  de 
Jupiter  lui-même;  la  molle  lonie,  tout  inspirée  du  génie  d'Athènes  ; 
Samos  et  Syracuse,  sous  des  hommes  de  génie  qu'elles  appellent 
leurs  tyrans;  Marseille,  qui  a  été  implanter  au  sein  de  la  Gaule 
encore  barbare  toutes  les  élégances  de  la  civilisation  grecque; 
toutes  ces  villes,  toutes  ces  colonies ,  se  montrent  tour  à  tour  ou 
bien  à  la  fois  sur  les  eaux  de  la  Méditerranée.  Mais  entre  toutes,  et 
toutes  les  effaçant,  domine  superbement  Carthage,  qui  a  reçu  de 
Tyr,  dont  elle  est  née,  le  sceptre  de  la  mer,  sceptre  qu'elhî  efit 
étendu  sur  le  monde  entier,  s'il  ne  lui  était  arrivé  de  le  heurter 
contre  l'épée  romaine. 

A  l'époque  de  la  deuxième  guerre  des  Perses ,  on  voit  apparaître 
sur  les  mers  de  la  Grèce  une  espèce  de  vaisseau  nouvelle,  ou  du 
moins  peu  connue  :  les  trirèmes.  Long-temps  avant  cette  époque, 
un  charpentier  de  Corinthe,  du  nom  d'Aminoclès,  avait  imaginé 
de  substituer  trois  rangs  de  rameurs  à  l'unique  rang  qui  jusqu'alors 
mettait  la  galère  en  mouvement.  Le  moyen  employé  était  fort 
simple  :  il  consistait  à  étager  les  nouveaux  rangs  les  uns  au-dessus 
des  autres.  Sur  chaque  navire  la  force  d'impulsion  se  trouvait  ainsi 
tout  à  coup  triplée.  Deux  siècles  s'étaient  écoulés  avant  que  l'im- 
portance et  l'utilité  de  cette  invention,  qui  apparemment  avait 
devancé  de  trop  loin  les  besoins  de  son  épocjne,  fussent  appréci(,'es. 
Mais  Thémistocle ,  qui,  après  la  victoire  de  Marathon,  n'en  lisait 
pas  moins  dans  l'avenir  de  terribles  dangers  pour  la  patrie;  Thé- 
mistocle, qui,  dans  les  longues  nuits  que  les  trophées  de  3Iiltiade 
changeaient  pour  lui  en  cruelles  insomnies ,  méditait  sur  les  moyens 
de  soustraire  ki  Grèce  au  joug  toujours  menaçant  des  barbares; 
Thémistocle  entassez  d'adresse,  se  servit  assez,  habilement  de  son 
crédit  sur  l'esprit  de  la  multitude,  pour  lui  persuader  défaire 
construire,  d'un  seul  coup,  cent  trirèmes  du  modèle  inventé  par 
Aminoclès,  trirèmes  que  nous  voyons  combattre  à  Salamine. 


!(»  lU.M  l      ht  s    m  l  \     >IOM»I"'.S. 

L;i  tldllr  (les  Perses,  («tinposce  île  doii/c  rciils  j;i()s  vaisseaux, 
surpassait  de  (  iiu|  ou  si\  luis  eelle  des  (  Irecs.  l.e  peu  île  largeur  de 
la  passe  préservait  e<s  deniiors  du  danjier  d'être  cnveloppi's  ;  mais, 
au  moment  où  les  deux  flottes  vont  saborder,  un  veni  de  mer  sou- 
lève les  vajjues  avec  impetuosiii*  à  l'entrée  du  détroit.  Les  galères 
frpoeques,  lon{);ues  et  faciles  à  manœuvrer,  se  jouent  de  la  tem- 
pête, {^lissent  avec  aj^ilitc  sur  les  flots  amoncelés,  et  voltifïcnt  à 
IcMitour  des  louitls  vaisseaux  des  Perses  qui  demeurent  immobiles, 
ou  bien,  roulant,  tanj^uani  au  {i^ré  des  vents  et  de  la  mer,  ne; 
peuvent  se  dérober  par  la  moindre  mameuvrc  à  la  grêle  de  traits 
dont  l'ennemi  les  accable,  à  l'i'peron  d'acier  qui  sans  cesse  menace 
leurs  flancs,  lisse  heurtent,  s'embarrassent,  se  brisent  les  uns 
contre  les  autres,  laissant  aux  Grecs  cette  victoire  que  Simonide 
appelle  la  plus  ('datante  qui  ait  jamais  été  remportée.  Xercès  n'aura 
gravi  une  montagne  élevée  qu'alin  d'apercevoir  mieux ,  et  de  plus 
haut,  toute  l'étendue  de  son  désastre;  les  quatre  secrétaires  dont 
il  s'est  entouré  n'auront  servi  qu'à  enregistrer  plus  exactement 
toute  la  honte  de  sa  défaite.  Mais  dans  la  balance  où  ont  été  pesées 
les  destinées  de  l'Orient  et  celles  de  l'Europe,  qui  l'a  emporté  sur 
la  puissance  du  grand  roi  entraînant  à  sa  suite  l'Asie  tout  entière? 
Le  génie  de  Thémistoclc,  et  plus  encore  peut-être  le  génie  d'un 
obscur  charpentier  de  Coiinthe  ! 

J'outelois,  (juil  s'en  faut  que  les  g^alères  d'Aminoclès  aient  at- 
teint les  dernières  limites  du  perfectionnement  des  constructions 
navales!  Elles  ne  sont  bientôt  elles-mêmes  qu'un  point  de  départ 
pour  de  nouveaux  perfectionnemens;  elles  ne  sont  qu'un  germe 
dont  la  fécondité  se  développe  presque  immédiatement. 

Chacune  des  rames  donnant  le  mouvement  à  la  galère  corin- 
thienne ,  n'était  maniée  que  par  deux  bras ,  que  par  un  seul  rameur. 
Thucydide,  en  rendant  compte  d'une  opération  de  la  guerre  du 
Péloponèse,  en  fournit  une  irrécusable  preuve  :  «  On  résolut,  dit- 
il,  que  chaque  matelot,  prenant  sa  rame,  irait  par  terre  de  Corin- 
the  jusqu'à  la  mer  (jui  regarde  Athènes.  »  Or,  en  raison  de  leur 
longueur  et  de  leur  poids ,  les  rames  de  l'étage  supérieur  devaient 
être  difficilement  maniables,  dans  les  gros  temps  surtout,  par  la 
force  qui  leur  était  appliquée;  d'autres  rames,  plus  longues  et 


UN    VAISSEAU    A    LA    VOILE.  i7 

plus  lourdes  eussent  entièrenienl  cessé  de  l'être.  Pour  remédier  à 
cet  inconvénient,  on  iniajjina  de  mettre  plusieurs  rameurs  sur  les 
bancs  de  l'étage  supérieur;  puis  on  arriva  bientôt  à  ce  principe  gé- 
néral, qu'il  fallait  proportionner  le  nombre  des  bras  à  la  longueur 
Cl  au  poids  des  rames  à  manœuvrer,  ce  qui  permettait  de  se  servir 
de  rames  beaucoup  plus  allongées  qu'on  ne  l'avait  fait  jusqu'alors, 
et  aussi  d'augmenter  le  nombre  des  étages  de  rames  jusque-là 
borné  à  trois.  On  vit  bientôt  des  galères  qui  en  eurent  quatre,  cinq, 
six,  sept,  et  jusqu'à  huit  et  même  dix;  nouveaux  navires  dont  la 
capacité  intérieure,  la  rapidité  de  marche ,  le  tirant  d'eau ,  les  pro- 
portions de  toutes  sortes ,  se  trouvaient  tout-à-fait  supérieures  à  ce 
qui  avait  existé  jusque-là.  C'était  une  révolution  nautique  tout  en- 
tière. On  avait  trouvé  le  moyen  de  multiplier  presque  à  volonté, 
pres(|ue  à  l'infini ,  la  force  motrice  du  vaisseau  jusque-là  resserrée 
dans  d'étroites  limites.  L'inventeur  de  cette  nouvelle  espèce  de  na- 
vires fut ,  suivant  toute  apparence,  Denis  le  tyran  ;  ce  fut  lui,  du 
moins,  qui  le  premier  fit  sortir  du  port  de  Syracuse  des  galères 
où  se  trouvaient  combinées  pour  la  première  fois  sa  propre  dé- 
couverte et  celle  du  républicain  de  Corinthe.  Ainsi  se  bâtit  inces- 
samment sous  nos  yeux  ce  grand  vaisseau  de  l'état  dont  nous 
sommes  à  la  fois  les  constructeurs  et  les  passagers.  Ouvriers  ani- 
més de  passions,  de  volontés,  de  désirs,  d'idées  diverses,  aris- 
tocrates, peuples  et  rois  y  travaillent  incessamment;  njais diiigés 
par  une  invisible  main,  tous  ces  efforts  épars  et  confus  n'en  con- 
courent pas  moins  à  un  but  conumm ,  n'en  tendent  pas  moins  de 
jour  en  joui'  à  la  réalisation  d'un  seul  et  même  plan. 

Cartilage  montre  la  première  au  monde  le  phénomène  d'une 
puissance  uniquement  maritime.  Elle  n'est,  à  vrai  dire,  qu'une 
immense  Hotte  amarrée  au  rivage  de  rAfricjue.  A  quelques  pas 
d'elle  est  le  désert;  autour  de  ses  murailles  roulent  çà  et  là,  dans 
toute  leur  indépendance  native,  des  tribus  qui  ne  parlent  ni  n'en- 
tendent sa  langue  ;  le  désert  la  presse  de  ses  sables  stériles  qu'elle 
dédaigne  de  ft'conder.  Et  pourcjuoi  se  courb<!rait-elle  péniblement 
sur  le  sillon ,  cette  reine  orgueilleuse  des  mers?  Pourquoi  se  dé- 
vouerait-elle à  recueillir  les  fruits  et  les  moissons  de  la  terre ,  à 
force  de  sueurs ,  de  douloureux  travaux?  Les  rivages  du  inonde 
entier  ne  sont-ils  pas  ses  tributaires?  Parmi  eux ,  n'est-ce  pas  à  qui 

TOMK  III.  —  SUPPLÉMENT.  2 


IS  m  VI  I      lil  s    Kl  (  \     M(tM)KS. 

sciii  Ir  |iliis  ciiiplTssc  (le  (lc|»(is»  T  ,1  M's  pirds  cr  i|iril  |irt)(Iiiil  de 
|iliis  lai'i' ,  et' (|u"il  possrilt'  «le  |»liis  lirrcifiix?  Les  iiiiiins  «le  ses 
<'iif;ins  lit' seront  jcis  <l;ivant:i{f<' clKirjfét's  irarmcs  pesantes;  elle 
ne  piodij; liera  |)as  leur  saiijf  pn-eienv  an  iiiilieti  des  ronihais;  les 
lias;irds  de  la  mer,  les  pciils  des  leinpi'tes,  sont  l*>s  seuls  danjjers 
((n'ils  seront  appeh's  à  braver.  I.a  mer  ne  lui  roiirnit-elle  pas  assez 
il'or  |)oiir  solder  tout  le  san.j;  de  tons  ces  peuples  qu'elle  pi-f'-eipite 
sur  leseliamps  de  bataille  sans  nîlàc.he  eisans  pitié!  Sa  destinée, 
a  elle,  c'est  de  n'jjner  sur  les  flots,  de  porter  le  sceptre  des  mers , 
(]ui  eût  été  c<'Iui  du  monde,  si  lioiiie  ne  lui  eût  l'ait  l'ace  sur  le  rivage 
opposé. 

Au  moment  où  pour  la  première  lois  ces  deux  villes,  jns(|u'alors 
presque  inconnues  l'une  à  l'aiilre,  se  trouvèrent  en  présence, 
toutes  prt'tes  à  se  prendre  corps  à  corps,  Home  n'avait  pas  un  seul 
navire  en  mer,  la  mer  elle-même  <'tait  pour  elle  chose  nouvelle. 
Klle  n'hésite  pas  cependant  à  se  confier  à  cet  autre  clément;  il  lui 
apparaît  comme  un  champ  de  bataille.  A  peine  a-t-elle  trouvé  sur 
le  riva(je  une  j^alère  carlha.jfinoisc  poussée  j)ar  la  tempête,  f|u'elle 
transforme  ses  h'jjionnaircs  en  charpentiers,  en  construeteurs,  en 
charrons.  Les  vieilles  forêts  sont  abattues  :  leurs  arbres  roulent 
sur  le  rivage  où,  bient«*)t  dégrossis,  équarris,  sciés,  courbés  de 
mille  façons,  travailh-s  en  tous  sens,  ils  se  transforment  en  nom- 
breuses galères.  Dans  l'intervalle  de  leurs  travaux  les  guerriers  se 
sont  faits  marins,  comme  ils  venaient  de  se  faire  charpentiers  et 
constructeurs;  au  commandement  d'un  chef,  placés  sur  le  rivage 
dans  le  même  ordre  que  le  sont  les  rameurs  dans  une  galère,  ils 
s'étaient  exercés  à  la  manœuvre ,  au  maniement  de  l'aviron.  A 
peine  en  mer,  on  rencontre  la  flotte  des  Carthaginois,  commandée 
par  Annibal.  La  légèreté  des  vaisseaux  de  ces  derniers,  l'habileté 
de  leurs  marins,  semblent  d'abord  leur  donner  la  victoire;  mais 
elle  reste  en  définitive  aux  Romains ,  qui  prennent  ou  coulent 
cinquante  galères  ennemies,  parmi  lesquelles  se  trouve  celle  d' An- 
nibal, et  mettent  le  reste  en  fuite.  Trois  mois  après,  c'est-à-dire 
quatre  mois  environ  après  la  publication  du  dcicret  des  consuls  or- 
donnant la  coiisiruction  des  galères,  cent  (piarante  mille  Romains 
remportent  une  nouvelle  victoire  navale  sur  <ent  cin(jnante  mille 
Cailhaginois.  On  j)eut  douter  que  la  voloiit('  de  l'homme  se  soit 


L.N    VAISSEAU    A    LA    VOILE.  19 

jamais  el  nulle  pari  manifoslêe  avec  plus  de  puissance  et  d'énergie 
([U(!  dans  cet  épisode  de  l'iiistoire  romaine. 

Disons  encore  qu'à  ses  premiers  pas  sur  mer  le  yénie  de  Rome 
avait  débuté  par  se  montrer  inventeur.  A  la  mise  en  mer  des  ga- 
lères, les  consuls  remarquèrent  que,  lourdes,  pesantes,  difficiles  à 
manier,  elles  ne  pourraient  tenir  contre  la  rapidité  des  manœuvres 
des  vaisseaux  ennemis.  Pour  remédier  à  cela,  ils  imaginèrent  une 
sorle  de  machine  consistant  en  une  poutre  placée  à  la  proue,  se  mou- 
vant sur  des  charnières  mobiles,  et  qui,  se  terminant  par  un  cro- 
chet, saisissait  tout  à  coup  l'ennemi  comme  avec  une  main  de  fer, 
et  le  retenait  immobile  auprès  du  navire  romain.  Le  combat  dégé- 
nérait dès-lors  en  une  mêlée  sur  un  terrain  solide  où  le  légionnaire 
se  retrouvait  dans  son  élément.  Les  peuples ,  comme  les  hommes, 
mettent  leur  génie  à  toutes  choses,  aux  plus  petites  comme  aux 
plus  grandes. 

Alexandre  aussi  se  tourna  vers  la  marine.  A  l'époque  où  la  mort 
le  surpi'it,  il  uréditait ,  comme  on  sait,  de  porter  la  guerre  à  Car- 
tilage, de  longer  le  rivage  nord  de  l'Afrique  pour  passer  de  là  en 
Espagne,  soumettre  les  Gaules  et  l'Italie,  et  revenir  en  Grèce.  La 
Phénicie  devait  lui  fournir  pour  cette  expédition  mille  vaisseaux, 
construits  sur  un  modèle  de  sa  propre  invention  :  c'était  une  galère 
à  trois  étages  de  rames,  dont  celles  de  l'étage  inférieur  ('taient 
manœuvrées  par  deux  rameurs,  celles  de  l'étage  du  milieu  par 
quatre,  celles  de  l'étage  supérieur  par  six.  On  les  appelait  dodé- 
cadères.  Le  projet  d'Alexandre  aboutissait  à  faire  vraiment  de  la 
Méditerranée  un  lac  européen,  comme  de  nos  jours  le  voulut  Na- 
poléon. Napoléon  avait-il  entrepris  de  réaliser  la  pensée  d'A- 
lexandre demeurée  inaccomplie?  Alexandre  avait-il  eu,  à  travers 
les  siècles,  le  pressentiment  et  comme  la  révélation  anticipée  de  la 
pensée  de  Napoléon?  On  ne  sait  que  croire,  que  penser,  quand  il 
s'agit  de  tels  hommes.  Les  empèchemens  ordinaires  du  temps  et 
l'espace  peuvent-ils  <'tre  appliqués  à  cciw  qui  remplissent  le  monde 
et  l'éternité? 

Les  galères  d'Alexandre  étaient  montées  par  trois  cent  cin- 
(juanie  à  quatre  cent  cin(|uanle  rameurs.  Mais  il  en  parut  plus  tard 
de  bien  autrement  considérables  :  des  navii'es  de  construction  égyp- 
tienne en  employèrent  jusqu'à  neuf  cents;  toutefois ,  trop  longues, 


Q 


"_>()  HKVDK    l>t  ^    hl  l  \     \M»M»r.S. 

(lop  lourdes  ,  li'i)|)  (lililcilo  :i  iii:iiii*'i-,  olijcl  de  luxe,  (ruslcnialiuii, 
(le  ciiiiiisiii' .  CCS  jjalcrcs  ne  v:iliir<'nl  |)as  pour  la  {pici'i'c  la  dodc- 
cndcrc  dAlcxaiidrc.  (Icllc-ci,  no  subissant  jjIus  (|u(;  des  clianjfc- 
nicDs  |)cu  iinporians,  ne  recevant  (|ue  des  perfeclionneniens  de 
détail,  niai(|ue,  a  peu  de  chose  pi'ès,  la  dcrnicre  limite  <le  l'art 
des  consiiMiciions  navales  dans  ranli(|uile. 

Iniajfine/.  un  navire  Iteancoup  jtins  lias  ponté  (|ue  nos  rrejjales, 
mais  de  lonjjuenr  à  peu  près  ejjaie,  terminé  en  poupe  et  en  j)rone 
l»ai-  deux  dunettes  élevées  qui  dominent  le  pont;  les  rameurs, 
assis  sur  des  bancs  ranjjés  les  uns  au-dessus  des  autres,  de 
l'arrière  à  l'avant  du  navire,  comme  des  {jradins  dans  un  amphi- 
théâtre, sont  au-tlessous  du  pont;  deux  ou  trois  niàts,  {jrèles  et 
petits,  s'élèvent  au-dessus  de  ce  pont,  dejjarnis  de  cordages  et  de 
gréemens,  car  la  voilure  était  une  chose  accessoire  et  presque  inu- 
tile; à  Actium,  les  pilotes  d'Antoine  remarcjuent,  comme  un  pr<'- 
sage  de  sinistre  augure ,  l'injonclion  qu'il  leur  fait  d'emporter  les 
voiles  :  tel  est  le  navire  des  anciens.  Grâce  à  l'impulsion  vigou- 
reuse donnée  par  leurs  nombreux  rameurs,  ces  anti(iu(!S  galères 
n'en  manœuvraient  pas  moins  avec  une  facilité,  une  lapidiie 
('Xtrènie,  pour  changer  de  direction  ou  pour  virer  de  bord.  'J'antôt 
escaladant  la  vague  écuineuse ,  tantôt  se  précipitant  de  son  sommet 
au  milieu  d'un  éclatant  sillage,  elles  apparaissaient  avec  leurs 
éperons  d'acier  étincelant  au  soleil,  semblables  au  serpent  qui  se 
tord,  se  roule  sur  lui-même,  on  bien  dresse  fièrement  sa  tète  altière, 
prêt  à  s'élancer. 

L'imagination  ne  les  trouve  point  au-dessous  de  leur  rôle,  lors- 
(|ue  nous  nous  les  représentons  combattant  a  Salamine  |)Our  la 
liberté  de  la  Grèce,  ou  bien  à  Actium  pour  l'empire  du  monde. 

A  Actium  ,  les  soldats  romains  s'indignent  cependant  que  le  dé- 
nouement du  grand  drame  commencé  à  Pharsale  se  fasse  sur  mer. 
Au  moment  où  Antoine,  sur  le  point  de  s'embarquer,  |)arcourt 
une  dernière  fois  les  rangs  de  son  armée  de  terre ,  un  vieux  cen- 
turion ,  tout  couvert  de  blessures,  l'apostrophe  de  son  rang  :  *  O 
«  Antoine  !  pourquoi,  vous  défiant  de  nos  blessures  et  de  nos  épées, 
«  allez-vous  mettre  votre  confiance  sur  un  bois  pourri?  Que  les 
*  Egyptiens  et  les  Phéniciens  combattent  sur  mer,  mais  à  nous 
»  donnez-nous  la  terre,  à  nous  qui  savons  combattre  de  pied  fernie. 


L.'N    VAISSEAL    A    LA    VOILE.  "21 

a  vaincre  cl  niouiir.  >-  l.e  {jénie  de  Home  antique  |)ailail  une  ii(M- 
nière  fois  par  la  bouche  du  vétéran. 

Ses  sinistres  pressentimens  n'étaient  que  trop  fondés.  Les  vais- 
seaux d'Antoine,  construits  sur  de  {gigantesques  proportions,  bril- 
laient de  toute  la  nia{;nilicence  de  l'Orient;  mais,  dé{jarnis  de  ra- 
meurs et  de  marins  expiîrimentés,  ils  ne  pouvaient  lutter  avec  suc- 
cès contre  ceux  d'Auguste.  Ceux-ci,  de  moindres  dimensions,  en 
étaient  plus  rapides  et  plus  faciles  à  manœuvrer,  avantages  ijue  ne 
pouvait  contrebalancer  le  courage  des  vétérans  d'Antoine.  Aussi 
chacun  des  vaisseaux  de  ce  dernier,  pendant  qu'il  demeure  presque 
immobile,  est  entouré  de  ceux  d'Auguste,  qui,  autour  de  lui, 
décrivent  mille  cercles  et  voltigent  rapidement  en  tous  sens,  l'inon- 
dant, l'accablant  d'une  grêle  de  traits,  de  flèches,  de  piques,  de 
|)ieux  cnttamnies,  de  pots  de  feu  ;  on  dirait  un  corps  d'archers  as- 
siégeant une  citadelle.  Les  soldats  de  l'amant  de  Cléopàtre  soutien- 
nent bravement  le  choc  ;  loin  «jue  le  cœur  leur  défaille,  ils  tiennent 
la  victoire  indécise  en  dépit  du  désavantage  de  leur  position.  Mais 
soixante  vaisseaux  égyptiens,  sous  les  ordres  de  la  leine,  prenant 
tout  à  coup  la  fuite,  s'éloignèrent  à  toutes  voiles  du  lieu  du  con)bat. 
«  Et  Antoine,  faisant  manifestement  voir,  nous  dit  Plutanjue,  (|u'il 
«  n'avait  ni  la  prudence  d'un  général,  ni  le  courage  d'un  homme, 
«  Antoine  n'eut  pas  plus  tôt  vu  la  galère  de  l'Égyptieime  s'éloigner, 
4  qu'oubliant  tout  et  s'oubliant  lui-même,  que  trahissant  et  aban- 
«  donnant  ceux  qui  combattaient  et  se  faisaient  tuer  pour  lui ,  il 
<  monta  sui'  une  galère  à  cin(|  rangs  de  rames,  et  suivit  celle  qui 
«  l'avait  déjà  ruiné  et  qui  allait  achever  de  le  perdre.  »  Bi-ave  et 
joveux  compagnon  pourtant,  en  faveur  duquel  s'élève,  au  fond 
du  cœur,  une  pilié  qui  n'est  pas  dénuée  de  toute  sympathie,  (juand 
nous  le  voyons,  au  milieu  de  ses  amoureuses  orgies,  descendre  au 
tombeau  dans  les  bras  de  Gléopàtie ,  laissant  le  monde  aux  mains 
du  froid ,  de  l'impassibh;  Octave. 

De  ce  moment  la  marine  prit  un  essor  de  plus  en  plus  étendu. 
Les  eaux  de  la  Méditerranée  furent  incessamment  sillonnées  par 
d'innombrables  galères.  Des  liens  de  commerce  et  des  relations 
d'amitié  ne  tardèrent  pas  à  s'établir  entre  les  peuples  les  plus  étran- 
gers les  uns  aux  autres ,  entre  les  rivages  les  plus  éloigm's.  La  faci- 
lité des  communications  s'accrut  de  jour  en  jour.  Diodore,  se 


^J  r.r.vi  I.  m  s  i>i  i  \   v(tM>i'.s. 

|)l;iis;mt  ;i  iiddT  lis  (lillciciis  cliiii.ils  (|ii  un  iKivirc  |>(iil  liMNcrst-r 
vu  iiii  priit  nombre  de  jours,  en  suivnnl  une  roule  niors  lT('()ueut('e, 
.sixpi  iuu-  ainsi  :  *  Des  Palus  Mc'olides ,  où  liahitenl  les  Scyllies, 
«  pnrnii  les  {[laces,  il  vient  souvent  à  lUiodes,  en  dix  jours,  des 
«  navires  (le  cliaijie,  |)oussés  par  un  l)on  vent  ;  (jualre  jours  leur 
€  suffisent  pour  se  rendre  de  là  à  Alexandrie,  d'où  ils  peuvent  arri- 
<  vei-  en  l^tlnopie  au  bout  de  dix  autres  jours.  En  moins  de  vin{>t- 
c  cinq  jours  ils  ont  donc  passé  des  régions  les  plus  froides  aux  i)lus 
*  brùlans  climats.  »  Et  aussi  que  de  peuples,  que  de  nations,  que 
de  races,  que  de  civilisations  diverses,  avaient  traversé  le  vaisseau 
arrivé  au  terme  d'un  tel  voyage  ! 

Par  ces  faciles  comnmnicaiions,  beaucoup  des  fausses  idées  qu'on 
s'était  faites  sur  la  situation  respective  de  certaines  contrées,  sur  les 
mieurs  et  les  usages  de  leurs  habiians,  furent  suc^cessivement  rec- 
tifiées. Le  nord,  et  peut-être  une  partie  de  l'intérieur  de  l'Afrique, 
furent  aussi  bien  connus,  mieux  m(''me  qu'ils  ne  le  sont  aujourd'hui. 
Il  en  fut  de  même  de  la  plus  grande  |>oi'tion  de  l'Europe  et  de  l'A- 
sie. Mais  au-delà,  cependant,  d'une  certaine  limite,  partout  se  re- 
trouvait la  confusion  des  idées ,  partout  reparaissait  l'empire  des 
fables.  Au  midi ,  à  l'est  de  l'Africjue,  les  géographes  plaçaient  toute 
une  multitude  de  peuples  aux  moeurs,  aux  usages  les  plus  bizarres, 
les  uns  ne  vivant  que  de  poisson,  d'autres  (jue  de  tortues,  d'autres 
que  d'elephans,  d'autres  que  de  sauterelles,  ceux-ci  étranglant  an- 
nuellement leurs  vieillards,  à  heure  et  à  jour  fixes,  ceux-là  péris- 
sant inévitablement  à  un  âge  donné,  par  la  génération  d'une  foule 
d'insectes  ailés  qui  naissaient  tout  à  coup  de  leur  propre  sang. 
Au  nord  de  l'Asie,  c'étaient  les  Scythes,  dont  l'histoire  était  toute 
pleine  de  prodiges  et  de  merveilles;  plus  au  nord  encore,  les  Ama- 
zones, femmes  guerrières,  efféminant  les  liommes,  et  dont  l'histoire 
tout  entière  n'était  peut-être  elle-même  qu'un  mythe;  au-delà,  dans 
la  même  direction  ,  l'île  des  Ilyperborécns,  tous  prêtres  du  soleil , 
visités  tous  les  dix-neuf  ans  par  Apollon  en  personne;  puis,  au 
midi ,  une  île  découverte  par  un  nommé  Yambule,  et  dont  les  ha- 
bitans,  presque  immortels,  se  trouvaient  doués,  d'après  les  récits 
de  ce  voyageur,  des  plus  étranges  facultés  :  leur  langue,  fendue  en 
deux,  de  la  racine  à  la  pointe,  leur  donnant ,  par  exemple,  la  pos- 
sibilité de  parler  deux  langages  divers  à  la  fois ,  de  soutenir  en 


LN    VAISSEAL     \    1,\    VOILE.  "20 

nièiiK*  U'mj)s  deux  coiiversaliou^s  disliiicics.  Ou  inisail  de  même  de 
HOU  iiioius  l>i/.;nros  recils  ou  do  l'Ethiopie,  ou  des  Amazones  dv 
i'Afri(lue,  ou  de  cette  Allantide  iuuuortalisée  par  leyénie  de  Platon, 
îout  eii{;loutie  <ju'elle  l'ùl,  suivant  ia  tradition,  en  un  seul  jour  et  une 
seule  nuit,  avec  ses  nombreuses  villes  et  ses  llorissans  royaumes. 

A  mesure  qu'on  s'eloijjnait  (h;  la  Méditerranée,  dont  les  rivaj;es 
(apposes  se  trouvaient  au  dedans  d<;s  limites  de  l'empire  romain ,  les 
lictions  des  premiers  âges  repr(;naient  ainsi  leur  empire.  La  science 
n'avait  pas  été  au-delà  des  limites  oîi  s'était  arrêtée  l'aigle  des  lé- 
gions ;  elle  s'était  contentée  de  décrire  et  de  mesurer  le  champ  des 
conquêtes  fouché  par  l'épée  romaine.  ; 

De  là  une  gi-andc  incertitude,  une  grande  ignorance  chez  les 
géographes  et  les  philosophes  des  derniers  siècles  de  l'empire ,  sur 
la  forme  générale  de  la  terre.  La  terre ,  surface  plane  et  unie,  sui- 
vant Homère,  était  une  île  dont  la  Grèce  faisait  le  centre,  et  qu'en- 
tourait de  toutes  parts  le  fleuve  Océan.  Ces  idées  durent  se  rcclilier 
en  partie  ])ar  les  voyages,  les  guerres,  les  conquêtes,  mais  elles 
ne  furent  jamais  complètement  abandonnées  de  l'antiquité.  A  la  fin 
de  la  république  romaine,  on  prc'tait  à  la  terre  une  forme  demi- 
sphéri<|ue,-  puis  on  concevait  le  firmament  comme  une  autre  demi- 
sphère,  creuse,  tournant  sur  elle-même  par  un  mouvement  de 
rotation  continue,  et  emjwrtant,  dans  ce  mouvement,  étoiles,  pla- 
nètes et  soleil.  On  supposait  que  tous  ces  astres ,  s'éteignant  (mi  tra- 
versant l'Océan  dont  étaient  couvertes  les  paities  inférieures  de  la 
terre ,  se  rallumaient  le  lendemain  au  côté  opposé  :  Strabon  ,  cité 
en  cet  endroit  par  Bailly,  nonnne  des  peuples  qui  entendaient,  du 
moins  prétendaient  entendre  fort  distinctement  le  pétillement  ou 
le  bouillonnement  que  faisait  l'eau  au  moment  où  la  masse  enfiam- 
mée  se  trouvait  en  contact  avec  elle.  Beaucoup  de  philosophes,  dans 
les  derniers  siècles  de  Uomc,  n'admettaient  qu'avec  difficulté  la 
l'olondité  de  la  terre.  Long-temps  on  l'avait  supposée  plus  longue 
(|ue  large,  assez  peu  épaisse  ,  et  flottant  dans  l'espace,  à  la  façon 
d'une  planche  qui  se  balancerait  sur  les  eaux  d'un  lac,  ou  d'un 
ruban  se  jouant  dans  les  airs  et  flottant  au  hasard.  La  pussibilité 
(lii'elle  fût  iKibil(i(;  dans  toutes  ses  parties  n'était  nullement  admise, 
même  des  philosophes,  (jcéron  dit  positivement  que  deux  zones 
seulement  de  la  terre  sont  Jiabilables;  et  Pline,  énonçant  la  même 


-2'i  KKVLI-:  i»i:s  i>KU\  »U)M»i:s. 

opiiiKiii,  iilliiiiir,  bien  des  aniurs  après ,  (inOii  ne  sauraii  pciu'- 
tivr  dans  la  zone  lorn'dc  à  c^iusc  de  l'incendio  (|iii  rcffiio  pci  pé- 
tiicllcincnt  dans  le  ciel  de  ces  contrées.  Qunul  à  l'idt-e  des  antipo- 
des, c'est-à-dire,  an  pointdevue  vnl{jaiic,  de  {fcns  vivant,  connnc; 
on  le  disant  l)ien  des  siècles  après,  la  tète  en  bas  el  les  pieds  en 
haut,  elle  ne  pouvait  alors  se  présentera  l'inia^fination  de  personne. 
Et,  encore  une  fois,  la  science  s'était  renfermée  dans  les  mêmes 
limites  (|ue  la  conquête. 

Dans  cette  i)ensée  devait  se  trouver  pour  le  Homain  une  source 
inépuisable  de  vives  et  poi{;nantes  émotions!  Voyez-le  à  la  j)r()ue 
d'un  rapide  vaisseau  emporte  sur  les  eaux  bleuâtres  de  la  3I('(liter- 
ranée  :  aucun  cap,  aucun  riva{}c,  aucun  rocher  ne  pouvait  se 
montrer  du  sein  des  tlots  où  les  ai{jlesde  Ilomc  n'eussent  abordé 
victorieuses  ;  au-delà  de  cet  horizon  qui  se  déroulait  à  ses  yeux , 
partout,  en  tout  sens,  à  l'est,  à  l'ouest,  au  nord,  au  midi,  c'était 
toujours  Rome.  Que  lui  importait  de  ne  pas  connaître  le  {jisement 
ni  l'apparence  d'une  terre,  d'un  rivage  où  le  jetait  peut-être  le  ca- 
price des  vents  et  des  flots?  Cette  terre  ne  lui  en  appartenait  pas 
moins  par  le  droit  de  la  conquête  ;  ses  ancêtres  ne  l'avaient  pas  moins 
foulée  en  vainqueurs  ;  leur  gloire  consacrée  élevait  sur  son  passage 
comme  des  arcs  de  triomphe  sous  lesquels  il  pouvait  hardiment 
s'avancer.  Notre  imagination  ose  à  peine  se  représenter  ces  souve- 
rains du  monde,  accablés  que  nous  sommes  de  leur  grandeur  et  de 
leur  majesté. 

Et  pourtant  de  plus  magnifiques  conquêtes  n'en  étaient  pas  moins 
réservées  à  la  civilisation  moderne.  La  croix  du  Christ,  symbole 
de  cette  civilisation  née  à  ses  pieds ,  devait  aller  plus  loin  encore 
que  l'aigle  de  Romulus.  Si  la  civilisation  antique  avait  fleuri  tout 
autour  de  la  Méditerranée,  il  appartenait  à  notre  Europe  de  régner 
sur  cet  Océan  immense  et  terrible  qui  couvre  la  plus  grande  partie 
du  monde,  et  auprès  duquel  la  mer  intérieure  ne  semble  qu'un 
magnifique  lac  de  plaisance. 

Au  moyen-âge ,  après  que  l'invasion  des  barbares  eut  mêlé , 
broyé,  pétri  ensemble  races,  peuples  et  nations,  il  se  fit  au  sein 
de  cette  masse  un  grand  travail  intellectuel.  Ce  travail ,  consistant 
dans  l'assimilation  à  un  principe  uniforme  et  dans  le  classement 
respectif  des  élémens  divers  mis  en  contact  les  uns  avec  les  autres , 


UN    VAISSEAU    A    LA    VOILE.  ^2t) 

absorbait  les  forces  matérielles  et  morales  de;  l'Kiirope;  il  ne  lui  en 
restait  |)liis  à  consacrer  à  de  lointaines  et  hasardeuses  entreprises. 
Gènes,  Venise,  couvrirent  la  Méditerranée  de  leurs  flottes,  atti- 
rèrent à  elles  les  richesses  d'une  partie  du  monde,  rouvrirent  avec 
les  Indes  les  comnium'caiions  des  llomains  ;  mais  elles  se  contentè- 
rent de  suivre  les  chemins  tracés  |)ar  ceux-ci.  Ce  n'est  guère  (ju'à 
la  suite  des  croisades  ,  ces  grandes  et  |)octiques  guerres  où  vingt 
peuples  vinrent  se  combattre  autour  du  tombeau  de  Christ,  (|uc 
les  relations  nouées  par  les  chiétiens  avec  l'intérieur  de  l'Asie  mi- 
rent les  imaginations  sur  la  voie  de  découvertes  nouvelles.  Les  ré- 
cits d'un  Vénitien,  Marco  Polo,  qui  s'était  aventuré  jusqu'en  Chine, 
lirent  naître  chez  beaucoup  d'esprits  aventureux  le  désir  de  péné- 
trer dans  les  pays  du  Levant.  Ses  récits  merveilleux  enflammaient 
toutes  les  imaginations.  Mille  bruits  circulaient  en  outre  sur  ce  fa- 
buleux empire  du  prêtre  Jean;  c'('tait  à  qui  raconterait  le  plus  de 
choses  étranges  de  ce  mystérieux  royaume  dont  aucun  voyageur 
ne  pouvait  déterminer  la  position  géographique,  et  qui  flottait, 
pour  ainsi  dire,  au  gré  du  caprice  de  chacun,  de  l'extrémité  de 
l'Afrique  aux  murs  de  la  Chine.  3Iais  ce  vague  même,  ce  manque 
de  notions  positives,  était  un  attrait  tout-puissant  pour  entraîner 
les  esprits  de  ce  côté.  Aussi  dès  la  lin  du  xiii*"  siècle,  un  grand 
mouvement  commercial  et  industriel  se  dirigeait  déjà  vers  l'Orient. 
A  cette  époque ,  à  une  date  demeurée  incertaine ,  et  dans  une 
petite  ville  d'Italie,  un  phénomène  singulier  était  observé.  On  re- 
marqua qu'une  aiguille  aimantée,  placée  sur  un  pivot  de  manière 
à  demeurer  mobile,  se  tournait  vers  le  nord  ;  l'écartait-on  de  cette 
direction,  elle  y  revenait  aussitôt  qu'elle  se  trouvait  de  nouveau 
abandonnée  à  elle-même.  31ille  fois  répétée,  l'expérience  amena 
mille  fois  le  même  résultat.  La  boussole  était  découverte.  L'œil  de 
l'observateur  avait  surpris  quelque  chose  de  ces  innombrables  afll- 
nitës,  de  ces  sympathies  secrètes  qui  unissent  par  des  liens  invisi- 
bles toutes  les  parties  de  l'univers  matériel;  l'une  des  plus  giandes 
lois  de  la  nature,  l'un  de  ses  mystères  les  plus  cachés ,  les  plus  fé- 
fonds ,  venait  de  nous  être  révélé.  Un  fil  d'Ariadnc  se  trouvait  toin 
a  coup  placé  dans  la  main  de  l'homme,  au  moyen  duquel  il  pouvait 
se  hasarder,  s;ins  eiainte  de  s'égarei-,  dans  les  détours  les  plus 
compli(|ues  du  labyrinthe  du  monde.  Une  voix  s'élevait  qui ,  jusqu'à 


^Jl»  HKVliK    l»l.>    III  l  \     MiiNDI.S. 

I;i  Hii  (les  sio'li's  ,  ne  ccssmil  <!(•  s'(Tri('r  :  i\(>nl!  noni !  ticvail  ciisci- 
jjiicr  s;i  roiilf.iii  iiavijjiilciii-,  :iii  milieu  de  rubsc.iirile  des  iiiiils,  ili's 
\a{jues  en  fureur  et  des  vents  déchaînés. 

1.1  |tiiissanee  de  ce  inerveillcux  instruinenl  n'en  devait  pas  moins 
demeiMir  loiiff-lemps  mi'connne  ;  l'nsajjc  n'en  connnença  a  dfîvenir 
(|nel(|iie  |>cu  {;cnéral,  dans  les  voya^jes  de  lonjj  cours,  «|ue  cin- 
(|iiante  à  soixante  ans  apiès  la  date  présunjéc  de  sa  découverU;,  à 
repo(|iie  des  {grandes  entn'prises  maritimes  ins|)iri!es  par  le  j^énie 
de  linCant  de  l\)rtu.;;al ,  don  Henri.  Le  désir  d('  s'illustrer  dans  la 
postérité,  celui  do  répandre  au  loin  la  loi  catlioli(|ue,  préoccupait 
resi)rit  tlu  jeune  prince  et  l'enllamninit  d'une  noble  ardeur.  I^es 
inaihematiques ,    l'astronomie,  la   navi/jation  ,    ('taient  devenues 
l'objet  de  ses  (-ludes  pendant  de  longues  annc'es.  Du  milieu  de  son 
observatoire  de  Saj^^res,  il  conçut  la  pens('e  liardie  (rexécut(!r  le  pro- 
jet inachevé  d'ilannon ,  et  de  se  frayer  un  chemin  par  mer  aux  Indes 
orientales.  De  nombreux  navijjateurs,  inspirés  de  son  esprit,  se  li- 
vrant avec  persévérance  à  l'exécution  de  ce  vaste  plan,  s'avancent  le 
lonjj  de  la  côte  occidentale  de  l'Afrique,  de  cap  en  cap,  de  rivière  en 
rivière,  de  station  en  station  :  après  le  cap  Bojador,  le  cap  Chevalier; 
après  le  cap  Chevalier,  le  cap  I»lanc  ;  après  le  cap  Blanc,  le  cap  Vert, 
d'où  furent  envoyés  à  Lisbonne  quelques  nègres,  les  premiers  (jui 
parurent  en  Europe;  ils  y  furent  comblés  de  caresses  et  de  pré- 
sens :  amèrc  ironie  de  la  destinée,  qui  datait  de  ce  moment  mémo 
la  ruine  et  l'esclavage  de  leur  race  infortunée.  Henri  vit  encore  dé- 
couvrir deux  ou  trois  ca[)s,  les  Açores  s'étaient  déjà  montrées  de- 
puis long-temps  ;  mais  il  ne  vit  rien  de  plus  de  l'exécution  de  son 
projet,  car  les  grands  hommes  n'assistent  (|ue  bien  rarement  à  la 
réalisation  coniplele  deleurpens('e;  une  loi  fatale  le  veut  ainsi.  Heu- 
reusement que  cette  pensée  n'en  porte  [)as  moins  tous  ses  fruits. 
Après  Henri,  le  mouvement  qu'il  avait  imprimci  à  son  peuple  n'en 
continua  pas  avec  moins  d'activité  que  si  lui-nieme  l'eut  encore 
dirigé.  L'extrémité  méridionale  de  l'Afriijue  fut  bientôt  reconnue. 
Le  terrible  cap  des  Tempêtes  apparut  arme;  de  tous  ses  ouragans, 
défendu  par  le  redoutable  génie  évoqu(î  par  Camoëns.  Cama  s'a- 
vance pour  tenter  l'aventure,  une  grande  attente  se   manifeste, 
une  sorte  de  religieux  silence  se  fait  dans  le  mond(;  qui  se  livre 
pourtant  à  l'espérance. 


UN    VAISSEAU    A    I,A    VOILK.  ti7 

Le  cap  des  Tempêtes  échange  son  nom  contre  le  nom  de  meil- 
leur au{jure  qu'il  a  conservé;  des  ambassadeurs  de  Jean  l"  j)arteni 
de  Lisbonne  pour  se  rendre ,  par  terre ,  à  la  cour  de  ce  mystérieux 
prêtre  Jean  dont  on  veut  s'assurer  l'amitié;  et  déjà,  sous  les  voiles 
épais  qui  depuis  tant  de  siècles  l'ont  cachée  aux  yeux  de  l'Europe , 
se  laisse  entrevoir  l'Inde  mystérieuse,  avec  ses  productions  colos- 
sales, ses  antiques  traditions,  elsa  sajjcssesi  renonunée.  Les  adora- 
teurs du  soleil  ne  tournent  pas  les  yeux  avec  plus  d'anxiété  vers  le 
lieu  où  il  se  lève  que  ne  le  lait  en  ce  moment  l'Europe  tout  entière. 

Les  premiers  navijjateurs  qui  abordèrent  à  l'île  de  Corvo,  la  plus 
occidentale  des  Açores,  avaient  pourtant  trouvé,  suivant  la  tradi- 
tion ,  une  statue ,  qui ,  tournant  le  dos  à  l'orient,  étendait  les  bras 
vers  le  soleil  couchant.  Au  milieu  de  ra{>itation  {jénérale  des  esprits, 
personne  ne  sonjjeait  à  pénétrer  la  si.jjni(icaiion  de  ce  geste;  le 
sens  des  hiéroglyphes  qui  couvraient  la  base  de  la  statue  demeurait 
de  même  voilé  pour  des  yeux  et  des  imaginations  préoccupés  de 
toute  autre  chose,  et  cependant  un  homme  (jue  le  lecteur  a  déjà 
nommé,  Christophe  Colomb,  regardait  aussi  du  même  côté  qiw. 
cette  statue ,  que  cet  homme  de  pierre  des  Açores. 

Occupé,  comme  tous  les  hommes  importans  de  ce  ten)ps,  de  la 
grande  œuvre  d(.'repo(|uc,  c'est-à-dire  de  la  découverte  d'un  che- 
min par  mer  aux  Indes  orientales,  l'esprit  et  l'imagination  inces- 
samment tendus  vers  ce  but  commun ,  il  n'en  tournait  pas  moins  le 
dos,  dans  ses  spéculations  pour  l'atteindie,  à  la  route  où  se  préci- 
pitait la  foule  de  ses  contemporains. 

Les  excursions  des  pirates  ou  des  pêcheurs  de  la  JNorwège, 
poussés,  dit-on,  par  la  tempête,  dans  le  nord  de  l'Amérique, 
étaient-elles  connues  de  Colon)b?  Avait-il  confiance  dans  ces  tradi- 
tions greccjues  et  romaines  qui  plaçaient  à  l'occident  du  mond(;  une 
terre  immense  et  inconnue,  dont  Platon  fil  son  Atlantide?  Avait-il 
(!u  coimaissance  des  pièces  de  bois  cui-ieusement  travaillées,  mais 
empreintes  d'un  art  étranger  à  l'Europe,  et  j)ortées,  dit-on,  par 
le  venlellescourans,  des  rivages  de  l'Amérique  à  celui  des  Açores? 
Les  géographes  anciens,  à  force  de  reculer  vers  l'est  les  Indes 
orientales,  en  ctaient  venus  à  les  placer  à  l'ouest,  presque  au  lieu 
où  se  trouve  en  réalité  le  continent  i\v  l'AmiTicpie;  cette  mons- 
trueuse erreur  lut-elle  la  base  du  projet  de  Colomb?  Le  geste  et  le 


::S  HKVUI-;  i>i>  i>i:r\   >ioMti.s. 

l;iiij;a}[0  ûc  I  lioimiic  de  [linri'dcs  A<(ircs,  iiiiiitcllijj^ihlcs  poiii' loiis, 
cMirciit-ils  un  sens  pour  lui  seul?  l/histoirc  n'a  pour  loiit  cela  <pn' 
(les  conjectures  appiivocs  ilc  plus  on  nidiiis  de  pioliahilihi  ;  mais  ce 
(|iii  semble  en  avoir  tiavanlajfe  encore,  c'esi  «juc  toutes  ces  circon- 
stances no  devaient  être  aux  yeux  de  (Colomb  (juanlant  d'incidens 
d'assez  peu  d'inipoitance ,  propres  sans  doute;  à  le  confii inei-  dans 
sa  r('S(»lntion  une  fois  pi'ise,  iinllenient  a  la  lui  inspiiec.  I,a  source 
d'où  découlait  celle  résolution  appartenait  à  un  tout  autre  ordre  de 
laits,  d'id«'es  ou  de  sentimens.  Colomb  se  disait  (pic  la  terre  elant 
bien  réellement  ronde,  ainsi  <|ne  la  science  l'enseijfnait,  il  n'y  avait 
nul  doute  à  l'aire  (pi'en  navi.<;nant  à  l'Occident ,  on  ne  Unît  par  aiii- 
ver  aux  contrées  de  l'Orient;  il  se  disait  encore  (pi'avec  le  secours 
de  rai{fuille  aimantée,  le  navi^rateur  cessait  d'être  astreint  à  ne  pas 
s'écarter  des  c(")tes,  et  (|ue  cette  indication  perpc'lnelle  du  nord  ne 
|»ouvait  mancpier  de  lui  enseigner  la  route  à  suivre  au  milieu  des 
mers  désertes  et  inexplorées,  aussi  bien  cjue  si  ces  mers  eussent  été 
sillonnées  par  des  milliers  de  navires.  Ces  choses ,  tout  le  monde  les 
savait  sans  doute,  mais  nul  cpie  Colomb  n'avait  eu  juscpi'alors  l'au- 
dacieuse  pensée  de  tenter  de  les  l'aire  descendre  de  la  sphère  spécu- 
lative où  elles  étaient  reléjjuées  dans  celle  de  l'expérience  et  de  la 
prati(|uc.  Cette  pensée  ne  pouvait  venir  qu'à  l'un  de  ces  hommes 
dont  l'inteiliffence  habite  un  ordre  d'idées  et  de  sentimens  singuliè- 
lement  élevé.  Il  fallait  aussi  que  cet  homme  put  apporter  dans  les 
régions  de  la  science  humaine  ce  don  merveilleux  de  la  foi  (|ui,  dans 
un  ordre  de  choses,  fait  croire  non  pas  seulement  ce  que  l'on  voit 
et  ce  que  l'on  touche,  mais  bien,  au  contraire,  ce  qui  confond 
notre  raison  et  ne  tombe  sous  aucun  de  nos  sens;  sublime  et  toute 
puissante  faculté,  (jui  fut  l'un  des  traiis  distinclifs  du  génie  de 
Colomb ,  et  qui  donne  à  tout  son  caractère  une  majestueuse  et  ma- 
gniH(jue  unité.  On  sait  qu'en  Colomb  la  foi  religieuse;  ne  le  cédait 
point  en  ardeur  et  en  sincérité  à  la  foi  scientifi(|ue. 

Ce  Colomb ,  que  le  xviif  siècle  se  représentait  comme  une;  espèce 
d'esprit  fort  et  de  philosophe ,  dans  la  grande  entreprise  (|u'il  con- 
çut, se  proposait,  avant  toutes  choses,  la  gloire  et  la  propagation  de 
la  religion  catholique.  S'il  se  montiait  impatient  de  débarcpier  en 
Orient ,  c'est  qu'il  l'était  réellement  d'ouvrir  au  zèle  des  mission- 
naires une  carrière  et  des  chemins  nouveaux.  Faisant  aux  peuples 


UN    VAISSEAU    A    LA    VOILi:.  '2\) 

(les  deux  |)res(|inles  indiennes  l'application  de  ce  que  plusieuis 
voyageurs  racontaient  des  nations  tartares  du  centre  de  l'Asie,  il 
écrivait  à  Isabelle  :  «  Quelle  misère  !  ces  pauvres  gens  n'ont  cess(i 
de  deniandcr  au  pape  des  missionnaires,  et  ils  n'en  ont  point  en- 
core. »  L'or  et  l'argent ,  les  richesses  provenant  des  pays  décou- 
verts ou  conquis,  il  les  consacrait,  au  fond  de  sa  pens('e,  à  solder 
une  nouvelle  croisade;  il  se  voulait  mettre  en  quête  d'un  monde 
dans  l'espérance  de  délivrer  un  tombeau. 

Que  d'obstacles  avant  de  laire  un  seul  pas ,  avant  seulement  de 
descendre  dans  cette  glorieuse  carrière  !  La  pauvreté  presse  de  ses 
plus  rudes  étreintes  celui  qui  devait  quadrujjler  la  quantité  d'or  et 
d'argent  qui  alors  existait  en  Europe.  C'est  en  copiant,  en  coloriant 
des  cartes  de  géographie,  qu'il  gagne  long-temps  son  pain  au  jour 
le  jour,  celui  qui  a  placé  tout  un  monde  sur  nos  cartes  actuelles. 
Les  savans,  quand  ils  daignent  lui  répondre,  combattent  par  mille 
et  mille  objections,  qu'un  de  ses  historiens,  Ilerrera,  nous  a  trans- 
mises, les  plans  (ju'il  obtient  parfois  de  soumettre  à  leur  jugement. 
Occupés  du  siège  de  Grenade ,  ce  dernier  et  superbe  épisode  de  la 
domination  européenne  des  IMaures,  les  ministres,  les  hommes 
d'état  n'ont  pas  un  moment  à  donner  à  des  projets  d'avance  dé- 
clarés chimériques.  Les  guerriers,  les  marins  suitout,  peuvent-ils 
prêter  l'oreille  à  un  obscur  et  pauvre  pilote  (jui ,  loin  de  vouloir  s'a- 
vancer timidement ,  comme  il  lui  conviendrait ,  sur  les  pas  de  tant 
de  navigateurs  qui  marchent  au  levant  en  côtoyant  l'Afrique ,  com- 
mence par  émettre  la  bizarre  prétention  de  suivre  une  route  pnri- 
sément  contraire  à  celle  oii  tant  d'illustres  amiraux  marchent  de- 
puis tant  d'années  de  découvertes  en  découvertes,  d'exploits  en 
ex[)l()iis?  Au  milieu  de  ce  délaissement  général ,  de  cette  réprobation 
universelle ,  il  arrive  cependant  qu'une  femme ,  la  reine  de  Caslille, 
la  grande,  la  noble  Isabelle,  conqjrend  seule  tout  le  génie  de 
Colomb  ;  seule  elle  a  pour  cela  l'esprit  assez  ouvert ,  l'intelligence 
assez  vaste.  Mille  témoins  en  déposent,  dont  nous  ne  citeron 
(|u'un  seul  :  «  Observons,  dit  le  père  Charleroy,  que  la  couronne 
(l'Aiagon  n'entra  pour  rien  dans  cette  entreprise,  (juoique  tout 
parût  se  faire  également  au  noni  du  roi  et  de  la  reine.  »  Ecoutons 
encore  ce  cri  sublime,  cet  alléluia  de  Colomb  :  <  Et  tous  s'('taienl 
montn's  incrédules,  et  le  Seigneur  daigna  donner  à  la  reine  ma  mai- 


.">(>  nKVUI-.    DKS    bF.UX    M«>MU.S. 

ircssc  r^spril  (riDliMlijjcncf.  »  l.v  Iiniil  du  canon  b:UI;uil  en  hirclie 
1rs  nims  (loCîn'iKhlc  naNaif  poiiil  cinprclK'  Isalx-llc  de  |>r(''l(jr  une 
in'cillt'  favoralilcà  la  parole  dcdoloiuli.  A  jx'inc  les  iiortcs  de  cette 
dornicrc  citadelle  des  Maures  ont-elles  ('lé  ouvertes  an\  chi-i'tiens, 
a  peine  de  solennelles  actions  de  {jraces  ont-elles  été  rendues  au 
ciil  dans  la  {irincipale  inosrpu'e  conrpiise  à  la  foi  calliolicpie , 
«pi  Isabelle,  élevant  CoIoujI)  à  la  (li{jnité  de  {;rand  amii'al,  met  à  sa 
disposition  trois  caravelles  (pii  se  trouvaient  années  dans  le  port  de 
Palos.  On  aime  à  se  la  représenter  du  sein  des  a[>parlemens  et  des 
l)0S(juets  de  cet  Alhamlua  si  nouvellement  conquis,  suivant  d'une 
inipiièie  pcnsc'e  le  navire  tic  Colomb  au  milieu  des  mers  inconnues 
ou  il  vient  de  s'aventurer. 

Des  Açores ,  où  il  avait  à  peine  touché,  Colomb  s'était  liàté  de  se 
précipiter  dans  la  carrière  qu'il  venait  de  s'ouvrir.  Sous  la  proue 
de  son  vaisseau  se  déroulait  un  océan  immense,  sans  limites,  tout 
rempli  de  l'accablante  majesté  de  l'inconnu,  de  l'infini.  Pendant 
bien  des  jours,  toujours  le  ciel  et  l'eau  ,  toujours  des  flots  qui,  se 
brisant  au  flanc  du  navire ,  ne  lui  apportent  aucune  nouvelle  de  la 
terre.  Les  eaux,  la  lumière,  le  ciel,  se  revêtent  d'apparences  nou- 
velles pour  les  plus  vieux  matelots ,  et  qui  leur  semblent  de  mauvais 
présages;  des  tempêtes  et  des  oura^jans  pareils  à  ceux  qu'ils  avaient 
df^'à  bravés,  leur  auraient  paru  moins  terribles.  Chose  étrange!  de 
ces  marins,  ceux  qui  par  hasard  ont  (juclque  teinture  des  sciences 
physiques,  quelques  notions  de  la  géographie  de  l'époque,  sont 
précisément  les  plus  elfrayés  de  tous.  Parmi  eux  ,  les  uns  affiiment 
qu'en  raison  de  l'étendue  de  la  terre ,  trois  ans  et  demi  au  moins  sont 
nécessaires  à  l'exécution  du  voyage  commencé;  d'autres,  renché- 
rissant sur  ces  idées,  prétendent  que  le  monde  est  infini,  sans 
limites  ;  d'autres  expriment  des  terreurs  plus  bizarres  encore  :  selon 
eux,  la  terre  ferme  n'occuperait  qu'une  petite  portion  du  globe  du 
monde,  le  reste  serait  couvert  par  l'Océan,  et  ils  croient  qu'une 
fois  certaines  limites  dépassées ,  il  leur  deviendra  également  im- 
possible ou  de  revenir  sur  leurs  pas  ou  d'achever  le  tour  du  globe  ; 
dans  les  deux  cas,  il  leur  senible  qu'il  s'agit  d'escalader  à  la  voile  une 
gigantesque  montagne  d'eau  ,  et  ils  se  voient  pa:-  avance  se  consu- 
mant, périssant  inévitablement  dans  ces  efforts  sans  résultat.  C'est  là 
le  sujet  de  toutes  les  conversations,  aux  heures  où  la  manœuvre  des 


l.\    VAISSEAU    A    LA    VOILE.  5^'^ 

vaisseaux  (ress(!  d'cniiployci'  loiis  les  l)ri\s,  où  l'on  peut  causer  libre- 
ment (le  la  {{rande,  de  riinniense  entreprise  <'ommen(  ëe.  Les  fables 
|)opulaires,  les  effrayans  prodi{{es  dont  rinia.[;inalion  des  peuples 
;i  rempli  ces  mers  éloignées ,  se  repi'ésenlent  a  tous  les  espi'its.  Les 
vieilles  eartes  du  monde  plaçaient  à  l'ouest,  au-delà  de  certaines 
limites,  une  main  noire,  celle  de  Satan ,  qui ,  suivant  certaines  tra- 
ditions,  se  saisissait  des  navires,  les  fracassait,  les  entraînait  au 
fond.  Les  yeux  de  tous  les  marms,  errant  sur  l'immensité,  elier- 
(•hent  partout  celte  main  terrible  qu'ils  s'imaginent  à  chaque  instant 
voir  sortir  de  l'abîme. 

Pendant  ce  temps,  à  la  proue  de  sa  caravelle,  dans  sa  cabine 
isolée,  au  milieu  du  silence  de  la  nuit,  à  la  lueur  de  sa  lampe  so- 
litaire ,  Colomb  fait,  refait  mille  fois  dans  son  esprit  tous  les  calculs 
qui  ont  occupé  sa  vie.  Leur  inl^iillibilité  lui  apparaît  long-temf>s 
hors  de  doule.  Il  s'est  poui'tant  trompé  sur  l'évaluation  des  dis- 
tances ,  pliLs  de  possibilité  de  se  le  dissimuler  ;  la  terre  qu'il  cherche , 
si  vraiment  elle  existe  ,  se  trouve  être  bien  au-delà  du  lieu  oii  il  la 
supposait.  Long-temps  aussi  il  s'en  est  fié  sans  réserve  à  la  boussole  ; 
n'est-ce  pas  le  guide  dont  la  parole  lui  a  donné  l'audace  de  se  ha- 
sarder sur  l'immensité?  Mais  un  moment  arrive  où  ce  guide,  jus- 
(|ue-là  si  Hdélc,  se  trouble  tout  à  coup;  son  langage  cesse  d'être 
intelligible,  il  cesse  de  crier  :  Nord!  nord!  La  pointe  de  l'aiguille 
aimantée  d('vie  d'un  degré,  d'un  degré  et  demi,  plus  tard  de  cinq 
et  de  six  degrés  à  l'ouest.  Au  moyen  d'un  mensonge  ingénieux, 
Colomb  expliquera  bien  ce  phénomène  étrange  à  ses  marins;  lui- 
même  n'en  est  pas  moins  troublé  jusque  dans  l'intimité  de  sa  pensée. 
Dans  ses  équipages,  des  murmures  on  est  passé  aux  complots,  et 
|)our  passer  des  complots  à  l'exécution,  on  n'attend  plus  que  l'oc- 
casion; des  menaces  de  mort  lui  sont  incessamment  redites  par 
(|uelques  bouches  restées  fidèles.  Les  plus  fiers  courages   soni 
(  branles,  iln'estpersonnequiconservequel(|ue  espc'î-ance.  Au  milieu 
de  tous  ces  obstacles  qu'aucune  prudence  humaine  ne  pouvait  pré- 
voir, Colomb  seul  demeui-e  inébi-anlable.  Au  plus  fort  de  leur  décou- 
ragement, il  s'efforce  de  rendre  quelque  espoir  à  ses  compajjnons  ; 
il  n'veille  lein-  (-nergie,  il  leur  affirme  que  trois  jours  ne  s'écoule- 
ront pas  avant  que  la  lorre  soit  découveiic  Qui  ne  sait  le  r(!ste? 
Avant  l'expiration  de  ces  trois  journées,  la  terre  nouvelle  émei'- 


"!2  K|-.Vfr.    DKS    l)Kl\    MllM>r,S. 

{|o;iil  |»'ii  ;"i  peu  du  sein  des  tlols,  à  la  vue  de  Coldinh  debout  sur  le 
|M)iil  de  sou  vaisse:iii.  Ses  marins  najMit're  niuliiies,  maintenant 
aj^enouilies  autour  de  lui,  eroyaieiit  voir  un  dieu  dans  (vlui  dont 
ils  avaient  si  lon{>;-teni|ts  maeliiue  la  luovl .  I.e  l)ut  de  sa  vie  entière , 
il  lavait  allcinl,  il  le  toueliait  pour  ainsi  dire  déjà,  (^elte  teii'e  (pii 
surjfissail  de  labîme ,  il  en  ('tait  comme  le  créateur  ;  la  vaste  pensée 
(|u"il  avait  si  lon{;-temps  medil('e,  il  la  voyait  tout  à  coup  prendre 
corps  et  se  réaliscT  dans  le  monde'extérieur.  Colomb  ressentit  peut- 
être  alors  (|uel<iue  chose  de  ce  (ju'éprouva  Dieu  lui-même ,  loisiju'au 
son  de  sa  toute  puissante  parole,  l'univers  nouvellement  créé  s'é- 
levait à  SCS  yeux  des  profondeurs  de  l'abîme. 

Les  rivages  de  San-Salvador,  où  l'on  était  abordé,  se  montrent 
bientôt  tout  couverts  de  vastes  forets,  d'arbics  chargés  de  fiuits , 
«l'eaux  transparentes,  tout  embaumt's  de  parfums,  étalant  comme 
a  plaisir  toutes  les  beautés  de  la  luxinieuse  végétation  de  ces  climais. 
lisse  peuplent  d'indigènes  qui,  d'al)ord  effrayés,  se  sont  retirés 
dans  les  forêts,  d'où  ils  sortent  peu  à  peu  maintenant  pour  contem- 
pler de  plus  près  les  merveilleux  étrangers  qui  viennent  les  visiter. 
Colomb  descend  dans  sa  chaloupe,  et  se  dirige  vers  la  côte,  accom- 
pagne des  conunandans  des  deux  autres  navires  de  l'expédition.  11 
s'est  revêtu  d'un  riche  habit  de  couleur  écarlate,  et  porte  en  main 
l'étendard  royal.  Arrivé  à  terre,  il  se  jette  à  genoux  ,  embrasse  le 
rivage,  rend  à  Dieu  de  ferventes  sciions  de  grâces  ;  en  se  relevant, 
il  tire  son  épée,  déploie  l'étendard  royal,  et,  remplissant  les  for- 
malités alors  en  usage,  prend  solennellement  possession  du  nou- 
veau continent.  On  était  au  11  octobre  1492;  le  2  janvier  de  la 
même  année,  ce  même  étendard  royal  avait  été  arboré  sur  la  tour 
de  l'Alhambra,  en  présence  de  Ferdinand  et  d'Isabelle,  et  de  leur 
armée  triomphante.  Quelle  époque!  et  quelles  choses  accomplies  ! 
Les  hommes  de  ce  temps  et  ceux  d'aujourd'hui  appaitiennent-ils 
bien  réellement  à  la  même  race? 

De  hardis  aventuriers,  d'intn'pides  marins,  se  lancent  incessam- 
ment sur  les  traces  de  Colomb.  Jean  de  la  Cosa,  Ojedo,  célèbre 
dans  toutes  les  relations  de  ce  temps  par  sa  force  et  son  adresse 
prodigieuses;  Americ  Vespuce,  qui,  par  un  singulier  caprice  de  la 
fortune,  devait  laisser  son  nom  à  la  conquête  de  Colomb;  bien 
d'autres  encore,  se  précipitent  sur  le  nouveau  continent.  L'un  des 


UN    VAISSEAU    A    LA    VOILÉ,  Où 

IVères  Pinçon,  conipaj;non  de  Colomb  dans  son  pronnei'  voyaf>e  , 
est  le  premier  Castillan  qni  passe  la  lij^ne  é(|uinoxialc,  il  aborde  au 
Brésil.  C'est  néanmoins  un  Porln^jais  ,  Alvarès  de  Cabrai ,  qui 
])rend  définitivement  possession  de  eelle  vaste  eonlréc,  asile  lutur 
de  la  maison  de  Bra.oance.  D'autres  explorateurs  se  dirigent  vei'S  le 
midi,  d'autres  veulent  conliiuier  à  cheminer  sur  la  terre  dans  l;i 
direction  qu'a  suivie  Colomb  ;  ils  s'avancent  vers  le  concliant  ;  quel- 
ques-uns, maison  plus  petit  nombre,  remontent  déjà  vers  le  nord  : 
(l'autres  errent  (;à  et  là ,  et  il  y  a  place  pour  tons  ;  car  cette 
terre  semble  s'étendi-e  au  gré  des  insatiables  désirs  de  ceux 
qui  viennent  de  l'envahir.  Sous  leurs  pas  elle  se  déroule  longuement 
et  comme  à  plaisir,  avec  ses  royaumes  du  Mexique  et  du  Pérou  , 
avec  ses  antiques  civilisations  dont  l'histoire  devait  nous  demeurer 
inconnue,  avec  ses  mines  d'or  et  d'argent,  avec  sa  fécondité  qui 
devait  se  trouver  infatigable;  puis  elle  apparaît  tout  à  coup  non 
plus  seulement  comme  une  île  isolée  dans  la  mer  desîndes,  ou  ]>ien 
une  portion  des  terres  orientales,  mais  conime  tout  un  continent, 
comme  tout  un  monde.  C'est  Nunez  de  Balboa,  qui ,  du  haut  des 
montagnes  de  Panama,  découvrcle  pi'emicrce  mystère.  Presque 
au  sommet  de  ces  montagnes  qu'il  a  gravies  à  la  tête  d'une  bande 
d'aventuriers,  comme  lui  en  quête  d'or  et  d'argent,  il  fait  faire 
halte  à  sa  troupe ,  s'élance  au  dernier  sommet  qni  lui  cache  encore 
ce  tjui  se  trouve  de  l'autre  côté,  et  de  là  ,  seul  et  palpitant,  il  con- 
temple à  loisir  les  forets,  les  savannes,  les  plaines  immenses,  les 
ileuves  majestueux  qui  se  déroulent  à  ses  pieds  en  un  immense  ta- 
bleau, en  un  gigantes(|ue  amphithéâtre,  et  au-delà  l'Océan  pacifique 
apparaissant  aux  limites  de  l'horizon  dans  sa  sombre  majesté. 

Aux  rivages  opposés  à  ceux  découverts  par  Balboa  ,  cet  Océan 
voyait  en  ce  même  moment  d'auties  prodiges.  Devant  les  vaisseaux 
de  Gama  s'était  enfui  le  génie  des  tempêtes,  laissant  un  nom  de 
meilleur  augure  au  cap  qu'il  défendait.  L'Orient  s'ouvrait  comme 
une  arène  immense  devant  les  Portugais.  Les  royaumes  de  Mo- 
zambi(iue,  de  Melinde,  les  côtes  de  la  mer  Rouge,  celles  du  golfe 
Persique  ;  Ceylan ,  théâtre  des  primitives  et  gigantesques  épopées 
de  l'Orient;  ces  deux  presqu'ilesde  l'Inde,  si  renomm('esdans  l'an- 
liquité,  école,  berceau,  patrie  de  toute  poésie,  de  toute  histoire, 
de  toute  philoso[)hie  ;  cette  presqu'île  de  3Ialaca  ,  dont  les  peuples 
TdMî.  m.  •> 


soinbU'iil  avoir  t'|iuis«'  leur  {ji'iiio  a  fonnci-  li'iiis  |»ui{Jiiartls ,  oi  où 
se  n'iHoniraiciit  alors  Ions  1rs  navires  de  l'Orient;  celle  (-liine, 
qniapparaii  dans  nos  temps,  gnrrolt(-e  des  mille  liens  d'une  eivilisa- 
lion  ([ni  lui  (iie  tout  mouvement,  et  sernhh,'  pinlôl  une  momiiï  de 
peuple  qu'un  peuple  animé  et  vivant  ;  loutesces  contrées  si  distinctes 
les  unes  des  autres,  tous  ces  climats  si  divers,  toutes  ces  naiionsde 
mœurs,  d'histoires,  de  destincies  si  peu  scmlilaliles,  devenaient 
tributaires  et  sujets  d'iuie  petite  et  pauvre  province,  jetée  à  l'ex- 
irémité  de  l'Kuropc,  et  (jui  elle-même  ne  devait  briller  que  d'un 
éclair  de  (rloire  avant  de  rentrer  à  jamais  dans  son  obscurité  primi- 
tive. La  péninside  ibérienne  semblait  vouloir  embrasser  le  monde 
entier  en  étendant  à  la  fois  ses  bras  à  l'est  et  à  l'ouest ,  et  en  se 
saisissant  en  même  temps,  par  l'Espagne  et  le  Portugal,  et  des 
Amériques  et  des  Indes-Orientales  :  Cartilage  était  ressuscitée. 

Des  espaces  qu'aucune  main  n'avait  encore  mesurés  s'étendaient 
entre  ces  deuxcontinens.  Dans  son  vol  le  plusliardi,  la  pensée  osait 
à  peine  planer  sui'  ces  effrayaus  abîmes;  c'étaient  comme  deux 
univers  reposant  sur  les  bords  opposés  d'un  gouffre  infranchis- 
sable. 

Mais  un  jour  vint  [)ourtant  où  les  voiles  des  vaisseaux  de  Magel- 
lan se  déployèrent  dans  ces  immenses  solitudes.  Apiès  avoir  traversé 
le  détroit  qu'il  a  immortalisé ,  Magellan  se  hasaide  le  premier  sur 
cette  mer  qu'il  salua  du  nom  si  peu  mérité  depuis  lors  d'Océan  pa- 
cifique. Aucun  moyen  n'existait,  pour  ce  navigateur,  d'apprécier, 
même  approximativement ,  l'étendue  de  la  masse  d'eau  (jui  se  dé- 
roulait devant  ses  vaisseaux  ;  les  flots  sur  lesquels  ils  se  balançaient, 
battaient  à  la  fois  el  les  côtes  de  la  Chine  et  celles  de  l'xVmérique.  Cet 
abîme  inconnu,  absolument  inconnu,  ne  pouvait-il  pas  receler  d'ef- 
froyables tempêtes?  rs"avail-il  pas  des  rochers,  des  bas-fonds,  des 
courans,  des  trombes,  des  ouragans?  Ne  recelait-il  pas  encore  grand 
nombre  d'autres  péiils  inconnus,  mais,  par  cela  même,  plus  ter- 
ribles a  rimaginaiiou?  Entreprise  inférieure  en  sublimité  de  génie, 
mais  nullenienten  hardiesse  d'esprit,  en  courage  de  cœur,  à  celle 
de  Colomb ,  et  qui ,  malgré  mille  obstacles ,  obtint  un  succès  com- 
plet. Apres  avoir  surmonte  d'innombrables  diflicultés,  des  quatre 
vaisseaux  de  Magellan  ,  un  seul ,  après  quatre  ans  et  demi  de  navi- 
gation, un  seul  revit  les  côtes  d'Espagne  ;  et  celui-là,  placé  aussi- 


•>> 


t>    VAISSEAU    A    1.A    VOlLi:.  55 

toi  (liins  un  bassin  creusé  pour  le  recevoir,  chai'{;é  d'inscriptions 
qui  racontaient  son  glorieux  voyage,  fut  consacré  à  en  perpétuer 
le  souvenir.  Ce  vaisseau  était  In  pi-euve  physique,  irrécusable ,  pal- 
pable ,  et ,  pour  ainsi  dire ,  vivante  de  la  rotondité  de  la  terre.  Ma- 
gellan avait  lait  entrer  dans  le  monde  extérieur  et  visible  cette  même 
vérité  que  Colomb  avait  été  chercher  dans  un  autre  ordre  de  choses 
et  d'idées. 

Par  ce  navigateur  avaient  été  unis,  liés,  rattachés  ensemble  et  le 
monde  découvert  par  Colomb,  et  le  monde  retrouvé  par  Vasco  de 
Gaina  ;  de  sa  main  puissante  il  avait  sillonné  mille  cheniiiis  l'un  à 
l'autre;  il  avait  jeté  comme  un  ponl  sur  l'abîme  qui  les  s('pnrait. 

Aussi  des  Anglais ,  Drack  et  Thomas  Cavendrich  ;  des  Hollandais, 
Olivier  de  North,  Lemaire  et  Schonton;  d'autres  encore,  ne  tar- 
dèrent pas  à  suivie  la  route  qu'il  venait  de  leur  ouvrir. 

Les  communications  de  l'est  à  l'ouest  devinrent  de  jour  en  jour 
plus  fréquentes.  Aucun  moyen  n'exista  bientôt  plus  d'assigner  aux 
peuples  de  l'Europe  les  limites  oii  devaient  se  renfersuer  leurs  con- 
quêtes. La  fameuse  ligne  de  séparation  tracée  par  le  pape,  pour 
livrer  le  couchant  aux  Espagnols ,  l'orient  aux  Portugais,  n'avait 
pas  tardé  à  être  brisée ,  franchie  sur  tous  les  points.  Les  Espagnols 
allèrent  visiter  aux  Indes  les  Portugais,  qui,  eux-mêmes,  les 
étaient  d'abord  venus  chercher  en  Amérique  :  Espagnols ,  Portu- 
gais, Anglais,  Français,  Hollandais,  se  trouvèrent  mêlés,  confon- 
dus sur  tous  les  points  du  globe,  enveloppant  dans  leurs  intérêts 
d'autres  nations  situées  aux  extrémités  de  la  terre ,  et  dont  elles 
ne  savaient  pas  les  noms  peu  de  jours  avant  de  décider  de  leur 
sort.  Des  phénomènes  politi(|ues ,  étranges  et  nouveaux ,  apparu- 
rent au  monde.  Le  principe,  relemeut  de  la  force  et  de  la  pros- 
périté d'un  état,  purent  exister  parfois  à  des  milliers  de  lieues  de 
la  contrée  qu'occupait  cet  étal.  L'or  et  l'argent  du  Mexique  et  du 
Pérou  rendirent  l'Espagne  le  plus  riche  état  du  monde.  La  puissance, 
la  prépondérance  maritinje  de  la  Hollande,  curent  leur  source 
dans  ses  possessions  des  Philippines  ;  quelques  milliers  de  girolli(îrs , 
decaneliers,  de  poivriers,  situés  aux  extrémités  de  terre,  furent 
peut-être  les  seules  causes  du  salut  de  la  république  et  de  l'hu- 
niiliation  du  grand  roi.  Aujourd'hui  encore,  la  grande  puissance  de 
l'Angleterre  repose  sur  ses  possessions  dans  l'Inde.  De  toutes  parts 

o. 


>'»  lu  \  Il      l>l  s    li|  I   \     MONDIS. 

IiiiiiImmciii  ;iiiisi.  cj  sclïaccrciit  :t  jamais  U's  )»arri«"'r('s  {ji'offrapfil- 
(|ii('s  ;m-(lr(l:ms(lrs(|m'll(\s  les  peuples  avaient  eU' eoiitraiiifs  de  reii- 
rernier  jiis(|iie-là  leur  aeliviKi  iiidiislrielle ,  eomniei'eiale  ei  |)()li- 
ii(pie.  Ils  |)rii'ein  possession  de  l'espace;  ils  eessèreiil  de  piiisor 
nirossaiîHMiieiit .  eoinme  la  planle  ,  lein-  iiourriliiiT  au  li(  u  mcnio  on 
ilsotaienl  nés;  eoninie  l'animal,  eonnne  lliomnu!,  ils  pureni,  pour 
ainsi  dire,  se  fransporler,  en  tant  (|ne  peuples,  sur  le  {jlolte  enlier. 
Knfermée dans  les  liuiilesde  la  conquèlc  romaine,  la  eivilisalion 
anliquo  avait  en,  ixtnr  ilieàlro  de  son  développement ,  les  rivages 
de  la  Méditerranée;  mais  un  théâtre"  bien  autiemeni  vaste  fut  né- 
cessaire à  celui  de  la  civilisation  moderne.  Les  colonies  européennes 
couvrirent  le  continent  et  les  îles  de  l'Amérique  ;  sur  le  rivajje  occi- 
dental de  rAlVi(iue  d'autres  colonies  prirent  pied,  au  milieu  même 
de  cette  race  noire  dont  le  san^j  et  les  sueurs  devaient  inonder 
toutes  ces  conquêtes  de  l'Europe.  Le  Cap,  Calcutta,  Benarès, 
Bombey,  Batavia,  devinrent  des  capitales  qui  n'eurent  plus  rien  à 
envier  à  Londres,  à  Paris,  à  Amsterdam;  sous  des  mains  indus- 
trieuses, les  déserts  du  Nouveau-Monde  se  couvrirent  de  liches 
moissons,  de  villes  commerçantes  et  libres;  cent  vinj^l  millions 
dindons  passèrent  sous  la  domination  de  quelques  milliers  d'An- 
glais; la  terre  de  Van-Dicmen  semble  aspirer  à  reproduire  sous  nos 
veux  ces  prodiges  des  temps  antiques,  où  l'on  voyait  de  grands  et 
puissans  états  sortir  de  l'association  lortuite  de  cpielques  malfai- 
teurs. Les  vaisseaux  de  l'Europe  ne  courent  pas  avec  moins  d'acti- 
vité ni  en  moindre  nombre  sur  les  immenses  abîmes  de  l'Océan , 
que  ne  le  faisaient  les  galères  anciennes  sur  les  vagues  moins  ter- 
ribles de  la  Méditerranée.  La  facilité  et  la  fréquence  des  commu- 
nications ont  annullé  les  distances  ;  les  points  les  plus  éloignés  du 
globe  se  sont  trouvés  en  contact.  Dans  les  grands  centres  du  com- 
merce, toutes  les  races,  toutes  les  nations,  toutes  les  contrées, 
incessamment  en  présence  par  l'organe  de  leurs  représentans,  par- 
ticipent déjà  à  un  même  mouvement  de  civilisation ,  obéissent  À 
une  même  impulsion  sociale;  et  de  quelque  côté  que  vous  tourniez 
les  yeux,  du  milieu  de  la  mer  de  3Iagel!an,  partout  vous  retrouvez 
la  civilisation ,  fu  en  germe ,  ou  déjà  développée.  On  a  déjà  comme 
une  vue  anticipée  de  l'état  futur  de  l'univers,  lorsqu'au  terme  de 
son  développement  définitif,  riiumanité,  ayjint  achevé  de  prendre 


■à 


^ 


UN    VAISSEAU    A    LA    VOlLt;.  57 

complète  possession  de  la  terre,  se  reposera  au  sein  d'une  (Civilisa- 
tion toute  remplie  d'harmonie  et  d'une  majestueuse  unité,  ne  for- 
mant vraiment  plus  qu'un  peuple,  (ju'une  nation,  qu'une  cité. 

Instrument  principal  de  ce  grand  développement  social,  le  na- 
vire moderne  a  dû  subir  de  nombreuses  transformations  pour  se 
U'ouver  en  harmonie  avec  le  rôle  qu'il  avait  à  rcm[)Iir.  La  {galère 
perfectionnée  des  derniers  siècles  du  monde  antique  ne  surpassait 
pas  plus  les  informes  radeaux  dont  elle  était  sortie,  qu'il  ne 
surpasse  cette  {galère  elle-m(''me.  Ce  navire  s'est  dépouillé  de  ses 
rames  trop  fraj'ilcs  pour  lutter  contre  les  va(]iies  monta.jpieuses  de 
rOcéan;  ses  flancs  épaissis  sont  devenus  de  puissantes  murailles; 
des  canons,  savamment  combinés,  le  défendent  par  une  double  et 
li'iple  ceinture  de  feux;  ses  batteries  et  ses  entreponts  se  sont 
élaigis  de  manière  à  pouvoir  receler  dans  leurs  nombreux  compar- 
timens  de  quoi  sulïire  aux  besoins,  jusqu'aux  recherches  d'une 
civilisation  perfectionnée;  jadis  bas  et  rapproché  du  niveau  de  l'eau, 
le  pont  s'élève  fièrement  aujourd'hui  au-dessus  des  plus  hautes 
lames  et  des  plus  menaçâmes  ;  la  cale  s'est  en  même  temps  plus 
profondément  enfoncée  sous  l'eau ,  ainsi  que  doivent  le  faire  en 
terre  les  fondemens  d'un  édifice ,  à  mesure  que  les  parties  supé- 
rieures en  sont  plus  élevées  ;  la  mâture  basse  et  presque  dégarnie 
de  gréemens  de  l'ancienne  galère  s'en  va  maintenant  jiis(|ue  dans 
le  voisinage  des  nues,  toute  chargée  d'un  labyrinthe  de  cordages 
où  se  meut  un  peuple  entier  de  matelots;  des  voiles  immenses, 
ailes  rapides  et  infatigables,  se  ployant  et  se  déployant  avec  un 
art  infini ,  font  voler  le  navire  à  la  surface  de  l'Océan  avec  plus  de 
vitesse  que  ne  le  foit  l'aighî  dans  les  plaines  de  l'air,  pour  parler 
la  langue  d'Homère,  C'est  tout  à  la  fois  une  citadelle,  une  gi'antlc 
ville,  un  palais;  c'est  un  magnifi(|ue  instrument  de  science  et  de 
civilisation ,  c'est  un  instrument  de  guerre  et  de  destruction  non 
moins  magnifi({ue,  permettant  aux  hommes  de  se  combattre  sur 
des  chan)ps  de  bataille  de  })lusieurs  lieues  d'étendue  ,  en  dépit  des 
flots  soulevés  et  des  vents  déchaînés.  Dcja  l'imagination  s'étonnait 
et  se  troublait  à  vouloir  saisir  dans  son  ensemble  et  ses  détails  (;ette 
œuvre  merveilleuse  ;  mais  voilà  que  tout  à  coup  un  nouveau  jiai  de 
la  toute-puissance  humaine  vient  de  la  ti-ansformer,  sous  nos  yeux, 
eu  un  être  vraiment  doué  d'intelligence  et  de  volonté,  et  lui  a  donné 


«.uiiimc  iMK-  ;imc',  lu  r».'iii|)!ià.s;ml  do  h  vapeur  moliicc?  A  ce  sjjcc- 
tacle,  no  se  liouvc-l-on  p.is  iirile  de  se  laupeler  Jeliovîili  :iniiiiant 
de  son  souffle  le  limon  que  sa  main  vienl  dt;  pt-iiir? 

Les  notions  bizarres  que  s'i'tail  faites  l'anlicpiilc  sur  la  forme 
de  la  len c,  ne  pouvaient  persister  dans  les  esprits,  après  ce  fjrand 
mouvement  d'exploration  et  de  colonisation  ;  elles  furent  promplc- 
menl  rectifiées.  Les  populations  faiitasti(|ues  dont  les  (jcodraphes 
couvraient  certaines  contrées  lointaines  et  alors  inconnues,  se  sonl 
enfuies  nu  {|rand  jour  de  la  science,  comme  font  les  fantômes  de  la 
nuit  à  rap|)roclie  du  soleil.  Le  {jlobe  entier  n'a  plus  maintenant  un 
seul  riva{;e  où  nous  n'ayons  abordé,  un  seul  coin  de  la  terre  qui 
ne  porte  la  trace  de  nos  pas ,  un  seul  grain  de  sabh;  que  nous 
n'ayons  en  quelque  sorte  décrit  et  mesuré.  Et  bien  plus,  cette 
même  terre  que  nous  foulons  aux  pieds,  ne  l'avons-nous  pas,  pour 
ainsi  dire,  créée  nous-mêmes  et  de  nos  propres  mains?  La  nature 
nous  l'avait  livrée  sous  la  forme  d'une  surface  plane,  limitée  en  tous 
sens;  nous  l'avons  courbée  à  ses  extrémités;  nous  l'avons  arrondie 
en  un  globe  qui,  construit  pour  ainsi  dire  pièce  à  pièce,  partie 
par  partie ,  dégagé  des  trompeuses  apparences  sous  lesquelles  il 
se  montrait  à  nous,  est  devenu  notre  propre  ouvrage,  tout  aussi 
bien  que  la  statue  tirée  du  bloc  de  marbre  par  le  ciseau  du  sculp- 
teur, ou  le  navire  savan)ment  ci  péniblement  construit  sur  nos 
chantiers. 

Puis  voilà  qu'a  son  tour  cette  terre ,  ne  suffisant  déjà  j)lus  à  l'im- 
mensité de  nos  désirs,  ne  devient  bientôt  plus  dans  nos  mains 
(ju'un  instrument  de  découvertes  nouvelles,  ainsi  que  l'avait  déjà 
été  ce  navire  auquel  nous  venons  de  la  comparer.  A  peine  sa  sur- 
face a-t-elle  été  connue  et  mesurée,  qu'il  nous  a  fallu  connaître  non 
moins  exactement  la  courbe  de  son  évolution  autour  du  soleil  ;  nous 
en  avons  saisi  les  moindres  détails,  les  plus  légères  inflexions.  Le 
chemin  parcouru  par  les  autres  planètes  a  été  décrit  de  même, 
avec  un  égal  degré  de  précision.  Les  passagères  apparitions  de 
quelques  fugitives  comètes,  qui  semblaient  errer  au  hasard  dans 
l'espace  et  ne  reconnaître  aucune  loi,  n'ont  point  échappé  elles- 
mêmes  aux  sévères  investigations  de  la  science.  Armés  de  leurs 
savans  inslrumcns,  nos  astronomes  voient  s'amoindrir,  s'effacer 
devant  eux  les  espaces  du  ciel,  ainsi  que,  sous  1rs  pas  de  nos  navi- 


U.N    VAISSKAU    A    LA    VOILli.  39 

gaieurs,  se  sont  effacés  et  amoindris  les  espaces  de  noire  globe 
terrestre.  Un  télescope  de  récente  invention  (1),  et  de  puissance 
vraiment  prodigieuse ,  vient  de  nous  montrer  la  lune  à  une  dis- 
tance qui,  même  sur  la  terre,  ne  serait  pas  fort  considérable, 
celle  d'Athènes  à  Constantinople.  Encore  un  pas,  et  nous  pour- 
rons toucher  ses  montagnes  de  nos  mains ,  et  nous  plongerons  à 
loisir  nos  regards  au  sein  de  ses  profondes  vallées,  doses  volcans 
enflammés.  Les  taches  dont  se  trouve  souillée  la  splendeur  du  so- 
leil ne  nous  sont  pas  moins  visibles  que  les  légers  nuages  flottant 
dans  notre  pi-opre  aimosphèi-e;  son  poids,  sa  densité,  ses  dimen- 
sions de  toutes  sortes  nous  sont  aussi  familières  que  celles  du  caillou 
tjui  roule  sous  nos  pieds.  Les  étoiles  semées  dans  l'immensité , 
comme  le  sable  sur  nos  rivages ,  ont  été  nommées  et  comptées.  Du 
sein  des  profondeurs  de  l'espace,  où  les  va  chercher  notre  avide 
curiosité ,  d'où  elle  les  a ,  pour  ainsi  dire,  arrachées,  elles  nous 
ont  d'abord  apparu  comme  autant  de  faibles  points  lumineux,  a 
peine  visibles ,  presque  im|)erceplibles.  Mais  à  l'aide  de  l'instru- 
ment déjà  cité ,  ces  étoiles  qui  naguère  n'étaient  encore  que  de 
simples  points  lumineux,  à  leur  tour  nous  les  décomposons  :  cha- 
cune d'elles  se  brise  en  plusieurs  autres  étoiles,  qui  doivent  être, 
suivant  toute  probabilité,  autant  de  soleils,  autant  de  centres  de 
systèmes  planétaires  semblables  à  celui  auquel  appartient  notre 
terre  :  à  cet  appel  de  la  science  humaine ,  soleils  et  mondes  sortent 
incessamment  de  l'abîme,  en  myriades  aussi  nombreuses  qu'ils  en 
jailJirent  auli-efois  au  son  tout-puissant  de  la  parole  créatrice. 

Ce  n'est  pas  moins  vainement  toutefois  que  s'élargissent  ainsi 
presque  indéfiniment  les  limites  de  l'univers  matériel.  Tout  vaste, 
tout  immense  (ju'il  soit,  il  ne  saurait  emprisonner  nos  désirs  et  nos 
pensées.  De  notre  globe,  navire  emporté  (;à  et  là  par  un  souffle  in- 
connu dans  l'océan  de  la  ci'éation  ,  nous  ne  cessons  de  chercher 
d'un  œil  inquiet,  d'appeler  de  nos  ardens  désirs,  ces  rivages  de 
linfini  et  de  l'éternité  où  nous  savons  qu'il  nous  sera  donné  d'abor- 
der un  jour. 

Barcuou  de  Pemioen. 

(i)  Le  télescope  dont  il  est  ici  question ,  construil  à  Leipzig,  surpasse  en  gran- 
deur fi  »n  puissance  les  plus  pi.uids  télescopes  connus  jusqu'à  présent  :  il  grandit 
1rs  oliirl^  plin  tic  milli'  foi*. 


ON  NE  BADINE  PAS 


AVEC  L'AMOUR 


JJroprrbf. 


PKKSOI\^AGES. 


LE  BARON. 

PERDICAN,  son  fils. 

Maître  BLAZIUS ,  gouvern''  de  Perdican. 

Maître  BRIDAINE ,  curé. 


CAMILLE  ,  nièce  dii  baron. 
Dame  PLUCHE,  sa  gouvernante. 
ROSETTE,  sœur  de  lait  de  Camille. 
Paysaws,  Valets,  etc. 


ACTE  premier;         ! 


SCENE   PREMIÈRE. 

Une  place  devant  le  château. 


'  '  LE  CHŒUR. 

l)i)iioemenl  bercé  sur  sa  mule  frin2;anle,  niesser  Blazîns  s'avance  dans 
les  bluels  fleuris,  vêtu  de  neuf,  récriloireaucôlé.  Comme  un  poupon  sur 
l'oreiller,  il  se  ballotte  sur  son  ventre  rebondi,  el  les  yeux  à  demi  fermés, 
il  marmotte  un  Pater  noster  dans  son  triple  menton.  Salut,  maître  Bla- 
ziiis  ;  vous  arrivez  au  temps  de  la  vendange ,  pareil  à  une  amphore  antique. 

MAITRE  BLAZIUS. 

Que  ceu.K  (jui  veulent  apprendre  une  nouvelle  d'importance ,  m'appor- 
tent ici  premièrement  un  verre  de  vin  frais.  ■  '•  ' 

LE  CHŒUR. 

"'  Voilà  noire  plus  grande  écuelle;  buvez,  maître  Blazius,  le  vin  est  bon  ; 
vous  parlerez  après. 

MAITIU-:  BLAZIUS. 

Vous  saurez ,  mes  enfans ,  que  le  jeune  Perdican ,  fils  de  noire  seijinour . 
vient  d'alleiudre  à  sa  majorité ,  et  ((u'il  est  reçu  docteur  à  Paris.  Il  revient 
aujoiud'hui  même  au  château,  la  b(»uche  toute  pleine  de  façons  de  par- 
ier si  belles  et  si  fleuries,  qu'on  ne  sait  que  lui  répondre  les  trois  quarts 


4î2  UtVLt     UtS    l)tL\    MO.MUCS. 

ilii  (e!iips.  Toute  sa  lîiacicusc  [R-rsomio  esl  un  livre  d'or;  il  ne  voit  pis  un 
brin  li'linbe  à  terre,  ([u'il  ne  vous  ilise  o)iuiuenl  cela  s'appelle  en  latin  ; 
et  t|uanii  il  fait  du  vent  ou  cpi'il  |)leul ,  il  v(»us  dit  tout  claireiuenl  pour- 
quoi. Vous  ouvririez  des  yeux  ^nands  comme  la  porte  cpje  voilà,  de  le 
voir  dérouler  un  des  parchemins  qu'il  a  coloriés  d'encres  de  toutes  cou- 
leurs, de  ses  propres  mains  el  sans  en  rien  dire  à  personne.  Enlin,  c'est 
\m  (lian)ant  fin  des  pieds  à  la  léte,  et  voilà  ce  (|ue  je  viens  annoncer  à 
M.  le  baron.  Vous  sentez  que  cela  me  f.iit  (|uel(iue  honneur,  à  moi,  qui 
suis  son  irouvcrneur  depuis  r;i;i;e  de  quatre  ans;  ainsi  donc,  mes  bons 
amis,  apportez  une  chaise,  que  je  descende  un  peu  de  cette  mule-ci  sans 
nie  casser  le  cou;  la  l)ôte  est  tant  soit  peu  rétive,  el  je  ne  serais  pas  fâché 
lie  boire  encore  une  gorgée  avant  d'entrer. 

LE  CUŒUU. 

Buvez,  maître  Blazius,  el  reprenez  vos  esprits.  Nous  avons  vu  naître 
le  petit  Perdican,  et  il  n'était  pas  besoin,  du  moment  qu'il  arrive,  de 
nous  en  dire  si  long.  Puissions-nous  retrouver  l'enfant  dans  le  cœur  de 
l'homme  ! 

MAITRE  BLAZIUS. 

Ma  foi,  l'éruelle  e4  vide;  je  ne  croyais  pas  avoir  tout  bu.  Adieu;  j'ai 
préparé  en  Irollant  sur  la  roule  deux  ou  irois  phrases  sans  préleiUion  ([ui 
I  lairont  à  monseigneur;  je  vais  tirer  la  cloche.  (lUort.j 

LE  CHŒUR. 

Durement  cahotée  sur  son  àne  essoufflé,  dame  Pluche  gravit  la  colline; 
son  écuyer  transi  gourdiiie  à  tour  de  bras  le  pauvre  animal ,  qui  hoche 
la  tête,  un  chardon  entre  les  dents.  Ses  longues  jambes  maigres  trépi- 
gnent de  colère,  tandis  que,  de  ses  mains  osseuses,  elle  égratigne  son 
chapelet.  Bonjour  doiic ,  dame  Pluche;  vous  arrivez  comme  la  fièvre, 
avec  le  vent  qui  fait  jaunir  les  bois. 

DAME  PLUCHE. 

Un  verre  d'eau,  canaille  que  vous  êtes;  un  verre  d'eau  et  un  peu  de 
vinaigre. 

LE  CHŒUil. 

D'où  venez-vous,  Pluche  lua  mie?  vos  faux  cheveux  sont  couverts  de 
poussxTC;  voilà  mi  loupel  de  gâté,  et  votre  chaste  robe  est  retroussée  jus- 
(pi'à  vos  vénérables  jarretières. 

DAME  PLUCHE. 

Sachez,  manans,  que  la  belle  Camille,  la  nièce  de  votre  maître,  ariive 
aujourd'hui  au  château.  Elle  a  quitté  le  couvent,  sur  l'ordre  exprès  de 
monseigneur,  pour  venir  en  son  temps  et  lieu  rerueillir,  conmie  faire  se 


ON    Nt    BADINE    PAS    AVKC    l'aMOLR.  4^ 

doit,  le  bon  bien  qu'elle  a  de  sa  nièie.  Son  éducation,  Dieu  merci,  est 
terminée,  et  ceux  qui  la  verront  auront  la  joie  de  respirer  une  glorieuse 
fleur  de  sagesse  et  de  dévotion.  Jamais  il  n'y  a  rien  eu  de  si  pur,  de  si 
ange,  de  si  agneau  et  de  si  colombe  que  cette  chère  nonnain;  que  le  Sei- 
gneur Dieu  du  ciel  la  conduise.  Ainsi  soit-il.  Rangez-vous,  canaille;  il 
me  semble  que  j'ai  les  jaml)es  enflées. 

LE   CHŒUR. 

Dcfripez-vous,  honnête  Pluche,  et  quand  vous  prierez  Dieu,  demandez 
de  la  pluie;  nos  blés  sont  secs  comme  vos  tibias. 

DAMK    PLUCHE, 

Vous  m'avez  apporté  de  l'eau  dans  une  écuelle  qui  sent  la  cuisine; 
donnez-moi  la  main  pour  descendre;  vous  êtes  des  butors  et  des  mal 
appris.  (Elle  soit.) 

LE   CHŒUr. 

Mettons  nos  habits  du  dimanche,  et  attendons  que  le  baron  nous  fasse 
appeler.  Ou  je  me  trompe  fort,  ou  quelque  joyeuse  bombance  est  dans 
l'air  d'aujourd'hui.  (  lu  sortent.  ; 


SCENE  II. 

Le  salon  du  haron. 
Entrent  le  BARON,  maître  BRIDAINE,  et  maître  BLAZIUS. 

LE    BARON. 

Maître  Bridaine,  vous  êtes  mon  ami;  je  vous  présente  maître  Blazius, 
gouverneur  de  mon  fds.  Mon  (ils a  eu  hier  matin,  à  midi  huit  minutes, 
vingt  et  un  ans  comptés;  il  est  docteur  à  quatre  boules  blanches;  maître 
Blazius,  je  vous  présente  maître  Bridaine,  curé  de  la  paroisse;  c'est  mon 
ami.  , 

MAITRE    BLAZIUS,  sa  liant. 

A  quatre  boules  blanches,  seigneur;  littérature,  botanique,  droit 
romain,  droit  canon. 

LE   BARON. 

Allez  à  votre  chambre,  cher  Blazius,  mon  fils  ne  va  pas  tanler  à 
paraître;  faites  un  peu  de  toilette,  et  revenez  au  coup  de  la  cloclie. 

(  Maitre  Blaziut  sort.) 
MAITRE   BRIDAINE. 

V^ous  dirai-jc  ma  pensée,  monseigneur?  le  gouverneur  de  votre  fds 
sent  le  vin  à  pleine  bouche. 


'l4-  m  VIL    ItLS    DI.IX     \l(t.M)LS. 

l.li    H\IH)>. 

(^ola  f>l  lm|l(•^^iltI^. 

MMTKK    HIUDAIM:. 

.Vvu  suis  sûr  ('(MMiiic  de  ma  vie;  il  m'a  paili'  de  ImiI  pivs  loiit-à  riiciiio; 
il  sonlail  le  vin  à  faite  peur. 

I.K    bAllO.N. 

Hrisdiis  là;  jovuiis  ic|iète([ue  cela  est  imi)ussible. 

(  Entre  ilaiiic  IMiicbe.  ) 

Vous  voilà,  bonne  dame  Piuclie?  Ma  nièce  est  sans  doute  avec  vous? 

DAME    PLUCIIE. 

Elle  me  suit,  monseii;neur,  je  l'ai  devancée  de  quelques  pas. 

LE  BARON. 

Maître  Bridaine,  vous  êtes  mon  ami.  Je  vous  présente  la  dame  Pluclie , 
gouvernante  de  ma  nière.  IMa  nièce  est  dc[)uis  hier,  à  sept  heures  de  nuit, 
parvenue  à  rài,^e  de  dix-huit  ans.  l^lie  so,  t  du  meilleur  couveutde  France; 
dame  Phiclie ,  je  vous  présente  maître  iJritlaine ,  curé  de  la  paroisse;  c'est 
mon  ami. 

DAME   PLUCriK,  saluant. 

Du  meilleur  couvent  de  France,  seigneur,  et  je  puis  ajouter .-  la  meil- 
leure chrétienne  du  couvent. 

LE   BAROiN. 

Allez,  dame  Pluche,  réparer  le  désordre  où  vous  voilà;  ma  nièce  va 
bientôt  venir,  j'espère;  soyez  prêle  à  l'heure  du  dîner. 

{  Dame  riiiche  sort.  , 
MAITRK   nuiDAI.XE. 

Cette  vieille  demoiselle  parait  toul-à-fait  pleine  d'onction. 

LE    BAItO.V. 

Pleine  d'onction  et  de  componction,  niaitre  Bridaine;  sa  vertu  est 
inattaquable. 

MAITRE    BUIDAINE. 

Mais  le  gouverneur  sent  le  vin;  j'en  ai  la  certitude. 

LE  BARON. 

Maître  Bridaine  !  il  y  a  des  momens  où  je  doute  de  votre  amitié.  Prenez- 
vous  à  tâche  de  me  contredire?  Pas  un  mot  de  plus  là-dessus.  J'ai  furnié 
le  dessein  de  marier  mon  fils  avec  ma  nièce;  c'est  un  couple  assorti  ;  leur 
éducation  me  coûte  six  mille  écus. 

MAITRE   BRIDAINE. 

Il  sera  nécessaire  d'obtenir  des  ilis[)enses. 


ON    NE    UAIUNE    PAS    AVEC    LAMOUK.  io 

LE    BAUON. 

Je  les  ai,  Bridaine;  elles  sont  sur  ma  table,  dans  mon  cabinet.  ()  mon 
.nui,  apprenez  maintenant  qne  je  suis  plein  de  joie.  Vous  savez  que  j'ai 
eu  de  tout  temps  la  plus  profonde  liorreur  de  la  solitude.  Cependant  la 
place  que  j'occupe,  et  la  gravité  de  mon  hal)it,  me  forcent  à  rester  dans 
ce  cliàteau  [lenilant  trois  inois  d'iiiver,  et  trois  mois  d'été.  Il  est  impos- 
sible de  faire  le  boniieur  des  lionunes  en  général ,  et  de  ses  vassaux  en 
|tarticulier,  sans  donner  parfois  à  son  valet  de  cliamb»e  l'ordre  rigoureux 
de  ne  laisser  entrer  personne.  Qu'il  est  austère  el  diflicile,  le  recueille- 
ment de  l'bonune  d'état!  et  quel  plaisir  ne  trouverai-je  pas  à  tempérer, 
par  la  présence  de  mes  deux  enfans  réunis,  la  sombre  tristesse  à  laquelle  je 
dois  nécessairement  être  en  proie  depuis  que  le  roi  m'a  nommé  receveur! 

MAITRE  BRIDAINE. 

Ce  mariage  se  fera-l-il  ici,  ou  à  Paris? 

LE  BAROX. 

Yoilà  où  je  vous  attendais,  Bridaine;  j'élais  sûr  de  cette  question. 
Eii  bien  !  mon  ami,  que  diriez-vous,  si  ce^  mains  (pie  voilà  (oui,  Bri- 
daine, vos  propres  mains,  ne  les  regardez  |)as  d'une  manière  aussi  pileuse) 
étaient  destinées  à  bénir  solennellement  l'heureuse  confirmation  de  mes 
rêves  les  plus  cUers  ?  Hé  ?  '        -  ■'     ■      ;'    ' 

MAITRE  BRIDAINE. 

Je  me  lais;  la  reconnaissance  me  ferme  la  bouche.  ;  .  ,  j 

LE  BARON.  -   ; 

Regardez  par  cette  fenêtre;  ne  voyez-vous  pas  que  mes  gens  se  portent 
en  foule  à  la  grille?  Mes  deux  enfans  arrivent  en  même  temps;  voilà  la 
combinaison  la  plus  heureuse,  .l'ai  disposé  les  choses  de  manière  à  tout 
prévoir.  Mu  nièce  sera  introduite  par  celte  porte  à  gauche,  el  mon  fils  par 
celte  porte  à  droite.  Qu'en  diles-vous?  Je  me  fais  une  fête  de  voir  comment 
ils  s'aborderont,  ce  qu'ils  se  diront;  six  mille  écus  ne  sont  pas  xme  baga- 
telle, il  ne  faut  pas  s'y  tromper.  Ces  enfans  s'aimaient  d'ailleurs  fort  len- 
diemenl  dès  le  berceau.  —  Bridaine ,  il  me  vient  une  idée. 

MAITRE  BRIDAINE.  ,;..:'> 

f  ^quelle? 

LE  BARON. 

Pendant  le  diner,  sans  avoir  l'air  d'y  toucher, —  vous  comprenez,  mon 
ami ,  —  tout  en  vidant  quelques  coupes  joyeuses,  —  vous  savez  le  latin , 
Bridaine? 

MAITRE  BRIDAINE. 

7<«  erfcy50? ;  pardieu,  si  je  le  sais! 


JU't  HI.VLt    Ut:>    UKLX    llU.MtUS. 

Lh  UVIIO.N. 

Jf  serais  bien  aise  ilc  Nttiis  voir  ciilreftreutlrc  ce  {j;ii(,()U,  —  diserèto- 
ineul,  s'enteiiil,  —  devant  sa  cousine;  cela  ne  peut  [notliiire  '|n'un  bon 
efTel;  —  failes-Ie  parler  un  pou  latin,  —  non  pas  piecisénient  pendant  le 
diner,  —  <<la  deviendrait  fastidieux,  et  (pianl  à  moi,  je  n'y  comprend» 
rien.  —  mais  au  dessert ,  —  entendez-vous? 

MAITRK  BRIDAirïE. 

Si  vous  n'y  comprenez  rien ,  monseigneur,  il  est  probable  (pie  votre 
nièce  est  dans  le  m<?me  cas. 

M-:  n  VRON. 

Raison  de  j'ius;  ne  voulez-vous  pas  qu'une  femme  admire  ce  qu'elle 
comprend ;•  D'où  sortez-vous,  Bridaini'?  Voilà  un  raisonnement  qui  fait 
pitié. 

MAITRK  BRIDAINE. 

Je  connais  peu  les  femmes;  mais  il  me  semble  qu'il  est  difficile  qu'on 
admire  ce  ([u'on  ne  comprend  pas. 

LE  BARON. 

Je  les  connais,  lîridaine;  je  connais  ces  ôlres  cliarmans  et  indéfinis- 
sables. Soyez  persuadé  qu'elles  ainu  nt  à  avoir  de  la  poudre  dans  les  yeux, 
et  que  plus  on  leiu'  en  jette,  phis  elles  les  écarquiilent,  afin  d'en  gober 
davantage. 

(  Perdican  entre  «l'un  coté  ,  Camille  de  l'autre.  ) 

Bonjour,  mesenfans;  l)onjour,  ma  chère  Camille,  mon  cher  Perdican  ! 
enibras^ez-moi ,  et  embrassez-vous. 

l'ERniCAN. 

Bonjour,  mon  père,  ma  sœur  bien-aimée!  quel  bonheur!  que  je  suis 
heureux  ! 

CAMILLE. 

îVlon  père  et  mon  cousin ,  je  vous  salue. 

PERniCAN. 

Comme  te  voilà  grande,  Camille!  et  belle  comme  le  jour. 

LE    BARON. 

Quand  as-tu  quitté  Paris,  Perdican? 

PEllûICAIV. 

Mercredi,  je  crois,  ou  mardi.  Comn;e  te  voilà  métamorphosée  en 
femme  !  Je  suis  donc  un  homme,  moi  ?  Il  me  sendile  que  c'est  hier  que  je 
t'ai  vue  pas  plus  haute  ([ue  cela. 

LE    BARON. 

Vous  devez  être  fatigué;  la  roule  est  longue,  et  il  fait  chaud. 


ON    NK    BAUINK    PAS    AVKC    LAMOCR.  47 

PKRDICAN. 

Oh!  mon  Dieu,  non.  Kegaidez  donc,  mon  père,  comme  Camille  est 
jolie! 

LE   BARON. 

Allons,  Camille,  embrasse  Ion  cousin. 

CAMILLE, 

Excusez-moi. 

LK    BARON. 

Un  compliment  vaut  un  baiser;  embrasse-la,  Perdican. 

PERDICAN. 

Si  ma  cousine  recule  quand  je  lui  tends  la  main ,  je  vous  dirai  à  mon 
tour  :  Excusez-moi;  l'amour  peut  voler  un  baiser,  mais  non  pas  l'amitié. 

CAMILLE. 

L'amitié  ni  l'amour  ne  doivent  recevoir  (|ue  ce  qu'ils  peuvent  rendre. 

LE    BARON  ,  à  maître  BriJaine. 

YoilA  un  commencement  de  mauvais  augure;  hé? 

MAITRE   BRIDAINE,  au  baron. 

Trop  de  pudeur  est  sans  doute  un  défaut  ;  mais  le  mariage  lève  bien  des 
scrupules. 

LE  BARON  ,  à  inaitie  Biidnine. 

Je  suis  choqué,  — blessé.  —  Celte  réponse  m'a  déplu.  —  Exnisez-moi! 
Avez-vous  vu  ([u'elle  a  t'ait  muie  de  se  signer?  —  Yenez  ici,  que  je  vous 
parle.  —  Cela  m'est  péiiib!e  au  dernier  point.  Ce  moment  qui  devait 
m'être  si  doux  est  complètement  gAté.  —  Je  suis  vexé,  —  piqué.  — 
Diable  !  voilà  qiu  est  fort  mauvais. 

MAITRE   BRIDAINE. 

Diles-leur  ([iielques  mots;  les  voilà  (pii  se  tournent  le  dos. 

LE    BARON. 

Eh  bien!  mes  enfans,  à  quoi  pensez- vous  donc?  Que  fais-tu  là,  Ca- 
mille ,  devant  celte  tapisserie  ? 

CAMILLE,  legardant  un  tableau. 

Voilà  un  beau  portrait,  mon  oncle.  N'est-ce  pas  luie  granil'  tante  à 
nous  ? 

LE  BARON. 

Oui,  mon  enfant,  c'est  ta  bisaïeule,  —  ou  du  moins,  —  la  sœur  de  ton 
bisaïeul ,  —  car  la  chère  dame  n"a  jamais  concouru ,  —  pour  sa  part,  je 
crois,  autrement  qu'en  prières,  —  à  l'accroissement  de  la  famille.  —  C'é- 
tait, ma  foi,  une  sainte  femme. 


iS  HtVLL    l)K^    1)1. L  \    M().M»LS. 

CVMII.l.K. 

Oh:  oui,  uiio  saiiiU":  fC>t  ma  i;!  and'  laiile  Isabelle;  ooinnic  ce  rosliiinc 
reliirieux  lui  va  bien  ! 

I,i:    UAllON. 

I".l  loi ,  Penlicaii,  (|tic  fais-tu  là,  devant  ce  pot  de  Heurs i' 

IM:  Il  1)1  (AN. 

> Oilà  une  tleur  charmante,  n)on  [lère.  C'est  un  hélioliope. 

LE   BARON. 

Te  moques-tu?  elle  est  grosse  comme  une  mouche. 

PEnniCAN. 
Cette  petite  (leur  grosse  comme  une  mouche  a  bien  son  prix. 

MAITRE   BRIDAINE. 

Sans  doute!  le  docteur  a  raison;  demandez-lui  à  (juel  sexe,  à  quelle 
classe  elle  appartient;  de  (piels  olémcns  elle  se  forme,  d'où  lui  vieiment. 
sa  sèvo  et  sa  couleur;  il  vous  ravira  en  extase  en  vous  détaillant  les  phé- 
nomènes de  ce  brin  d'herbe ,  depuis  la  racine  jusqu'à  la  Heur. 

PERDICAN. 

Je  n'en  sais  pas  si  long,  mon  révérend.  Je  trouve  qu'elle  sent  bon, 
voilà  tout. 


SCENE  m. 

Devant  le  château. 

Entre  LE  CHOEUR. 
Plusieurs  choses  me  divertissent  et  excitent  ma  curiosité.  Venez,  mes 
amis,  et  asseyons-nous  sous  ce  noyer.  Deux  formidables  dîneurs  sont  en 
ce  moment  en  prés»nce  au  eliàleau ,  maître  P.ridaine  et  maître  Blazius. 
IS'avez-vous  pas  fait  une  remarque?  c'est  que  lorsijue  deux  hommes  à  peu 
près  pareils,  également  gros,  également  sots,  ayant  les  mêmes  vices  et 
les  mêmes  passions,  viennent  par  hasard  à  se  rencontrer,  ii  faut  néces- 
sairement ([u'ils  s'adorent  ou  qu'ils  s'exècrent.  Par  la  raison  que  les  con- 
traires s'attirent ,  qu'un  homme  grand  et  desséché  aimera  un  homme  petit 
et  rond,  que  les  blonds  recherchent  les  bruns,  et  réciproquement,  je 
prévois  une  lutte  secrète  entre  le  gouverneur  et  le  curé.  Tous  deux  sont 
armés  d'une  éi:ale  impudence;  tous  deux  ont  pour  ventre  un  tonneau; 
non-seulement  ils  sont  gloutons,  mais  ils  sont  gourmets;  tous  deux  se  dis- 
puteront à  dîner,  non-seulement  la  quantité,  mais  la  qualité.  Si  le  poisson 


ON   NE    BADINE    PAS   AVEC    L'aMOLR.  49 

est  petit,  coniineiit  faire?  et  dans  tous  les  cas  une  laiiij^ue  de  carpe  ne  peut 
se  partager,  et  une  carpe  ne  peut  avoir  deux  langues.  Hem ,  tous  deux 
sont  !)avards  ;  mais  à  la  rigueur  ils  peuvent  parler  ensemble  sans  s'écouter 
ni  l'un  ni  l'autre.  Déjà  maître  Bridaine  a  voulu  adresser  au  jeune  Perdi- 
can  plusieurs  questions  [)édantes,  et  le  gouverneur  a  froncé  le  sourcil.  Il 
lui  est  désagréable  qu'un  autre  que  lui  semble  mettre  son  élève  à  l'épreuve. 
Item,  ils  sont  aussi  ignorans  l'un  que  l'autre;  item,  ils  sont  prêtres  tous 
deux;  l'un  se  targuera  de  sa  cure ,  l'autre  se  rengorgera  dans  sa  charge  de 
gouverneur.  IMaître  Blaziiis  confesse  le  (ils,  et  maître  Briilaine  le  père. 
Déjà,  je  les  vois  accoudés  sur  la  table,  les  joues  enflammées,  les  yeux  à 
fleur  de  tête ,  secouer  pleins  de  haine  leurs  triples  mentons.  Ils  se  regar- 
dent de  la  tête  aux  pieds,  ils  préludent  par  de  légères  escarmouches j 
bientôt  la  guerre  se  déclare;  les  cuistreries  de  toute  espèce  se  croisent  et 
s'échangent;  et,  pour  comble  de  malheur,  entre  les  deux  ivrognes  s'agite 
dame  Pluclie ,  (|ui  les  repousse  l'un  et  l'autre  de  ses  coudes  affilés. 

iMainlenanl  que  voilà  le  dîner  fini,  on  ouvre  la  grille  du  cliàleau.  C'est 
la  compagnie  qui  sort;  retirons-nous  à  l'écart.  (  us  sortent.) 

Entrent  le  baron  et  dame  Pluche.        '   ' 
LE   BARON. 

Vénérable  Pluche ,  je  suis  peiné. 

DAME    l'LUCHE. 

Est-il  possible ,  monseigneur  ? 

LE    BARON. 

Oui,  Pluche,  cela  est  possible.  J'avais  compté  depuis  long-temps,  — 
j'avais  même  écrit,  noté,  —  sur  mes  tablettes  de  poche,  —  que  ce  join- 
devait  être  le  plus  agréable  de  mes  jours,  —  oui,  bonne  dame,  le  plus 
agréable.  —  Vous  n'ignorez  pas  que  mon  dessein  était  de  marier  mon  fils 
avec  ma  nièce;  —  cela  était  résolu ,  —  convenu ,  —  j'en  avais  parlé  à  Bri- 
daine, —  et  je  vois,  je  crois  voir,  que  ces  enfans  se  parlent  froidement; 
—  ils  ne  se  sont  pas  dit  un  mot. 

DAME  PLUCHE. 

Les  voilà  (jui  vieiment,  monseigneur.  Sont-ils  prévenus  de  vos  projets:' 

LE   BARON. 

Je  leur  en  ai  touché  que!(iues  mots  en  p  irlicidier.  Je  crois  qu'il  serait 
bon,  puis(iue  les  voilà  réunis,  de  nous  asseoir  sous  cet  ombrage  propice, 
el  de  les  laisser  ensemble  lUi  instant.       (  a  se  retire  avec  dame  i-iuchc.) 

,         .  ,  .    Entrent  Camille  et  Perdican. 

TOME  III.  —  SUPPLÉMENT.  4 


50  HK.Vir,    DIS    DK.IX    MONOKS. 

l'EUDICAN. 

Sais-iii  (|ue  cela  n'a  rien  de  beau ,  Caniille ,  de  ni'avoir  refusé  uti  baiser  f 

CAMILIJ'.. 

Je  suis  comme  cela;  c'est  ma  manière. 

PERDICAN. 

Venx-lu  mon  bras,  pour  faire  un  tour  dans  le  village? 

CAMlLhli. 

Non ,  je  suis  lasse. 

PEUDICAN. 

Cela  ne  te  ferait  pas  plaisir  de  revoir  la  prairie  ?  Te  souviens-tu  de  nos 
parties  sur  le  bateau?  Viens,  nous  descendrons  jusqu'aux  moulins;  je 
tiendrai  les  rames,  et  toi  le  gouvernail. 

CAMILLE. 

Je  n'en  ai  nulle  envie. 

PERDICAN. 

Tu  me  fends  l'ame.  Quoi  !  pas  un  souvenir,  Camille  ?  pas  un  battement 
de  cœur  pour  notre  enfance ,  pour  tout  ce  pauvre  temps  passé ,  si  bon ,  si 
<loux,  si  plein  de  niaiseries  délicieusas?  Tu  ne  veux  pas  venir  voir  le  sen- 
tier par  où  nous  allions  à  la  ferme? 

CAMILLE. 

Non,  pas  ce  soir. 

PERDICAN . 

Pas  ce  soir  !  et  quand  donc?  Toute  notre  vie  est  là. 

CAMILLE. 

Je  ne  suis  ni  assez  jeune  pour  m'amuser  de  mes  poupées ,  ni  assez  vieille 
pour  aimer  le  passé. 

PERDICAN. 

Comment  dis-tu  cela  ? 

CAMILLE. 

Je  dis  que  les  souvenirs  d'enfance  ne  sont  pas  de  mon  goût. 

PERDICAN. 

Cela  t'ennuie? 

CAMILLE. 

Oui,  cela  m'ennuie. 

PERDICAN. 

Pauvre  enfant  !  je  te  plains  sincèrement.   (  Us  sortent  chacun  de  lem-  côté.  ; 

LE  BARON  ,  rentrant  avec  dame  Placbe. 

Vous  le  voyez ,  et  vous  l'entendez,  excellente  Pluche;  je  m'attendais  à 


ON    NE    BADINE    PAS    AVEC    L  AMOUR.  li\ 

Ja  plus  suave  harmonie,  et  il  me  semble  assister  à  un  concert  où  le  violon 
joue  mon  cœur  soupire  pendant  que  la  flûte  joue  vive  Henri  IV.  Songez 
à  la  discordance  affreuse  qu'une  pareille  combinaison  produirait.  Voilà 
pourtant  ce  qui  se  passe  dajis  mon  cœur. 

DAME   PLUCHE. 

Je  l'avoue;  il  m'est  impossible  de  blâmer  Camille,  et  rien  n'est  de  plus 
mauvais  Ion,  à  mon  sens,  que  les  parties  de  bateau. 

LE   BARON. 

Parlez-vous  sérieusement  ? 

DAME   PLUCHE. 

Seigneur,  une  jeune  fille  qui  se  respecte  ne  se  hasarde  pas  sur  les  pièces 
d'eau. 

LE   BARON. 

Mais  observez  donc,  dame  Pluche,  que  son  cousin  doit  l'épouser,  et 
que  dès  lors... 

DAME   PLUCHE. 

Les  convenances  défendent  de  tenir  un  gouvernail ,  et  il  est  malséant 
de  quitter  la  terre  ferme  seule  avec  un  jeune  homme. 

LE   BARON. 

Mais  je  répète...  Je  vous  dis... 

DAME   PLUCHE. 

C'est  là  mon  opinion.  .• 

LE   BARON. 

Etes-vous  folle?  En  vérité,  vous  me  feriez  dire...  Il  y  a  certaines  ex- 
pressions... que  je  ne  veux  pas...  qui  me  répugnent...  Vous  me  donnez 
envie...  en  vérité,  si  je  ne  me  retenais...  Vous  êtes  une  pécore,  Pluche! 
Je  ne  sais  que  penser  de  vous.  (  n  son.  i 


SCÈNE  IV. 

Une  place. 
LE  CHOEUR,  PERDIC AN. 

i  .!    ,  ;       ■     1  .  . 

PERDICAN.  .  .       ;;     • 

Bonjour,  amis.  Me  reconnaissez-vous? 

LE   CHŒUR. 

Seigneur,  vous  ressemblez  à  un  enfant  que  nous  avons  beaucoup  aimé. 

4. 


*i^  RKVlil.    HKS    lH'.dX    MONUKS. 

l'^;lu>l(;A^•. 
N'o,sl-»T  pas  vous  ipii  m'avez  poiii'  sur  votre  dos  pour  passer  les  ntis- 
sPimx  (le  vos  prairies,  vous  <|iii  m'avez  fait  danser  sur  vos  fî<*iioux ,  rpit 
m'avez  pris  en  eroiipe  sur  vos  ehevaiix  robustes,  (pii  vous  «Mes  serrés  quel- 
quefois autour  de  vos  tal)lespour  me  faire  une  place  au  souper  de  la  ferme? 

i,F.  r,ii«i;iiK. 
Nous  nous  eu  souvenons,  seijîneiir.  V<nis  cliez  bien  le  pins  mauvais  |,^ar- 
nemcnl  ol  le  meilleur  i,^uvon  de  la  terre. 

ri:nnicv.\. 
l'îl  pouiquoi  donc  alors  ne  m'embrassez-vous  pas ,  au  lieu  de  me  saluer 
comme  un  étrangler? 

LE   CHŒUR. 

Que  Dieu  te  bénisse,  enfant  de  nos  entrailles!  cbacuu  de  nous  voudrait 
le  prendre  dans  ses  bras;  mais  nous  sommes  vieux,  monseigneur,  el 
vous  êtes  un  bonmie. 

PKHDIC.VN. 

Oui ,  il  y  a  dix  ans  que  je  ne  vous  ai  vus.  et  en  mi  jour  tout  change 
sous  le  soleil.  Je  me  suis  élevé  de  quebpies  pieds  vers  le  ciel,  et  vous  vous 
êtes  courbés  de  quebpies  pouces  vers  le  tombeau.  Vos  têtes  ont  blanchi , 
vos  pas  sont  devenus  plus  lents;  vous  ne  pouvez  plus  soulever  de  terre 
votre  enfant  d'autrefois.  C'est  donc  à  moi  d'être  votre  père,  à  vous  (pii 
avez  été  les  miens. 

LE   CHŒUR. 

Votre  retour  est  un  jour  plus  heureux  que  votre  naissance.  Il  est  plus 
doux  de  retrouver  ce  qu'on  aime ,  que  d'embrasser  un  nouveau-né. 

,,  PERDlCAN. 

Voilà  donc  ma  chère  vallée  !  mes  noyers ,  mes  sentiers  verts,  ma  [)etile 
fontaine;  voilà  mes  jours  passés  encore  tout  pleins  de  vie,  voilà  le  monde 
mystérieux  des  rêves  de  mon  enfance.  O  patrie!  patrie!  mot  incompré- 
hensible! l'homme  n' est-il  donc  né  que  pour  un  coin  de  terre,  pour  y 
bâtir  son  nid  et  pour  y  vivre  un  jour? 

LE  CHŒUR. 

On  nous  a  dit  que  vous  êtes  un  savant ,  monseigneur. 

PERDICAX. 

Oui,  on  me  l'a  dit  aussi.  Les  sciences  sont  une  belle  chose ,  mesenfans  ; 
ces  arbres  et  ces  prairies  enseignent  à  haute  voix  la  plus  belle  de  toutes, 
l'oubli  de  ce  qu'on  sait. 

LE  CHŒUR. 

n  s'est  fait  plus  d'un  changement  pendant  votre  absence.  Il  y  a  des 
filles  mariées  et  des  garçons  partis  pour  l'armée. 


ON    NE    UADLMi    PAS    AVEC   LAMOUK.  53 

l'EUUICAN. 

Vous  me  conlerez  tout  cela.  Je  m'uUends  bien  ù  du  nouveau,  mais  en 
vérité  je  n'en  veux  pas  encore.  Comme  ce  lavoir  est  pelit!  aulrelois  il  me 
paraissait  immense;  j'avais  emporté  dans  ma  tète  un  océan  et  des  iorèts , 
et  je  retrouve  une  goutte  d'eau  et  des  Inins  d'herbe.  Quelle  est  donc  celte 
jeune  Hll<'  qui  chaule  à  sa  croisée  derrière  ces  arbres? 

LE    CIIŒUU. 

C'est  Rosette,  la  sœur  de  lait  de  votre  cousine  Camille. 

l'EKDICAN  ,    s'avanç;.nl. 

Descends  vile,  lloselte,  et  viens  ici. 

ROSETTE,  entrant.  ^  . 

Oui,  monseigneur. 

PERDICAN. 

Tu  me  voyais  de  ta  fenêtre,  et  lu  ne  venais  pas,  méchante  fille?  donne- 
moi  vite  cette  main-là,  et  ces  joues-là,  que  je  t'embrasse. 

ROSETTE. 

Oui ,  monseigneur. 

l'EUUICAN. 

Es-tu  mariée,  petite?  on  m'a  dit  que  tu  l'étais. 

ROSETTE. 

Oh  !  non. 

l'EUDICAN, 

Pourquoi?  Il  n'y  a  pas  dans  le  village  de  plus  jolie  fille  que  toi.  Nous  te 
marierons,  mon  enfant. 

LE   CHŒUR. 

IMonseigneur,  elle  veut  mourir  fille. 

l'ERDICAX. 

Est-ce  vrai,  Uosetle? 

ROSETTE. 

Oh!  non. 

'  PERDICAN.  ,- 

Ta  sœur  Camille  est  arrivée.  L'as-tu  vue  !*  .  ;  .     •  n 

I     .  ROSETTE.  ,  ,     ,    vj 

Elle  n'est  pas  encore  venue  par  ici.      ,  ,  !  •:  ^    i     . 

'■   '■■  ■     PERDICAN.  •  ■        ,  .  ■...:';,     •  ■ 

Va-t'en  vite  mettre  la  robe  neuve,  et  viens  souper  au  château. 


M^  lUCVlL    DES    DKLX    .M(JM>liS. 

SCÈNE  V. 

Une  salle. 
Eiitmil  le  BARON  el  nuiilrc  BL  AZIUS. 

MAITIU:    IlLAZirS. 

Seiyiit'iir,  j"ai  un  mol  à  vous  dire;  le  curé  de  la  paroisse  est  un  ivroj^ue. 

LE   BARO.N. 

Fi  done  1  cela  ne  se  peul  pas. 

MAITRK   BLAZFUS. 

J'en  suis  certain.  Il  a  bu  à  dîner  trois  bouteilles  de  vin. 

LE   BARON. 

Cela  est  exorbitant. 

MAITRE    ULAZIUS. 

Et  en  suitanl  de  table,  il  a  marclu'  sur  les  plates-bandes. 

LE  BARON. 

Sur  les  plaies-bandes?  —  Je  suis  confondu.  —  Voilà  qui  est  étrange, 
—  boire  trois  bouteilles  de  vin  à  dîner!  rnarclier  sur  les  plates-bandes? 
c'est  incompréhensible.  Et  pourquoi  ne  marchait-il  pas  dans  l'ailée? 

MAITRE   BLAZIUS. 

Parce  qu'il  allait  de  travers. 

LE    BARON  ,  à  part. 

Je  commence  à  croire  que  Bridaine  avait  raison  ce  matin.  Ce  Blaziii!» 
sent  le  vin  d'une  manière  horrible. 

MAITRE   BLAZms. 

De  plus,  il  a  mangé  beaucoup;  sa  parole  était  embarrassée. 

LE    BARON. 

Vraiment,  je  l'ai  remarqué  aussi. 

MAITRE   BLAZIUS. 

Il  a  lâché  quelques  mots  latins;  c'étaient  autant  de  solécismes.  Seigneur, 
c'est  un  homme  dépravé. 

LE  BARON  ,  à  part. 

Pouah!  ce  Blazius  a  une  odeur  qui  est  intolérable.  —  Apprenez,  gou- 
verneur, que  j'ai  bien  autre  chose  en  tète ,  et  que  je  ne  me  mêle  jamais  de 
ce  qu'on  boit  ni  de  ce  qu'on  mange.  Je  ne  suis  point  un  majordome. 

MAITRE   BLAZIUS. 

A  Dieu  ne  plaise  que  je  ne  vous  déplaise ,  monsieur  le  baron  ;  votre  vin 
est  bon. 


ON    Nli    BADINK    l'AS    AVEC    i/aMOUK.  H^ 

LE    BARON. 

Il  y  a  lie  buu  vin  claiii)  mes  caves. 

MAITHK  HR1DAINE,  enlianl. 

Seigneur,  votre  lils  esl  sui  la  place ,  suivi  de  lous  les  polissons  du  village. 

LE    BARON. 

Cela  est  impossible. 

MAURE   BRIDAINE. 

Je  l'ai  vu  de  mes  propres  yeux.  Il  ramassait  des  caillons  pour  faire  des 
ticochels. 

LE    BARON. 

Des  ricoeliets?  ma  tôle  s'éj^are;  voilà  mes  idées  qui  se  bouleversent. 
Vous  me  faites  un  rapport  insensé,  liridaiae.  Il  est  inoui  (|u'un  docteur 
fasse  des  ricochets. 

BRIDAINE. 

Mellez-vous  à  la  fenôtre,  monseigneur,  vous  le  verrez  de  vos  propres 
yeux. 

LE  BARON  ,  à  paît. 

O  ciel,  Blazius  a  raison;  Bridaine  va  de  travers. 

MAITRE   BRIDAINE. 

Regardez,  monseigneur,  le  voilà  au  bord  du  lavoir,  il  tient  sous  le  bras 
une  jeune  paysanne. 

LE   BARON. 

Due  jeune  paysanne?  Mon  Dis  vient-il  ici  pour  débaucher  mes  vassales? 
Une  paysanne  sous  son  bras!  et  tous  les  gamins  du  village  autour  de  lui  ! 
le  me  sens  hors  de  moi. 

MAITRE   BRIDAINE. 

Cela  crie  vengeance. 

LE   BARON. 

Tout  est  perdu  !  —  perdu  sans  ressource  !  —  Je  suis  perdu;  —  Bridaine 
va  de  travers,  Blazius  seul  le  vin  à  faire  horreur,  et  mon  fds  séduit  toutes 
les  filles  du  village  en  faisant  des  ricochets.  (  n  son.) 


HiN   DU    PREMIER  ACTE. 


ACTE  SECOND. 


SCENE  PREMIERE. 

Un  jardin. 
Enlrent  maîlre  BLAZIUS  et  PERDICAIN. 

MAITRE    BLAZIUS. 

Seigneur,  voire  père  esl  au  désespoir. 

PERDICAN. 

Pounjuoi  cela  ? 

MAITRE   BLAZIUS. 

Vous  n'ignorez  pas  qu'il  avait  formé  le  projet  de  vous  unir  à  voire  cou- 
sine Camille. 

PERDICAN. 

Eh  bien?  —  Je  ne  demande  pas  mieux. 

MAITRE   BLAZIUS. 

Cependant  le  baron  croit  remarquer  que  vos  caractères  ne  s'accordent 
pas. 

PERDICAN. 

Cela  est  malheureux;  je  ne  puis  refaire  le  mien. 

MAITRE   BLAZIUS. 

Rendrez-vous  par  là  ce  mariage  impossilîle  ? 

PERDICAN. 

Je  vous  répèle  que  je  ne  demande  pas  mieux  que  d'épouser  Camille. 
Allez  trouver  le  baron  et  dites-lui  cela. 


ON    ^'E    UADliNE    l'A.S    AVI.C    L  AMOLK.  Oi 

MAITUE    BLAZIUS. 

Seigneur,  je  me  relire  :  voilà  voire  cousine  qui  vient  de  ce  côté. 

(  II  sort.  ) 
Entre  Camille. 
PERDICAN. 

^    Déjà  levée,  cousine;''  J'en  suis  toujours  pour  ce  (jue  je  t'ai  ilil  liier  ;  tu 
es  jolie  comme  uu  cœur. 

CAMILLK. 

Parlons  sérieusement,  Perdican;  votre  père  veut  nous  marier.  Je  ne 
sais  ce  que  vous  en  pensez;  mais  je  crois  bien  faire  en  vous  prévenant  que 
mon  parti  est  pris  là-dessus. 

PEKDlCAiX. 

Tant  pis  pour  moi  si  je  vous  déplais. 

CAMILLE. 

Pas  plus  qu'un  autre;  je  ne  veux  pas  me  marier;  il  n'y  a  rien  là  dont 
votre  orgueil  doive  souffrir. 

•  •  l'EUDIC.AN. 

L'orgueil  n'est  pas  mon  fait;  je  n'en  estime  ni  les  joies  ni  les  peines. 

CAMILLE. 

Je  suis  venue  ici  pour  recueillir  le  bien  de  ma  mère;  je  retourne  demain 
au  couvent. 

PERDICAN. 

Il  y  a  de  la  franchise  dans  ta  démarche;  louche  là,  et  soyons  bons 
amis. 

CAMILLE. 

Te  n'aime  pas  les  altouchemens. 

PEilDICAN,  lui  prenant  la  main. 

Donne-moi  ta  main,  Camille,  je  t'en  prie.  Que  crains-tu  de  moi?  tu 
ne  veux  pas  qu'on  nous  marie?  Eh  bien  !  ne  nous  marions  jtas;  est-ce  une 
raison  pour  nous  haïr?  ne  sommes-nous  pas  le  frère  et  la  scrur?  Lorsque 
la  mère  a  ordonné  ce  mariage  dans  son  testament,  elle  a  voulu  (jue  notre 
amitié  fût  éternelle,  voilà  tout  ce  (|u'elle  a  voulu;  pourquoi  nous  marier? 
voilà  ta  main  et  voilà  la  mienne  ;  et  pour  qu'elles  restent  unies  ainsi  jus- 
qu'au dernier  soupir,  crois-tu  qu'il  nous  faille  un  prêtre?  Nous  n'avons 
besoin  que  de  Dieu. 

CAMILLE. 

Je  suis  bien  aise  que  mon  refus  vous  soit  indiflérent. 

PERDICAN. 

Il  ne  m'est  point  indilTérent ,  Camille.  Ton  amour  m'eût  lîoiiné  la  vie , 
mais  ton  amitié  m'en  consolera.  Ne  quitte  pas  le  château  demain;  hier. 


■)S  IIKVUE    DES    IJEUX    MONDES.        " 

In  as  rofiisf  ilo  fiiiro  un  (miido  janliii,  parce  (|uc  lu  vdvais  en  iiiui  un 
uiaii  ilonl  lu  ne  voulais  pas.  Ileste  ici  (piciqucs  jouis;  laisse -moi  csperci 
<|iie  notie  vie  pas«iee  nesl   pas  inorle  à  jamais  ilaus  Ion  co-in. 

CAMlLlj;. 

Je  suis  obliuec  de  paiiii . 

PEIIUICA.N. 

Pounpioi  :* 

CAMII,Li;. 

C'est  mon  secret. 

l'ERUICA.N. 

En  aimes-lu  un  autre  que  moi?  ; 

CAMILLE. 

Non  ;  mais  je  veux  partir. 

PERDICAN. 

Irrévocablement? 

CAMILLE. 

Oui,  irrévocablement.  r> 

PEKUICAN. 

EU  bien!  adieu.  J'aurais  voulu  m'asseoir  avec  loi  sous  les  maronniers 
«lu  petit  bois,  et  causer  de  boime  amitié  une  heure  ou  deux.  Mais  si  cela 
le  déplaît,  n'en  parlons  plus;  adieu ,  mon  enl'ant.  (  n  son.  ) 

CAMILLE  ,  à  dame  Plucbc  qui  entre. 

Dame  Fluclie,  iml  est-il  prêt?  Partirons-nous  demain?  Mon  tuteur 
a-t-il  fini  ses  comptes? 

DAME   PLUCHE. 

Oui ,  chère  colombe  sans  tache.  Le  baron  m'a  irailée  de  pécore  hier 
.>oir,  et  je  suis  enclianlee  de  partir.  d^j 

CAMILLE. 

Tenez;  voilà  un  mot  d'écrit  que  vous  porterez  avant  diner,  de  ma  part, 
a  mon  cousin  Perdican. 

DAME   PLUCHE. 

Seigneur  n)on  DieA!  est-ce  possible?  "Vous  écrivez  un  billet  à  un 
homme  ! 

CAMILLE. 

Ne  dois-je  pas  être  sa  femme?  Je  puis  bien  écrire  à  mon  fiancé. 

DAME   PLUCHE. 

Le  seigneur  Perdican  sort  d'ici.  Que  pouvez-vous  lui  écrire  ?  Votre 
fiancé ,  miséricorde  !  Serait-il  vrai  que  vous  oubliez  Jésus  ? 

CAMILLE. 

Faites  ce  que  je  vous  dis,  et  disposez  fout  pour  notre  départ. 

(Elles  sortent.  I 


ON    NK    BADINE    PAS    AVEC   l' AMOUR.  o\) 

SCÈNE  II.  . 

La  salle  à  manger.  —  On  met  le  couvert. 

Eulre  mallre  BRIDAINE. 
Cela  esl  cerlaiii;  on  lui  donnera  encore  aujourd'hui  la  place  d'honneur. 
Celle  chaise  ([ue  j'ai  occupée  si  long-temps  à  la  droite  du  baron  sera  la 
proie  du  gouverneur.  O  malheureux  que  je  suis  !  Un  âne  bâté,  un  ivrogne 
sans  pudeur,  me  relègue  au  bas  bout  de  la  lable  !  Le  majordome  lui  ver- 
sera le  premier  verre  de  Malaga ,  el  lorsque  les  plats  arriveront  à  moi ,  ils 
seront  à  moitié  froids,  et  les  meilleurs  morceaux  déjà  avalés;  il  ne  restera 
plus  autour  des  perdreaux  ni  choux  ni  carottes.  O  sainte  église  catholique  ! 
Qu'on  lui  ait  donné  cette  place  hier,  cela  se  concevait;  il  venait  d'arriver, 
c'était  la  première  fois,  depuis  nombre  d'années,  ([u'il  s'asseyait  à  celte 
table.  Dieu  !  comme  il  dévorait  !  non ,  rien  ne  me  restera ,  (jue  des  os  et 
des  pattes  de  poulet.  Je  ne  souffrirai  pas  cet  affront.  Adieu,  vénérable 
fauteuil  où  je  me  suis  renversé  tant  de  fois,  gorgé  de  mets  succulens  ! 
Adieu ,  bouteilles  cachetét  s ,  fumet  sans  pareil  de  venaisons  cuiles  à  |)oinl  ! 
Adieu,  table  splendide,  noble  salle  à  manger;  je  ne  dirai  plus  le  henedi- 
cile!  Je  retourne  à  ma  cure;  on  ne  me  verra  pas  confondu  [)armi  la  foule 
des  convives,  et  j'aime  mieux,  comme  César,  être  le  premier  au  village 
que  le  second  dans  Home.  (n  soit.  ) 


SCENE  III. 

Un  champ  devant  une  petite  maison. 
Entrent  ROSETTE  et  PERDICAN. 

PEIIDICAN. 

Puis(iue  la  mère  n'y  esl  pas,  viens  faire  un  tour  de  promenade. 

ROSETTE. 

Croyez- vous  que  cela  me  fasse  (hi  bien,  tous  ces  baisers  que  vous  mt 
donnez  ? 

PERDICAN. 

Quel  mal  y  trouves-tu?  Je  t'embrasserais  devant  ta  mère.  N'es-lu  pas  la 
sœur  de  Catnille?  ne  suis-je  pas  ton  frère  comme  je  suis  le  sien  ? 

ROSETTE. 

Des  mots  sont  des  mots ,  el  des  baisers  sont  des  baisers.  Je  n'ai  guère 


(iO  HKVii.  i)i;s  i)i:rx  mondks. 

ir«'>|»ril ,  v\  je  in'oii  a|»i'n;ois  bien  silùl  (juc  je  veux  diic  (|ii('I(|iie  chose. 
Les  belles  daines  savent  leur  affaire,  selon  ({u'on  leur  baise  la  main  droite 
ou  la  main  ijauelie;  leurs  pères  les  embrassent  sur  le  Iront,  leurs  frères 
sur  la  joue,  leurs  amoureux  sur  les  lèvies;  moi,  loul  le  inonde  m'embrasse 
sur  les  deux  joues,  et  eela  me  chagrine. 

i'r:uuicA\. 
Que  tu  es  jolie,  mon  enfant  ! 

ROSETTi;. 

Il  ne  faut  pas  non  |)lus  vous  fâcher  pour  cela.  Comme  vous  paraisse/ 
triste  ce  malin!  ^'otre  mariage  est  donc  man(|ué^ 

l'EKDICAN. 

Les  paysans  de  ton  village  se  souviennent  de  m'avoir  aimé;  b  s  chiens 
de  la  basse-cour  et  les  arbres  du  bois  s'en  souviennent  aussi;  mais  (Jamilie 
ne  s'en  souvient  pas.  Et  toi,  Rosette,  à  quand  le  mariage? 

ROSETTE. 

Ne  parlons  pas  de  cela ,  voulez-vous?  jiarlons  du  temps  cju'il  fait,  de  ces 
fleurs  (jue  voilà ,  de  vos  chevaux  et  de  mes  bonnets. 

PERDICAi\. 

De  tout  ce  qui  te  plaira ,  de  tout  ce  qui  peut  passer  sur  tes  lèvres  sans 
leur  ôter  ce  sourire  céleste,  que  je  respecte  plus  que  ma  vie. 

(  Il  l'embrasse.  ) 
ROSETTE. 

Vous  respectez  mon  sourire ,  mais  vous  ne  respectez  guère  mes  lèvres , 
à  ce  qu'il  me  semble.  Regardez  donc;  voilà  une  goutte  de  [>luie  qui  me 
lombe  sur  la  main ,  et  cependant  le  ciel  est  pur. 

l'ERDICAN. 

Pardonne-moi. 

ROSETTE. 

Que  vous  ai-je  fait  pour  que  vous  pleuriez?     '  (  lU  soncnt.  ; 


SCENE  IV. 

Au  château. 
Entrent  maître  BLAZIUS  et  le  BARON. 

MAITRE    BLAZH'S. 

Seigneur,  j'ai  nue  chose  singulière  à  vous  dire.  'J'out-à-l'heure  j'étais 
par  hasard  dans  l'oflice,  je  veux  dire  <larjs  la  galerie;  qu'aurais-je  été  faire 


ON    Nli    «ADIM.    l'AS    .\Vi:(.    l' AMOUR.  (H 

dans  l'office?  J'étais  donc  dans  la  galerie.  J'avais  trouvé  par  accident  une 
liouleille,  je  veux  dire  une  carafe  d'eau;  comment  anrais-je  trouvé  une 
bouteille  dans  la  galerie?  J'étais  donc  en  train  de  boire  un  coup  de  vin 
pour  passer  le  temps,  et  je  regardais  par  la  fenêtre,  entre  deux  vases  de 
lleurs  qui  me  paraissaient  d'un  goût  moderne ,  bien  qu'ils  soient  imités  de 
l'étrusque.      .         ,       ,:',;.,.     .  .i,    .,    •    ;  ,  ■•       r  ■    1  io     . 

>„t,  ...,.,.  =  .,-.,..■*,,_,;       LE  BARON.      ^^,,    ,_,,  ,  ,    ,;;;,;,,,,,, 

Quelle  insupportable  manière  de  parler  vous  avez  adoptée ,  Blaziiis!  vos 
discours  sont  inexjdicables. 

MAITRE   BLAZIUS. 

Ecoulez-moi ,  seigneur,  prêtez-moi  un  moment  d'attention.  Je  regardais 
donc  par  la  fenêtre.  Ne  vous  impatientez  pas,  au  nom  du  ciel,  il  y  va  de 
l'honneur  de  la  famille. ,,,,-  ^,|    ,;         ,, 

LE   BARON. 

De  la  famille  !  voilà  qui  est  incompréhensible.  De  l'honneur  de  la  fa- 
mille, Rlazius!  Blazius  !  savez-vons  que  nous  sommes  trente-sept  nwles, 
et  presque  autant  de  femmes,  tant  à  Paris  qu'en  province? 

MAITRE   BLAZIUS. 

Permettez-moi  de  continuer.  Tandis  que  je  buvais  un  coup  de  vin , 
je  veux  dire  un  verre  d'eau ,  pour  chasser  la  digestion  tardive ,  imaginez 
que  j'ai  vu  passer  sous  la  fenêtre  dame  Pluche  hors  d'haleine. 

LE   BARON.       '  '  '      - 

Pourquoi  hors  d'haleine,  Blazius?  ceci  est  insolite. 

MAITRE   BLAZins.  ,    i.       'iiii' 

Et  à  côté  d'elle ,  ronge  de  colère ,  votre  nièce  Camille.  .  .    > 

LE   BARON.  •      ç 

Qui  était  rouge  de  colère,  ma  nièce,  ou  dame  Pluche?  ;   , 

MAITRE   BLAZIDS. 

Votre  nièce ,  seigneur. 

j  LE   BARON. 

Ma  nièce  rouge  décolère!  Cela  est  inouij  et  comment  savez-vous  que 
c'était  de  colère?  Elle  pouvait  être  rouge  pour  mille  raisons;  elle  avait 
sans  doute  poursuivi  (pichpies  paillions  dans  mon  parterre. 

MAITRE    lîLAZUS. 

.le  ne  puis  rien  affirmer  là-dessus,  cela  se  peut;  mais  elle  s'écriait  avec 
force  :  Allez-y!  trouvez-le  !  faites  ce  qu'on  vous  dit!  vous  êtes  une  sotte  ! 
je  le  veux!  et  elle  frappait  avec  son  éventail  siu  h;  coude  de  dame 
Pluche,  qui  faisait  un  soubresaut  dans  la  luzerne  à  chaque  exclamation. 


(fcj  m  vuK  i)i;s  Dia  \   >him»j..s. 

l.li    HARON. 

Dans  ht  liizonif!  «'I  »iii('  i('|ii)ii(Iail  la  i^oiivcniaiilc  aux  exhavaRances  de 
ma  iiit't'f  '  car  (Vile  ("oiniiiilc  iiurilc  d'èlic  »|iialilic«'  ainsi. 

MMTUK    HLA/IUS. 

I.a  e:<invoi  liante  rcpoiulail  :  Je  ne  veux  pas  y  aller!  Je  ne  l'ai  pas  trouvé! 
Il  fait  la  cour  aux  lillcs  du  villai^e,  à  des  p;ai(leuses  de  dindons!  Je  suis 
trop  vieille  pour  commencer  à  porler  des  messages  d'amour  ;  içiace  à  Dieu  , 
j'ai  vécu  les  mains  pures  jusqu'ici.  —  Et  tout  en  parlant,  elle  froissait  dans 
ses  mains  un  petit  [tapier  plié  en  quatre. 

LE   BAUON. 

Je  n'y  comprends  rien;  mes  idées  s'embrouillent  tout-à-fait.  Quelle 
raison  pouvait  avoir  dame  Pluche  pour  froisser  un  papier  plié  en  «jualre 
en  faisant  des  soubresauts  dans  une  luzerne  !  Je  ne  puis  ajouter  foi  à  de 
pareilles  monstruosités. 

MAITRE   BLAZIOS. 

Ne  comprenez-vous  pas  clairement,  seigneur,  ce  que  cela  signifiait  ? 

LE   BARON. 

Non,  en  vérité,  non,  mon  ami,  je  n'y  comprends  absolument  rien. 
Tout  cela  me  paraît  une  coïKluite  désordonnée,  il  est  vrai ,  mais  sans 
motif  comme  sans  excuse. 

MAITRE    BLAZIUS. 

Cela  veut  dire  que  votre  fille  a  une  correspondance  secrète. 

LE   BARON'. 

Que  dites-vous  ?  Songez-vous  de  qui  vous  parlez?  Pesez  vos  paroles, 
monsieur  l'abbé. 

MAITRE   BLAZIUS. 

Je  les  pèserais  dans  la  balance  céleste  qui  doit  peser  mon  ame  au  juge- 
ment dernier,  que  je  n'y  trouverais  pas  un  mot  qui  sente  la  fausse  mon- 
naie. Votre  nièce  a  une  correspondance  secrète. 

I.E    BARON. 

Mais  songez  donc,  mon  ami,  que  cela  est  impossible. 

5IAITRE    BLAZns. 

Pourquoi  aurait-elle  chargé  sa  gouvernante  d'une  lettre?  Pourquoi 
aiirait-elle  crié:  Trouvez-le!  tandis  que  l'autre  boudait  et  rechignait? 

LE   BARON. 

Et  à  qui  était  adressée  cette  lettre? 

MAITRE   BLAZIUS. 

Voilà  précisément  le  hic,  monseigneur,  hicjacet  lepus.  A  qui  était 


ON    M'.    IJADINK    l'As    AVEC    LAMOlIl.  (îô 

adressée  relie  letlie?  à  un  liomine  qui  fait  la  cour  à  nue  jrartieuse  de 
dindons.  Or,  un  lioinine  qui  reclierclie  en  (lublie  une  gardeuse  de  din- 
dons, peut  être  soupçonné  violemment  d'ède  né  pour  les  garder  lui- 
même.  Cependant  il  est  impossible  que  votre  nièce,  avec  l'éducation 
qu'elle  a  reçue,  soit  éprise  d'un  pareil  homme;  voilà  ce  que  je  dis,  et 
ce  qui  fait  que  je  n'y  comprends  rien  non  plus  (|ue  vous,  révérence 
parler.  , 

LIi    BARON. 

O  ciel  !  ma  nièce  m'a  déclaré  ce  matin  même  qu'elle  refusait  son  cousin 
Perdican.  Aimerail-elle  un  gardeur  de  dindons  ?  Passons  dans  mon  cabinet  ; 
j'ai  éprouvé  depuis  hier  des  secousses  si  violentes,  que  je  ne  puis  ras- 
sembler mes  idées.  (Us  sortent.! 


SCENE  Y. 

Une  fontaine  dans  un  bois. 

Entre  PERDICAN,  lisant  un  billet. 

«  'J'roHvez-vous  à  midi  à  la  petite  fontaine...  »  Que  veut  dire  cela:'  tant 
de  froideur,  un  refus  si  positif,  si  cruel,  un  orgueil  si  insensible,  et  un 
rendez-vous  par-dessus  tout!  Si  c'est  pour  me  parler  d'affaires,  poin(|u<ti 
choisir  un  pareil  endroit?  Est-ce  une  cociuetterie?  Ce  matin,  en  me  pro- 
menant avec  Rosette,  j'ai  entendu  remuer  dans  les  broussailles,  et  il  m'a 
semble  que  c'était  un  pas  de  biche.  Y  a-t-il  ici  quebjue  intrigue? 

Entre  Camille. 
CAMILLE. 

Bonjour,  cousin;  j'ai  cru  m'apercevoir,  à  tort  ou  à  raison ,  (jue  vous  me 
quittiez  tristement  ce  matin.  Vous  m'avez  pris  la  main  malgré  moi;  je 
viens  vous  demander  de  me  donner  la  vôtre.  Je  vous  ai  refusé  un  baiser, 
le  voilà.  (  Kiie  renibrasse.  )  Maintenant,  vous  m'avez  dit  que  vous  seriez  bleu 
aise  de  causer  de  bonne  amitié.  Asseyez-vous  là ,  et  causons. 

(  Kllc  s'asseoit.) 
r'EIlDICAiX. 

Avais-je  fait  un  rêve,  ou  en  fais-je  un  autre  en  ce  moment? 

CAMILLE. 

Vous  avez  trouvé  singulier  de  recevoir  un  billet  de  moi,  n'est-ce  pas-* 
Je  suis  d'buuieur  changeante  ;  mais  vous  m'avez  dit  ce  malin  un  mot  très 
juste  :  «  Puisque  nous  nous  (juittons,  quittons-nous  bons  amis.  »  Vous  ne 
savez  pas  la  raison  pour  lacjuelle  je  pars,  et  je  viens  vous  la  dire  :  je  vais 
prendre  le  voile.  ;     . 


(il  HF.VUK    ni-.S    UEIIX    MOM)i:S. 

Rsl-oe  possil»le?  KsI-oe  loi,  Camille,  (|iiejt;  vois  dans  celle  fonlainc, 
assise  sur  h-s  niariîueriles ,  eoinine  aux  jours  d'aiilrefois? 

CAMILLK. 
Oui.  Penliean,  c'est  moi.  Je  viens  revivre  ini  qiiarl  (riieiiie  de  la  vie 
passée.  Je  vous  ai  paru  liniscpie  et  haiilainc;  eela  esl  loiil  simple,  j'ai  re- 
noncé an  monde.  Cependant ,  avant  de  le  (piiller,  je  serais  bien  aise  «l'avoir 
votre  avis.  Trouvez-vous  <jue  j'aie  raison  de  me  faire  relij,^iense? 

ri:uuic.v>. 
Ne  m'interrogez  pas  là-dessus,  car  je  ne  me  ferai  jamais  moine. 

CAMILLE. 

Depuis  près  de  dix  ans  que  nous  avons  vécu  éloignés  l'un  de  l'autre, 
vous  avez  commencé  l'expérience  de  la  vie.  Je  sais  quel  homme  vous  êtes, 
et  vous  devez  avoir  appris  beaucoup  en  peu  de  temps  avec  un  co'ur  et  un 
esprit  comme  les  vôtres.  Dites-moi ,  avez-votis  eu  des  maîtresses? 

l'ERDICAN. 

Pourquoi  cela  ? 

CAMILLE. 

Répondez-moi,  je  vous  en  prie ,  sans  modestie  et  sans  fatuité. 

PEUniCAN. 

J'en  ai  eu. 

Les  avez-vous  aimées  ? 

De  tout  mon  cœur. 

CAMILLE. 

Où  sont-elles  maintenant?  Le  savez-vous? 

PERDICAJV. 

Voilà ,  en  vérité ,  des  questions  singulières.  Que  voulez-vous  que  je 
vous  dise?  Je  ne  suis  ni  leur  mari  ni  leur  frère j  elles  sont  allées  où  bon 
leur  a  semblé. 

CAMILLE. 

Il  doit  nécessairement  y  en  avoir  une  que  vous  ayez  préférée  aux 
autres.  Combien  de  temps  avez-vous  aimé  celle  (jue  vous  avez  aimée  le 
mieux  ? 

PEUDICAX. 

Tu  es  une  drôle  de  fille;  veux-tu  te  faire  mon  confesseur? 

CAMILLE. 

C'est  une  grâce  que  je  vous  demande,  de  me  répondre  sincèrement. 


CAMILLE. 


PERDICAN. 


ON    NE    BADINE    l'AS    AVEC    i/aMOCP..  t)i> 

\'oiis  n'êtes  point  nn  libertin,  et  je  crois  que  voire  cœur  a  île  la  prGl)ité. 
Vous  avez  dû  inspirer  l'amour,  car  vous  le  méritez,  et  vous  ne  vous  seriez 
pas  livré  à  un  caprice.  Répondez-moi,  je  vous  en  prie. 

l'KRDICAN. 

Ma  foi,  je  ne  m'en  souviens  pas. 

CAMILLK. 

Connaissez- vous  un  homme  qui  n'ait  aimé  qu'une  femm.-:» 

PERDICAN. 

Il  y  en  a  certainement. 

CAMILIJ;. 

Est-ce  un  de  vos  amis?  Dites-moi  son  nom. 

PERDICA-N. 

Je  n'ai  pas  de  nom  à  vous  dire-  mais  je  crois  qu'il  y  a  des  hommes  ca- 
pables de  n'aimer  qu'une  fois. 

CAMILLE. 

Combien  de  fois  un  honnête  homme  peut-il  aimer? 

TERDICAN. 

Veux-tu  me  faire  réciter  une  liianie,  ou  récites-tu  toi-même  un  caté- 
chisme? 

CAMILLE. 

Je  voudrais  m'inslruire,  et  savoir  si  j'ai  tort  ou  raison  de  me  faire  re- 
ligieuse. Si  je  vous  épousais,  ne  devriez-vous  pas  répondre  avec  franchise 
à  toutes  mes  questions,  et  me  monlrer  votre  cœur  à  nu?  Je  vous  estime 
beaucoup,  et  je  vous  crois,  par  votre  éducatioii  et  par  votre  nature,  supé- 
rieur à  beaucoup  d'aulreshommes.  Je  suis  fâchée  que  vous  ne  vous  souve- 
niez plus  de  ce  que  je  vous  demande;  peut-êlre  en  vous  conuaissant 
mieux,  je  m'enhardirais. 

PERDICAN. 

Où  veux-tu  en  venir?  parle  ;  je  répondrai. 

CAMILLE. 

Répondez  donc  à  ma  première  question.  Ai-je  raison  de  rester  au 
couvent? 

PERDICAN. 

Non. 

CAMILLE. 

Je  ferais  donc  mieux  de  vous  épouser? 

PERDICAN. 

Oui. 

TOME   III.  ^ 


G6 


RKVLK    DES    DICUX    >I().\UK.S. 


'V 


CAMILLK. 

Si  le  niictlf  voirtî  paroisse  soiifllail  sur  un   verre  d'eau,  cl  vous  disait 
que  c'est  un  verre  de  \iu,  le  boiriez-voiis  eomuie  lel  ? 

PF.IU)ICAi\. 

Non . 

CAMILLE, 

Si  le  curé  de  votre  paroisse  soufllait  sur  vous,  et  me  disait  ([ue  vous 
m'aimerez  toute  votre  vie,  aurais-je  raison  de  le  croire? 

PERDICAN. 

Oui  et  non. 

CAMILLE. 

Que  me  conseilleriez-vous  de  faire ,  le  jour  où  je  verrais  que  vous  ne 
m'aimez  plus  ? 

1>ERDICA.\. 

De  prendre  un  amant. 

CAMILLE. 

Que  ferai-je  ensuite,  le  jour  où  mon  amant  ne  m'aimera  plus? 

PERnir:AN. 
Tu  en  prendras  un  autre. 

CAMILLE. 

Combien  de  temps  cela  du'rera-l-il  ? 

PERDICAN. 

Jusqu'à  ce  que  tes  cheveux  soient  gris,  et  alors  les  miens  seront  blancs. 

CAMILLE. 

Savez-vous  ce  que  c'est  que  les  cloîtres,  Perdican?  Vous  êtes-vous  ja- 
mais assis  un  jour  entier  sur  le  banc  d'un  monastère  de  femmes? 

PERDICAN. 

Oui ,  je  m'y  suis  assis. 

CAMILLE. 

J'ai  pour  amie  une  sœur  qui  n'a  que  trente  ans,  et  qui  a  eu  cinq  cent 
mille  livres  de  revenu  à  l'âge  de  quinze  ans.  C'est  la  plus  belle  et  la  plus 
noble  créature  qui  ait  marché  sur  terre.  Elle  était  pairesse  du  parlement, 
et  avait  pour  mari  un  des  hommes  les  plus  distingues  de  France.  Aucune 
des  nobles  facultés  humaines  n'était  restée  sans  culture  en  elle ,  et,  comme 
un  arbrisseau  d'une  sève  choisie,  tous  ses  bourgeons  avaient  donné  des 
ramures.  Jamais  l'amour  et  le  bonheur  ne  poseront  leur  couronne  fleurie 
«;uruii  front  plus  beau;  son  mari  l'a  trompée  3  elW-a  aimé  un  .■•.titre  homme, 
et  elle  se  meurt  de  désespoir. 


^  tv  ■  ^<ù:^ 


ON    NE    BADINE    PAS    AVEC    LAMOLK.  G7 

"       '    "■'  ■'■''■      '        PERDICAN. 

Cela  est  possiljle.      .  ' 

■  l    ■  CAMILLE. 

Nous  habitons  la  même  cellule ,  et  j'ai  passé  des  niiils  entières  à  parler 
de  ses  malheurs  •  ils  sont  presque  devenus  les  miens;  cela  est  singulier, 
n'est-ce  pas?  Je  ne  sais  trop  comment  cela  se  fait.  Quand  elle  me  parlait 
de  son  mariage,  quand  elle  me  peignait  d'abord  l'ivresse  des  premiers 
jours,  puis  la  trampiillilc  des  autres,  et  comme  endn  tout  s'était  envolé  , 
comme  elle  était  assise  le  soir  au  coin  du  feu ,  et  lui  auprès  de  la  fenêtre, 
sans  se  dire  un  seul  mot,  comme  leur  amour  avait  langui ,  et  comme  tous 
les  efforts  pour  se  rappnicher  n'aboutissaient  qu'à  des  querelles;  comme 
une  ligure  étrangère  est  venue  peu  à  peu  se  placer  entre  eux,  et  se  gliser 
dans  leurs  souffrances ,  c'était  moi  (jue  je  voyai'^  agir  tanùis  ([u'elle  parlait. 
Quand  ell3  disait  :  Là  j'ai  été  heureuse,  mon  cœur  bondissait;  et  quand 
elle  ajoutait  :   Là  j'ai  pleuré,  mes  larmes  coulaient.  Mais  figurez- vous 
quekpie  chose  de  plus  singulier  encore  ;  j'avais  fini  par  me  créer  une  vie 
imaginaire  ;  cela  a  duré  quatre  ans;  il  est  inutile  de  vous  dire  par  comliien 
de  réflexions,  de  retours  sur  moi-même,  tout  cela  est  a enu.  Ce  que  je 
voulais  vous  raconter,  comme  une  curiosité,  c'est  que  tous  les  récils 
de  Louise,  toutes  les  fictions  de  mes  rêves  portaient  voire  ressemblance. 

PERlilCA.X. 

.Ma  ressemblance ,  à  moi  ?  . 

CAMILLE. 

Oui,  et  cela  est  naturel  :  vous  étiez  le  seul  homme  que  j'eusse  connu. 
En  vérité,  je  vous  ai  aimé,  Perdican. 

PEUDICAN. 

Quel  âge  as-tu ,  Camille  ?  , 

CAMILLE. 

Dix-huit  ans. 

PERDICAN. 

Conlinue.  continue;  j'écoule. 

CAMILLE. 

Il  y  a  deux  cents  femmes  dans  notre  couvent;  un  petit  nombre  de  ces 
fenunes  ne  connaîtra  jamais  la  vie,  et  tout  le  reste  attend  la  mort.  Plus 
d'une  parmi  elles  sont  sorties  du  monastère  comme  j'en  sors  aujourd'hui, 
vierges  et  pleines  d'espérances.  Elles  sont  revenues  peu  de  temps  après , 
vieilles  et  désolées.  Tous  les  jours  il  en  meurt  dans  nos  dortoirs,  et  tous 
les  jours  il  en  vient  de  nouvelles  prendre  la  place  des  mortes  sur  les  ma- 
telas de  crin.  Les  étrangers  qui  nous  visitent,  admirent  le  calme  ot  l'ordre 


«iîS 


IIF.VI!B    I>KS    l»i:i  \    M(»M>I>. 


ih-  lu  iiiiiixiii;  il^.  ii-;;;iiili'iit  .'itlt'iilivoiiieiit  la  Itlaiicluiii  ilr  uns  voiles; 
mais  ils  se  tieniaïuliMil  |)oiii'(|ii(m  nous  les  rabaissons  sin-  nos  ycii\.  (Jnr 
|>ensoz-vons  de  ces  l'cinnies,  l'eniican  '  niil-fllcs  toi  t ,  on  oiil-elles  raison  ■' 

PKUDICW. 

.le  neti  sais  rien. 

CAMILLE. 

Il  s'en  esl  tronvé  (|nelqncs-nnes  qui  me  eonseillenl  de  rester  vierge.  Je 
snis  bien  aise  de  vous  (M)nsnller.  Croyez-vons  «jiie  ces  fennnes-là  ainaient 
mienx  fait  de  prendre  im  anianl ,  et  de  me  conseiller  d'en  faire  anlant^ 

PERDIC.V.N. 

Je  n'en  sais  rien. 

CAMILI-E. 

"N'ous  aviez  promis  de  me  répondre. 

l'ERDICAN. 

J'en  suis  dispensé  tout  nalnrellemenl;  je  ne  crois  pas  qne  ce  soit  toi  qui 
parles. 

CAMILLE. 

Cela  se  peut,  il  doit  y  avoir  dans  toutes  mes  idées  des  choses  très  ridi- 
cules. Il  se  peut  bien  qu'on  m'ait  fait  la  leçon,  et  tpie  je  ne  sois  qu'un 
perroquet  mal  appris.  Il  y  a  dans  la  galerie  un  petit  tableau  qui  repré- 
sente un  moine  courbé  sur  un  missel;  à  travers  les  barreaux  obscurs  de 
sa  cellule  glisse  un  faible  rayon  de  soleil,  et  on  aperçoit  une  locanda  ita- 
lienne, devant  laquelle  danse  un  chévrier.  I.equel  de  ces  deuv  hommes 
estimez-vous  davantage? 

PERDICAN. 

Ni  l'un  ni  l'autre  et  tous  les  deux.  Ce  sont  deux  hommes  de  chair  et 
d'os;  il  y  en  a  un  qui  lit,  et  un  autre  qui  danse;  je  n'y  vois  pas  autre 
chose.  Tu  as  raison  de  te  faire  religieuse. 

CAMILLE. 

Vous  me  disiez  non  tout-à-l'heure. 

PERDICAN. 

Ai-je  dit  non?  Cela  est  possible. 

CAMILLE. 

Ainsi  vous  me  le  conseillez? 

PERDICAN. 

Ainsi  tu  ne  crois  à  rien? 

CAMILLE. 

Lève  la  tête ,  Perdican  ;  quel  est  l'homme  qui  ne  croit  à  rien? 


ON  NK  uadim:  pas  avkc  l'amour.  69 

l'EUniCAN  ,  se  levant. 

En  voilà  un  ;  je  ne  crois  pas  à  la  vie  inmiorlelle.  —  Ma  sœur  chérie,  les 
religieuses  l'ont  donné  leur  expérience  ;  mais ,  rrois-nioi ,  ce  n'est  pas  la 
tienne;  lu  ne  mourras  pas  sans  aimer. 

CAMILI.F,. 

Je  veux  aimer,  mais  je  ne  veux  pas  souffrir;  je  veux  aimer  d'un  amour 
éternel,  el  faire  des  sermens  qui  ne  se  violent  f)as.  Voilà  mon  amant. 

(  lille  montre  son  crucifix.  ) 
l'KRDICAN. 

Cet  ainant-là  n'exclut  pas  les  autres. 

CAMILLE. 

Pour  moi  du  moins,  il  les  exclura.  Ne  souriez  pas,  Perdican!  Il  y  a  dix 
ans  (pie  je  ne  vous  ai  vu,  et  je  pars  demain.  Dans  dix  autres  années,  si 
nous  nous  revoyons,  nous  en  reparlerons.  J'ai  voulu  ue  pas  rester  dans 
votre  souvenir  comme  une  froide  statue;  car  l'insensibilité  mène  au  point 
où  j'en  suis.  Ecoutez-moi  :  retournez  à  la  vie,  et  tant  que  vous  serez 
heureux,  l.Mit  (pic  vous  aimerez  connue  on  peut  aimer  sur  la  terre, 
oubliez  votre  sœur  Camille;  mais  ,  .s'il  vous  arrive  jamais  d'être  oublié  ou 
d'oublier  vous-même,  si  l'ange  de  l'espérance  vous  abandonne,  lorsque 
vous  serez  seul  avec  le  vide  dans  le  cœur,  pensez  à  moi  (jui  prierai  pour 
vous. 

PERDICAN. 

Tu  es  une  orgueilleuse;  prends  garde  à  toi. 

CAMILLE. 

l'ounpioi? 

PERDICAN. 

Tu  as  dix-huit  ans,  el  tu  ne  crois  pas  à  l'amour  ! 

.-  CAMILLE. 

,  Y  croyez-vous,  vous  qui  parlez?  Vous  voilà  courlx;  pi  es  île  moi  a\ec 
des  genoux  qui  se  sont  u.scs  sur  les  lapis  de  vos  maîtresses,  et  vous 
n'en  savez  plus  le  nom.  Vous  avez  pleuré  des  larmes  de  joie  el  des 
larmes  de  désespoir;  mais,  vous  saviez  que  l'eau  des  sources  est  plus 
constante  que  vos  larmes,  et  ((u'elle  serait  toujours  là  pour  laver  vos 
paupières  gonflées.  Vous  faites  votre  métier  de  jeime  homme ,  et  vous 
souriez  quanil  on  vous  parle  de  femmes  désolées  ;  vous  ne  croyez  pas  qu'on 
'l»uisse  mourir  d'amour,  vous  qui  vivez  et  (pii  avez  aimi\  Qu'est-ce  donc 
(pie  le  inonde?  Il  me  semble  cpie  vous  devez  cordialement  mépri-ser  les 
femmes  qui  vousprennent  tels  que  vous  êtes,  et  (pii chassent  leur  dernier 
amant,  pour  vous  attirer  dans  leurs  bras  avec  les  bai.sers  d'un  autre  sur 


"'^  llKVlJi:    DES    DEUX    MOiM>KS. 

It's  iùvres.  Jo  \(>ns  tlfiiiaïulaL»  loiil-i-riiciiie  si  vous  avie/  aime;  vous 
m'ave/  rqKU«lu  coiuuie  un  voyai^cm  à  (|iii  l'on  (Icuiaiulciuil  s'il  acte  en 
Italie  ou  ou  Allemaijue,  el  quidiiail  :  Oui,  j'y  ai  (-lé;  puis  qui  penserait 
à  aller  eu  Suisse,  ou  dans  le  preniiei-  pays  venu.  lOsl-ce  donc  une  monnaie 
ipie  voire  amour,  |)0ur  (|u'il  puisse  passer  ainsi  de  mains  en  mains  jus- 
tpi'à  la  nîorti'  Non,  ce  n'esl  pas  même  une  inonnaic;  car  la  [)lus  mince 
pièce  d'or  vaut  mieux  que  vous,  el  dans  quelques  mains  (ju'elie  passe, 
elle  parde  son  effigie. 

PEHDICAN. 

Que  lu  es  belle,  Camille,  lors(jue  tes  yeux  s'animent! 

CAMILLE. 

Oui,  je  suis  belle,  je  le  sais.  Les  complimenteurs  ne  m'apprendront 
rien:  la  froide  nonne  qui  coupera  mes  cheveux  pâlira  i)eut-ùtre  de  sa 
nuitilation;  mais  ils  ne  se  changeront  pas  en  bagues  et  en  chaînes  [  our 
coin-ir  les  boudoirs j  il  n'en  man{iue:a  pas  un  seul  sur  ma  tôle,  lors(pie  le 
fer  y  passera;  je  ne  veux  qu'un  coup  de  ciseau,  et  quan  I  le  prêtre  qui 
me  bénira  me  mettra  au  doigl  l'anneau  d'or  de  mon  époux  céleste,  la 
niéche  de  cheveux  que  je  lui  donnerai  pourra  lui  servir  de  manteau. 

PEIIDICAN. 

Tu  es  en  colère,  en  vérilé. 

CAMILLE. 

J'ai  eu  tort  de  parler;  j'ai  ma  vie  entière  sur  les  lèvres.  O  Perdican!  ne 
raillez  pas;  tout  cela  est  triste  à  mourir. 

PERDICAN. 

Pauvre  enfant,  je  te  laisse  dire,  et  j'ai  bien  envie  de  te  répondre  un 
mo?.  Tu  me  parles  d'une  religieuse  qui  me  paraît  avoir  en  sur  toi  une  in- 
Ihience  funeste;  lu  dis  qu'elle  a  clé  trompée,  c}u'clle  a  trompé  elle-même, 
et  qu'elle  est  désespérée.  Es-lu  sûre  (jue  si  son  mari  ou  son  amant  reve- 
nait lui  tendre  la  main  à  travers  la  grille  du  parloir,  elle  ne  lui  tendrait 
pas  la  sienne  ? 

CAMILLE. 

Qu'est-ce  que  vous  dites?  J'ôi  mal  entendu. 

PERDICAN. 

Es-tu  sûre  que  si  son  mari  ou  son  ;;mant  levenait  lui  dire  de  souffrir 
encore ,  elle  répondrait  non  ? 

CAMILLE. 

Je  le  crois,  je  le  crois. 

PERDICAN. 

Il  y  a  deux  cents  fennnes  dans  ton  monastère,  et  la  plupart  ont  au  fond 
du  cœur  des  blessures  profondes;  elles  le  les  ont  fait  loucher,  el  elles  ont 


ON    Nli    BADI.NK    PAS    AVEC    l'asIOLR.  71 

coloré  la  pensée  virtiliialc  des  goniles  île  leur  sanu;.  KUes  ont  vécu,  n'est-ce 
pas?  et  elles  t'ont  montré  avec  horreur  la  roule  de  leur  vie;  tu  t'es  signe  e 
(levant  leurs  cicatrices,  comme  devant  les  plaies  de  Jésus;  elles  t'ont  fait 
une  place  dans  leurs  processions  lugubres,  et  tu  te  serres  contre  ces  corps 
décharnés  avec  une  crainte  religieuse,  lorsque  tu  vois  passer  un  homme. 
Es-tu  sûre  que  si  l'homme  qui  passe  était  celui  qui  les  a  trompées,  celui 
|)our  qui  elles  pleurent  et  elles  souffrent,  celui  qu'elles  maudisent  en 
priant  Dieu ,  es-tu  sûre  (ju'en  le  voyant ,  elles  ne  briseraient  pas  leurs 
chaînes  pour  courir  ù  leurs  malheiu-s  passés,  et  pour  presser  leurs  poi- 
trines sanglantes  sur  le  poignard  qui  les  a  meurtries?  O  mon  enfant! 
sais-tu  les  rêves  de  ces  femmes  (jui  te  disent  de  ne  pas  rêver?  Sais-tu 
tjuel  nom  elles  murmurent  quand  les  sanglots  qui  sortent  de  leurs  lèvres 
font  trembler  l'hoslie  ipron  leur  présente?  J'jlles  qui  s'asseoient  près  de 
loi  avec  leurs  tètes  branlantes  pour  verser  dans  ton  oreille  leur  vieillesse 
Hétrie,  elles  qui  sonnent  dans  les  ruines  de  ta  jeunesse  le  tocsin  de  leur 
désespoir,  et  qui  font  sentir  à  ton  sang  vermeil  la  fraîcheur  de  leurs  tom- 
bes, sais-tu  qui  elles  sont? 

CAMILLE. 

^"ous  me  faites  peur;  la  colère  vous  prend  aussi. 

PERUICAN. 

Sais-tu  ce  que  c'est  que  des  nonnes,  malheureuse  fille?  Elles  qui  te  re- 
présentent l'amour  des  hommes  comme  un  mensonge,  savent-elles  qu'il 
y  a  pis  encore,  le  mensonge  de  l'amour  divin?  Savent-elles  que  c'est  un 
crime  qu'elles  font  de  venir  chuchoter  à  ujîc  vierge  des  paroles  de  femme  ? 
Ah  !  comme  elles  t'ont  fait  la  leçon  !  Co'.nme  j'avais  prévu  tout  cela  quand 
tu  t'es  arrêtée  devant  le  portrait  de  notre  vieille  tante!  Tu  voulais  partir 
sans  me  serrer  la  main  ;  tu  ne  voulais  revoir  ni  ce  bois ,  ni  celte  pauvre 
petite  fontaine,  qui  nous  reganie  toui  en  larmes;  lu  reniais  les  jours  de 
ton  enfance,  et  le  masiiue  de  plâtre  (jiie  les  nonnes  t'ont  pla(jué  sur  les 
*  joues  me  refusait  un  baiser  de  frère;  mais  ton  cœur  a  battu,  il  a  oublié  sa 
leçon,  lui  qui  ne  sait  pas  lire,  et  tu  es  revenue  l'asseoir  sur  l'herbe  où 
nous  voilà.  Eh  bien!  Camille,  ces  fenuncs  ont  bien  parlé;  elles  l'ont  mise 
dans  le  vrai  chemin;  il  pourra  m'en  coiiier  le  bonheur  de  ma  vie;  mais 
dis-leur  cela  de  m\  part  ;  le  ciel  n'est  pas  pour  elles. 

CAMILLE. 

INi  pour  moi,  n'est-ce  pas? 

PERDICA.N . 

Adieu,  Camille,  retourne  à  ton  couvent,  et  lorsqu'on  te  fera  de  ces 
récils  hideu.ii  qui  t'ont  empoisonnée ,  réponds  ce  que  je  vais  te  dire  :  Tous 
les  hommes  sont  menteurs,  inconst^ns,  faux,  bavards,  hypocrites,  or- 


7'2  HI.VLi;  DKS    IH.L\    M(t.M)r.S. 

iriu'ilU'iix  cl  làclu's.  iiit  pris.iblos  ri  sensuels;  toiilcs  les  rciiiiiics  siiril  [ici- 
lides,  arlilicifiises.  vauih-uscs .  ciiiiotiscs  cl  dcpravcrs;  le  iimiitli!  iTrsI 
«lu'iiri  t'ixtnit  sans  toiitl  où  les  pluxuics  h's  [dus  iiifoiiiies  ranipciil  cl  se  Itir- 
ilciil  sur  (les  niiiiila;;ues  de  faii^ire;  mais  il  y  a  au  monde  une  cliose  sainle 
cl  suliliuie,  c'est  ruiiittii  île  deux  de  ces  cires  si  iniparfails  cl  si  affreux. 
On  csl  souvent  trompe  en  amour,  souvent  blessé  et  soumuI  in;illi(  iireiix  ; 
mais  on  aime,  et  (juand  on  est  sur  le  bord  de  sa  tombe ,  on  se  retourne 
pour  rcLTarder  en  arrière,  et  on  se  dit  :  J'ai  soulTerl  souvent ,  je  me  suis 
trompé  (juehiuet'ois  ;  mais  j'ai  aime.  C'est  moi  tpii  ai  vécu  ,  et  non  pas  lui 
être  factice  crée  par  nimi  ori^ueil  cl  mon  eimui.  {iisort.j 


FIN  DU  DEUXIEME  ACTE. 


âCTE  TROISIÈME. 


SCENE  PIŒMIÈKE. 

Devant  le  château. 
EuUent  le  BARON  et  niaitie  BLAZIUS. 

LE   BAUON. 

IndépeiKlainnieiit  de  votie  ivrognerie,  vous  êtes  un  hélilre,  inaitrc 
lilaziiis.  Mes  valets  vous  voient  entrer  riir»iveinent  dans  l'office,  et  (jnand 
vous  êtes  convaincu  d'avoir  volé  mes  bouteilles  de  la  manière  la  plus  pi- 
toyable, vous  croyez  vous  jusiifier  en  accusant  ma  nièce  d'une  correspon- 
dance secrète. 

MAITRE   BLAZIUS. 

,AIais,  monseigneur,  veuillez  vous  rappeler.... 

LE   BARON. 

Sortez,  monsieur  l'abbé,  et  ne  reparaissez  Jamais  devant  moi;  il  esl 
déraisomiable  d'agir  comme  vous  faites,  et  ma  gravité  m'oblige  à  ne  vous 
[lardonner  de  ma  vie.         ui  stjit,  maitro  Biaziusiesuit.) 

Entre  Pcrdican. 

PERniCAN. 
•le  voudrais  hicu  savoir  si  je  suis  amoureux.  D'un  ccUe.  celle  manièn' 
dinlerroger  est  tant  soit  peu  cavalière,  pour  une  lillc  de  dix-buit  ans; 
d'un  autre,  les  idées  que  ces  nonnes  lui  ont  fourrées  dans  la  lèle  amont  de 


7i  HKVUK    lits    bLtX    MONDES. 

la  |K'inc  A  se  oorrifior.  Do  |)liis,  elle  doit  |i,iiiif  aiiiomiriml.  ni.ible,  je 
l'aime,  cela  eslsilr.  AprC's  toul,  (|ui  sait  ?  peul-élre  elle  répélail  nue  Iceon, 
cl  (railleurs  il  est  clair  (|u'elle  ne  se  soucie  pas  île  moi.  D'une  autre  pari,  elle 
a  hcau  iMre  jolie,  cela  n'emp(\'lie  pas  ([u'elie  n'ait  des  manières  bcanc(jtip 
trop  décidées  et  nn  Ion  lr(i[i  l)rns(nu'.  .le  n'ai  (|u'à  n'y  pins  penser;  il  esl 
clair  ()(ie  je  ne  l'aime  pas.  Cela  esl  certain  qu'elle  tsl  jolie  j  mais  pour(|uoi 
cette  conversation  d'hier  ne  veut -elle  pas  me  sortir  de  la  tôle?  En  vérité 
j'.ii  [lisse  la  imil  à  radoter.  Où  vais-je  donc?  —  Ah!  je  vais  au  viliai^e. 

(Il  soit.) 


SCENE  II. 

Un  chemin. 

Entre  maître  BRIDAINE. 
Que  font-ils  maintenant?  Uélas!  voilà  midi.  —  Ils  sont  à  table.  Que 
mangenl-ils?  que  ne  mangent-ils  pas?  J'ai  vu  la  cuisinière  traverser  le 
village,  avec  un  énorme  dindon.  L'aide  portait  les  truffes,  avec  un  panier 
de  raisin. 

Entre  maître  Dlaziits. 
5IAITRE   BLAZILS. 

O  disgrâce  imprévue,  me  voilà  chassé  du  château  ,  par  conséquent  de 
la  .salie  à  manger.  Je  ne  boirai  plus  le  vin  de  l'office. 

MAITRE   BUIDAINE. 

Je  ne  verrai  plus  fumer  les  plats;  je  ne  chaufferai  plus  au  feu  de  la 
noble  cheminée  mon  ventre  copieux. 

MAITRE   BLAZIUS. 

Pourquoi  une  fatale  curiosité  m'a-l-elle  poussé  à  écouler  le  dialogue  de 
dame  Fluche  et  de  la  nièce?  Pourquoi  ai-je  rapporté  au  baron  ce  que  j'a- 
vais vu  ? 

MAITUE   BRIUAIINE. 

Pourquoi  un  vain  orgueil  m'a-t-il  éloigné  de  ce  diner  honorable  où 
j'étais  si  bien  accueilli?  Que  m'importait  d'être  à  droite  ou  à  gauche? 

MAITRE   BLAZIUS. 

Hélas!  j'étais  gris,  il  faut  en  convenir,  lorsque  j'ai  fait  celte  folie. 

MAITRE   BRIDAINE. 

Hélas!  le  vin  m'avait  monté  la  tète  quand  j'ai  commis  celte  impru- 
dence. 


ON   NE    BADINE    PAS    AVEC    l' AMOUR.  73 

i  .1    .'  MAITRE   BLAZItS. 

Il  me  semble  que  voilà  le  curé. 

MAITRE   BRIDAINE. 

C'est  le  gouverneur  en  personne.  > 

MAITRE    BLAZIUS. 

Oh  !  oh  !  monsieur  le  curé ,  (jue  faites  vous-là  ? 

MAITRE   BRTDAmE. 

Moi!  je  vais  dîner.  N'y  venez-vous  pas? 

MAITRE   BLAZIUS. 

Pas  aujourd'hui.  Hélas  !  maître  Bridaiue ,  inlercédez  pour  moi  ;  le  baron 
m'a  chassé.  J'ai  accusé  faussement  M'"'  Camille  d'avoir  une  corres[ion- 
dance  secrète ,  et  cependant  Dieu  m'est  témoin  que  j'ai  vu ,  ou  que  j'ai  cru 
voir  dame  Pluche  dans  la  luzerne.  Je  suis  perdu,  monsieur  le  curé. 

MAITRE   BRIDAINE. 

Que  m'apprenez- vous  là? 

MAITRE   BLAZIUS. 

Ilélas  !  hélas  !  la  vérité  !  Je  suis  en  disgrâce  complète  pour  avoir  volé  une 
bouteille. 

MAITRE    BRIDAINE. 

Que  parlez-vous,  messire,  de  bouteilles  volées  à  propos  d'une  luzerne 
et  d'une  correspondance? 

MAITRE  BLAZIUS. 

Je  vous  supplie  de  plaider  ma  cause.  Je  suis  honnête ,  seigneur  Bridaine. 
O  digne  seigneur  Bridaine,  je  suis  votre  serviteur. 

MAITRE   BRIDAINE,   à  part. 

O  fortune  !  est-ce  un  rêve  ?  Je  serai  donc  assis  sur  toi ,  ô  chaise  bien- 
heureuse ! 

MAITRE   BLAZIUS. 

Je  vous  serai  reconnaissant  d'écouter  mon  histoire,  et  de  vouioii-  bien 
m'excuser,  brave  seigneur,  cher  curé. 

MAITRE    BRIDAINE. 

Cela  m'est  impossible,  monsieur,  il  est  midi  sonné,  et  je  m'en  vais 
dîner.  Si  le  baron  se  plaint  de  vous,  c'est  votre  affaire.  Je  n'intercède 
point  poiu-  un  ivrogne.  (  a  pan.  )  Vite ,  volons  à  la  grille  ;  ej,  toi ,  mon  ventre, 
arrondis-toi.  (  n  son  en  courant.  ) 

MAITRE  BLAZIUS  (seul.) 

Misérable  Pluche  !  c'est  toi  qui  paieras  pour  tous;  oui,  c'est  toi  qui  es 
la  cause  de  ma  ruine ,  femme  éhonlée,  vile  entremetteuse.  C'est  à  toi  que 


7(>  nKVUK    DKS    DKUX    MONDES. 

ji' lUiis  celle  disiîiîire;  ô  saiiile  miiveisilc  de  l'.iiis'  on  me  ti;iile  d'ivro- 
fjne!  Je  suis  perdu  ><i  je  ne  saisis  iiiic  Itllre,  cl  si  je  ur  |H(iiive  an  liaion 
«juesa  nièee  a  nnc  nniespoiidauee.  .le  lai  vue  <e  malin  eerircà  sou  bu- 
reau. PalieUOe  !  Vnici  du  nouveau.  (l'asscdaiiu-  riudic  ponanl  une  l.Urc.) 

MAITUK  iii.A/u;s. 
Pluche,  donnez-moi  celle  lelire. 

D.VMi;  l'M cm:. 

Que  si;rnilie  cela?  C'est  iino  lellre  de  ma  maîtresse  «ineje  vais  melire  à 
)a  po.slc  au  villauje. 

MVITUK  BLAZIUS. 

Donuez-la-nioi,  ou  vous  êtes  njorle. 

DAME  l'LlJCHE. 

Mui ,  morte  !  morte  !  Marie ,  Jésus,  vierge  et  marlyr  ! 

MAITRE  BLAZILS. 

Oui,  morte,  IMuclie;  donnez-moi  ce  papier. 

llls  se  battent;  fiilrc  Peidicaii.) 
l'RHDrCAN. 

Qu'ya-t-il.'  Que  faites-vous,  lilazius?  Pourquoi  violenter  celle  l'emme? 

nAME  PUTCIIE. 

Hendez-moi  la  lellre.  Il  me  l'a  prise ,  seigneur ,  justice  ! 

MAirUi;  liLAZlLS. 

C'est  tuie  entremelteuse ,  seigneur,  cette  lettre  est  un  billet  doux. 

DAME  PLI  CIIE. 

C'est  une  lettre  de  Camille ,  seigneur,  de  votre  fiancée. 

MAITRE  BLAZIDS. 

C'est  un  billet  doux  à  un  gardeur  de  dindons. 

DAME  PLUCHE. 

Tu  eu  as  menti,  abbé.  .Apprends  cela  de  moi. 

PERDICAN. 

Donnez-moi  cette  lettre;  je  ne  comprends  rien  à  votre  dispule;  mais 
en  qualité  de  fiancé  de  Camille ,  je  m'arroge  le  droit  de  la  lire.  (  n  lii.) 

«  A  la  sœur  Louise ,  au  couvent  de  ***  » 

(A  part.) 

Quelle  maudite  curiosité  me  saisit  malgré  moi  ?  3Ion  cœur  bal  avec  force , 
et  je  ne  sais  ce  que  j'éprouve. — Retirez-vous ,  dame  Pluche,  vous  êtes  une 
digne  femme,  et  maître  Blazius  est  un  sot.  Allez  dîner  ;  je  me  charge  de 
mettre  cette  lettre  à  la  poste. 

(Sortent  iiiaitre  Blazius  et  dame  Pluch?,' 


ON    NF.    BADINE    PAS    AVEC    l'aMOLU.  77 

l'KRDICAiV  (seul.  ) 

Que  ce  soil  un  crime  d'ouvrir  une  lettre,  je  le  sais  trop  bien  pour  le  faire, 
(^iie  peut  dire  Camille  à  celte  sœur?  Siiis-je  donc  amoureux:'  Quel  em- 
pire a  donc  pris  sur  moi  cette  singulière  fille,  pour  que  les  trois  mots 
écrits  sur  cette  adresse  me  fassent  trembler  la  main?  Cela  est  singulier; 
Blazius,  en  se  débattant  avec  dame  Phiche,  a  fait  sauter  le  cachet.  Est-ce 
un  crime  de  rompre  le  pli?  Bon,  je  n'y  changerai  rien. 

(H  ouvre  la  lettre  et  lit.) 


«  Je  pars  aujourd'hui ,  ma  chère ,  et  tout  est  arriv(''  comme  je  l'avais 

«  prévu.  C'est  une  terrible  cho.se;  mais  ce  pauvre  jeune  homme  a  le  poi- 

«  gnarfl  dans  le  c(Eiir ,  il  ne  se  consolera  pas  de  m'avoir  perdue.  Cepen- 

«  dant  j'ai  fait  tout  au  monde  pour  le  dégoûter  de  moi.  Dieu  me  pardon- 

«  nera  de  l'avoir  réduit  au  désespoir  par  mon  refus.  Ilélas  !  ma  chère ,  (jue 

«  pouvais-je  y  faire  ?  Priez  pour  moi  ;  nous  nous  reverrons  demain,  et  pour 

«  toujours.  Toute  à  vous  du  meilleur  de  mon  ame. 

«  Camille.  » 

Est-il  possible  ?  Camille  écrit  cela  ?  C'est  de  moi  qu'elle  parle  ainsi  ?  Moi 
au  désespoir  de  .son  refus?  Eh  !  bon  Dieu  !  si  cela  était  vrai ,  on  le  verrait 
bien;  quelle  honte  peut-il  y  avoir  à  aimer?  Elle  a  fait  tout  au  moudeponr 
me  dégox'iter ,  dit-elle,  et  j'ai  le  poignard  dans  le  cœur?  Quel  intérêt  peut- 
elle  avoir  à  inventer  un  roman  pareil?  Cette  pensée  que  j'avais  cette  nuit, 
est-elle  donc  vraie?  O  femmes!  Cette  pauvre  Camille  a  peut-être  une 
grande  piété;  c'est  de  bon  cœur  qu'elle  se  donne  à  Dieu ,  mais  elle  a  résolu 
et  décrété  qu'elle  me  Iai.s.serail  au  désespoir.  Cela  était  convenu  entre  les 
bonnes  amies,  avant  de  partir  du  couvent.  On  a  décidé  que  Camille  allait 
revoir  son  cousin,  qu'on  le  lui  voudrait  faire  épouser,  qu'elle  refu.serait,  et 
que  le  cousin  serait  désolé.  Cela  est  si  intéressant ,  une  jeune  fille  qui  fait  à 
Dieu  le  sacrifice  du  bonheur  d'un  cousin  !  Non ,  non ,  Camille ,  je  ne  t'aime 
pas;  je  ne  suis  pas  au  désespoir.  Je  n'ai  pas  le  poignard  dans  le  cœm-,  et 
je  te  le  prouverai.  Oui,  tu  .sauras  que  j'en  aime  une  autre,  avant  que  de 
partir  d'ici.  Tlolà  !  brave  homme! 

(  F.iitie  un  p.iys.Tn.  I 

Allez  au  château ,  dites  à  la  cuisine  (ju'on  envoie  un  valet  porter  à 
M"*"  Camille  le  billet  que  voici. 

(  Il  écrit.  ) 
LE    PAY.SA.N. 

Oui,  monseigneur.  (Usort.  ) 

PERUICAN. 

Maintenant,  à  l'autre.  Ah!  je  suis  au  désespoir?  !  "  fi.-ippe  à  une  porte.) 
Holà!  Rosette,  Rosette! 


"S  RtVUB    DES    DliLX    MOM>US. 

UOSIiTTK,  "uvrniii 

CVsl  vous,  monseiiîneiir?  Entrez,  ma  mère  y  est. 

PF.IIDICAN. 

Mets  ton  plus  beau  bonnet,  Rosette,  et  viens  avec  moi. 

ROSETTK. 

Où  donc? 

iM;ni)ic.v\. 
Je  le  le  dirai  j  deiuande  la  peiniission  à  ta  mère  ,  mais  dépéche-loi. 

ROSETTIÎ. 
Oui,  niOnseiiJUeur.  (EUe  rentre  <lansla  maison.) 

TERDICAN. 

J'ai  demande  un  nouveau  rendez-vous  à  Camille,  et  je  suis  sûr  qu'elle 
y  viendra;  mais,  par  le  ciel!  elle  n'y  trouvera  pas  ce  qu'elle  y  comptera 
trouver.  Je  veux  faire  la  cour  à  Iloselle,  devant  Camille  elle-même. 


SCÈNE   IIF. 

Le  petit  bois. 
Entrent  CAMILLE  et  le  PAYSAN. 

LE   PAYSAN. 

Mademoiselle ,  je  vais  au  château  porter  une  lettre  pour  vous;  faut-il 
que  je  vous  la  donne,  ou  que  je  la  remelle  à  la  cuisine,  comme  me  l'a  dit 
le  .seigneur  Perdican? 

CAMILLE. 

Donne-la-moi. 

LE   PAYSAN. 

Si  vous  aimez  mieux  que  je  la  porte  au  château ,  ce  n'est  pas  la  peine 
de  m'allarder. 

CAMILLE. 

Je  te  dis  de  me  la  donner. 

LE  PAYSAN. 

Ce  qui  vous  plaira.  lH  donne  la  letue.  ) 

CAMILLE. 

Tiens,  voilà  pour  ta  peine. 

LE    PAYSAN. 

Grand'mercij  je  m'en  vais,  n'est-ce  pas? 


ON    Mi    BADIMi    PAS    AVEC    LAMOLK.  79 

CAMILLE. 

Si  lu  veux. 

LE   PAYSAN. 

Je  m'en  vais ,  je  m'en  vais.         (Usoii.) 

CAMILLE,    lisant. 

Perdiean  me  demande  de  lui  dire  adieu  avant  de  partir,  près  de  la  petite 
fontaine  où  je  l'ai  fait  venir  hier.  Que  peut-il  avoir  à  me  dire?  Voilà  jus- 
tement la  fontaine,  et  je  suis  toute  portée.  Dois-je  accorder  ce  second  ren- 
dez-vous? Ah!  (Elle  se  cache  derrière  un  aibie.) 

Voilà  Perdiean  qui  approche  avec  Rosette,  ma  sœur  de  lait.  Je  suppose 
qu'il  va  la  quitter;  je  suis  bien  aise  de  ne  pas  avoir  l'air  d'arriver  la  pre- 
mière. 

Entrent  PERDICAN  et  ROSETTE ,  qui  s'asseoient. 

CAMILLE,  cachée,  à  p^nt. 

Que  veut  dire  cela?  Il  la  fait  asseoir  près  de  lui!  Me  demaiide-t-il  un 
rendez-vous  pour  y  venir  causer  avec  luie  autre?  Je  suis  curieuse  de  savoir 
ce  qu'il  lui  dit. 

l'EilDICAN  ,  àhaule  voix.  Je  luaiiièreqiie Camille  l'eiiteml. 

Je  t'aime,  Roselle;  toi  seule  au  monde  tu  n'as  rien  oublié  de  nos  beaux 
jours  passés,  toi  seule  tu  te  souviens  de  la  vie  qui  n'est  plus;  prends  la 
part  de  ma  vie  nouvelle;  donne-moi  ton  cœur,  chère  enfant;  voilà  le  gage 

de  noire  amour.  (U  l"i  po^e  sa  chaîne  sur  Ic  cou.) 

ROSETTE. 

Vous  me  donnez  votre  chaîne  d'or? 

•  "      ■  PRRDICA.V. 

Regarde  à  présent  celte  bague.  Lève-toi,  et  approchons-nous  de  cette 
fontaine.  Nous  vois-ln  tous  les  deux ,  dans  la  source,  appuyés  l'un  .sur 
l'autre?  Vois-tu  tes  beaux  yeux  près  des  miens,  ta  main  dans  la  mienne? 

Regarde  tout  cela  .s'effacer.         (  u  jette  sa  bague  dan.s  l'eau.) 

Regarde  comme  notre  image  a  disparu;  la  voilà  qui  revient  peu  à  peu  ; 
l'eau  qui  s'était  troublée  reprend  son  équilibre;  elle  trendjk-  tiuore;  de 
grands  cercles  noirs  courent  à  sa  surface;  patience,  nous  reparaissons; 
déjà  je  distingue  de  nouveau  tes  bras  enlacés  dans  les  miens;  encore  une 
minute,  et  il  n'y  aura  plus  une  ri  !e  sur  ton  joli  visage;  regarde!  c'était 
une  bague  (pie  m'avait  donnée  Camille. 

CAMILLE,  ^  part. 

Tl  a  jeté  ma  bague  dans  l'eau.  i 


su  KKVC  r.    DFS   DKl'X    M(»M)KS. 

l'RUlHCW. 
S.nis-tu  ce  que  c'<n|  (|iic  r.iiiMnii ,  Knsi'llo;'  l^coiilc!  \.r  veut  se  lail  ;  l.i 
pliii»'  (1(1  iiiiitiii  roule  en  pcrU^s  sur  les  fcdillcs  sccIk'cs  (pic  le  soleil  ranime. 
i\ir  11  liiiiii(;'ie  (1(1  ciel ,  par  le;  soleil  (pie  voilà ,  je  l'aime,  'l'ii  veux  bien  de 
moi,  ii'esl-ce  pas:'  ()ii  n'a  pas  (k-lri  la  jeunesse,'  on  n'a  pas  inlilire  dans 
ton  sang  vermeil  les  restes  d'un  sans;  affadi?  'J'u  ne  veux  pas  le  faire  reli 
îrieiise;  le  voilà  jeune  cl  hclledans  les  bras  d'un  jeune  homme;  i»  Uoselle, 
Uosette,  sais-tu  ee  que  c'est  que  l'amour? 

IlOSETTB. 

Hélas!  monsieur  le  docteur,  je  vous  aimerai  comme  je  pourrai. 

PEIIDICAN, 

Oui,  comme  tu  pourras;  et  lu  m'aimeras  mieux,  tout  docteur  que  je 
suis,  et  toute  paysanne  ([ue  tu  es,  que  ces  pâles  statues  fal)ri(pi('es  par  les 
nonnes,  qui  ont  la  lèle  à  la  place  du  eo'tir,  el  (|ui  s(»rteiil  des  cloîtres 
pour  venir  répandre  dans  la  vie  l'almosplière  humide  de  leurs  cellules; 
tu  ne  s:iis  rien;  tu  ne  lirais  pas  dans  un  livre  la  prière  (pie  ta  mère  l'ap- 
prend ,  comme  elle  l'a  apprise  de  sa  mère;  tu  ne  comprends  même  pas 
le  sens  des  paroles  que  luré[iètes,  quand  lu  t'agenouilles  au  pied  de 
ton  lit;  mais  tu  comprends  bien  que  tu  pries,  et  c'est  tout  ce  qu'il  faut  à 
Dieu. 

ROSKTin. 

Comme  vous  me  parlez,  monseigneur! 

PERDICAN. 

Tu  ne  sais  pas  lire;  mais  tu  sais  ce  que  disent  ces  bois  et  ces  prairies, 
ces  lièdes  rivières,  ces  beaux  chanif»  couveris  de  moissons,  toute  celte 
nature  splendide  de  jeunesse.  Tu  reconnais  tous  ces  milliers  de  frères, 
et  moi  pour  l'un  d'entr'eux;  lève-toi;  tu  seras  nia  femme,  et  nous  pren- 
drons racine  ensemble  dans  la  sève  du  monde  lout-pui,ssant. 

(  n  5ort  avec  Roset(e.  ) 


SCÈNE  IV. 

Entre  le  CHOEUR. 
Il  se  passe  assurément  quelcpie  chose  d'étrange  au  château  ;  Camille 
a  refusé  d'épouser  Perdican  ;  elle  doit  retourner  aujourd'hui  au  couvent 
dont  elle  est  venue.  Mais  je  crois  que  le  seigneur  son  cousin  s'est  consolé 
avec  Rosette.  Hélas!  la  pauvre  UUe  ne  sait  pas  quel  danger  ellecouri,  en 
écoutant  les  discours  d'un  jeune  et  galant  seigneur. 


O.N    !HK    BADINE    PAS    \\\:C    L  AMOIU.  81 

1)\ME    PLLCHE,    eniiant. 

Vite,  vite  ,  qu'on  selle  mon  âne. 

I.E    CIKELR. 

Passerez-voiH  coninie  un  songe  léger,  ô  vénérable  dame?  Allez-vous  si 
proniptement  eiifourclier  de  rechef  celle  pauvre  hèle  qui  est  si  triste  de 
vous  porter? 

DAME   PLUCIIE. 

Dieu  merci,  chère  canaille,  je  ne  mourrai  pas  ici. 

LE   CHŒUn. 

Mourez  au  loin,  Pliiche  ma  mie;  mourez  inconnue  dans  un  caveau 
malsain.  Nous  ferons  des  vœux  pour  voire  respeclahle  résurrection. 

DAME    PLUCHE. 

Voici  ma  maîtresse  qui  s'avance.  (  a  Camiue  quientie. )  Chère  Camille, 
tout  est  prêt  pour  notre  départ;  le  baron  a  rendu  ses  comptes,  et  mon 
âne  est  l)âté. 

CAMILLE. 

Allez  au  diable,  vous  et  votre  âne;  je  ne  partirai  pas  aujourd'hui. 

(  Elle  son.) 
LE   CHŒUR. 

Que  veut  dire  ceci?  DamePluche  est  paie  de  terreur;  ses  faux  cheveux 
tentent  de  se  hérisser,  sa  poilrine  siffle  avec  force,  et  ses  doigts  s'al- 
longent en  se  crispant. 

DAME   PLCCIM;. 

Seigneur  Jésus  !  Camille  a  juré.  (  Kiie  son.  ) 


SCENE  V. 

Entrent  le  BARON  et  maître  BPJDAINE. 

MAITRE    BRIDAIXE. 

Seigneur,  il  faut  que  je  vous  parle  en  particulier.  Votre  fils  fait  la  cour 
à  une  fdle  du  village. 

LE    BARON. 

C'est  absurde,  mon  ami. 

MAITRE   BUIDAI.NE. 

Je  l'ai  vu  distinctement  passer  dans  la  bruyère  en  lui  donnant  le  bras; 
il  se  penchait  à  son  oreille,  et  lui  prometlaii  de  l'épouser. 

LE    BARON. 

Cela  est  monstrue;ix. 

TOMi:   m.  —  SUPPLÉMENT.  G 


SJ  UKVLi:  m  s  m  rx  mmndks. 

MMIIIK    ItllIDMM;. 

Sovoz-eii  convaincu;  il  lui  .1  l'iiil  un  prcsi-nl  considcrahlt.'  ([iif  la  |»elile  a 
nioiilrc  ;■(  sa  nn'if. 

LK    UAUO.N. 

Ocicl!  considorable ,  lîritlaine?  Ko  (inoi  considérable? 

MAITUK    mUKVINE. 

Pour  le  pids  cl  pour  la  consétiuence.  C'est  la  cliaine  d'or  qu'il  portail 
à  son  bonnet. 

LE   IJAKON. 

Passons  dans  mon  cabinet;  je  ne  sais  à  (|iioi  m'en  tenir. 

(  ils  surteiil.) 


SCENE  VI. 

La  chambre  de  Camille. 
Entrent  CAMILLE  et  dame  PLUCHE. 

CAMILLE. 

Il  a  pris  ma  lettre,  diles-vous? 

DAME    l'LUr.IIE. 

Oui,  mon  enfant,  il  s'est  chargé  de  la  mettre  à  la  poste. 

CAMILLE. 

Allez  au  salon,  dame  Pluche,  et  faites-moi  le  plaisir  de  dire  à  Perdican 

que  je  l'attends  ici.  (  Dame  Pluche  sort.) 

CAMILLE. 

Il  a  lu  ma  lettre,  cela  est  certain;  sa  scène  du  bois  est  une  vengeance, 
comme  son  amour  pour  Rosette.  Il  a  voulu  me  prouver  (ju'il  en  aimait 
une  autre  que  moi,  et  jouer  riudifféienl  malgré  son  dépit.  Est-ce  qu'il 
m'aimerait,  par  basard?  (EUe  lève  la  tapisserie.)  Es-tu  là,  Piosette? 

ROSETTE,  entrant. 

Oui;  puis-je  entrer? 

CAMILLE. 

Ecoute-moi,  mon  enfant;  le  seigneur  Perdican  ne  te  fait-il  pas  la 
cour? 

ROSETTE. 

Hélas!  oui. 

CAMILLE. 

Que  penses-tu  de  ce  qu'il  t'a  dit  ce  matin? 


ON    M".    UADI.Ni:    PA^    AVICC.    L   \M(»IK.  S3 

aOSKTTi;. 

'     Ce  malin  '  On  donc?  ;  '>.   "  ' 

camii.m:. 
Ne  fais  pas  l'iiypocrite.  —  Ce  matin  à  la  fontaine,  dans  le  petit  l)oi.s. 

ROSETTE. 

\ous  m'avez  donc  vue?  '      ' 

CAMILLE. 

Pauvre  innocente  !  Non ,  je  ne  t'ai  pas  vue.  II  l'a  fait  de  beaux  discoin-s , 
n'est-ce  pas?  Gageons  (ju'il  t'a  promis  de  l'épouser. 

ROSETTE.     ;       . 

Comment  le  savez-vous? 

CAMILLE. 

Qu'importe  (■omnient  je  le  sais?  Crois-tu  à  ses  promesses,  Rosette? 

ROSETTE. 

Comment  n'y  croirais-je  pas?  il  me  tromperait  donc?  Pourcpioi  faire? 

CAMILLE. 

Perdican  ne  l'épousera  pas,  mon  enfant. 

ROSETTE. 

Hélas!  je  n'en  sais  rien. 

CAMILLE. 

Tu  l'aimes ,  pauvre  fille  ;  il  ne  t'épousera  pas ,  et  la  preuve ,  je  vais  te 
la  donner;  rentre  derrière  ce  rideau,  tu  n'auras  qu'à  prêter  l'oreille  et  à 
venir  quand  je  t'appellerai.  '  Rosette  smi.  j 

CAMILLE,  seule. 

Moi  qui  croyais  faire  un  acte  de  vencjeance,  ferais-je  un  acte  d'huma- 
nité? La  pauvre  lille  a  le  cœur  pris.  (  Kntre  Peniican.)  Bonjour,  cousin,  as- 
seyez-vous. 

l'ERDICA.X. 

Quelle  toilette,  Camille!  A  qui  en  voulez-vous? 

CAMILLE. 

A  vous,  peut-être;  je  suis  fâchée  de  n'avoir  pu  me  reudi'e  au  rendez- 
vous  que  vous  m'avez  demandé;  vous  aviez  quelque  chose  à  me  dire? 

l'ERDICAX,  à  paît. 

Voilà,  sur  ma  vie,  un  petit  mensonge  a.ssez  gros,  pour  un  agneau  sans 
tache;  je  l'ai  vue  derrière  un  arbre  écouter  la  «oiiver.sation.  (  Uaut.)  .le  n'ai 
rien  à  vous  dire.  f|u'uu  adieu,  Camille;  je  croyais  que  vous  parliez;  ce- 
pendant votre  clieval  est  à  l'écurie,  et  vous  n'avez  pas  l'air  d'être  en  robe 
de  voyage. 

6. 


si  hi M  I.  ors  ina\  ji(»mii;s. 

t;v.Mii.Li:. 
.l'aime  l.i  iliM'iissidii;  ji"  lU'  suis  pas  Imcii  sùic;  de  ut'  pas  avoir  en  cinic 
il»'  nie  (iiu'irllcr  oiicoio  avoc  vmis. 

l'KliniCAN. 

A  quoi  serl  tic  so  (luerellor,  (juaiul  le  raccomniotlenioiil  osl  impossible  * 
Le  plaisir  îles  liispules,  c'est  de  faire  la  paix. 

CAMILLE. 

Kles-vous  convaincu  que  je  ne  veuille  pas  la  faire? 

PKIiniCAN. 

Ne  raillez  pas;  je  ne  suis  pas  fie  force  à  vous  répoudre. 

CAMILLE. 

Je  voudrais  qu'on  me  fît  la  cour;  je  ne  sais  si  c'est  que  j'ai  une  robe 
neuve ,  mais  j'ai  envie  de  m'amuser.  Vous  m'avez  proposé  d'aller  au  vil- 
lage, allons-y,  je  veux  bien;  mellons-nous  en  bateau;  j'ai  envie  d'aller 
dîner  sur  l'herbe,  ou  de  faire  une  |iromcnaile  dans  la  forêt.  Fera-l-il  clair 
lie  lune,  ce  soir?  Cela  est  singidierj  vous  n'avez  plus  au  doigt  la  bague 
que  je  vous  ai  donnée. 

PKRUICAN. 

Je  l'ai  perdue. 

CAMILLE. 

C'est  donc  pour  cela  que  je  l'ai  trouvée;  tenez,  Perdiran,  la  voilà. 

PEI'.DICAN. 

Est-ce  possible?  Où  l'avez-vous  trouvée? 

CAMILLE. 

Nous  regardez  si  mes  mains  sont  mouillées,  n'est-ce  pas?  En  véril<', 
l'ai  gâté  ma  robe  de  couvent  pour  retirer  ce  petit  bochet  d'enfant  de  la 
fontaine.  Voilà  pourquoi  j'en  ai  mis  une  autre,  et  je  vous  dis,  cela  m'a 
changée j  mettez  donc  cela  à  votre  doigt. 

PEKDICAN. 

Tu  as  relire  cette  bague  de  l'eau,  Camille,  au  risque  de  te  précipiter? 
Est-ce  un  songe?  La  voilà;  c'est  toi  qui  me  la  mets  au  doigt!  Ah!  Ca- 
mille, pourquoi  me  le  rends-tu,  ce  triste  gage  d'un  bonheur  qui  n'est 
plus?  Parle,  coquette  et  imprudente  fille,  pourquoi  pars-tu,  pourquoi 
restes-tu?  Pourquoi,  d'une  heure  à  l'autre,  changes-tu  d'apparence  et 
de  couleur,  comme  la  pierre  de  cette  bague  à  chaque  rayon  du  soleil  ! 

CAMILLE. 

Connaissez-vous  le  cœur  des  femmes,  Perdican?  Etes-voussijrde  leur 
inconstance,  et  savez- vous  si  elles  changent  réellement  de  pensée  en  chan- 


()>  m:  iJAhiNE  l'As  AVEC  l'amour.  85 

ccjiil  qufkiiiefdis  de  langage?  Il  y  en  a  qui  disent  que  non.  Sans  doule, 
il  nous  faut  souvent  jouer  un  rôle,  souvent  mentir;  vous  voyez  que  je  suis 
franche;  mais  êtes-vous  sûr  que  tout  mente  dans  une  femme,  lorsciue  sa 
langue  inent?  Avez-vous  bien  rétléchi  à  la  nature  de  cet  être  faible  et  vio- 
lent, à  la  rigueur  avec  laquelle  on  le  juge,  aux  principes  qu'on  lui  im- 
pose? Et  qui  sait  si,  forcée  à  tromiier  par  le  monde,  la  (èle  de  ce  petit 
être  sans  cervelle  ne  peut  pas  y  prendre  plaisir,  et  mentir  quelcpiefois  par 
passe-temps ,  par  folie ,  conune  elle  ment  par  nécessité  ? 

PEKDICAN. 

Je  n'eniends  rien  à  tout  cela ,  et  je  ne  mens  jamais.  Je  l'aime  ,  Camille , 
voilà  tout  ce  que  je  sais. 

CAMILLE. 

Vous  dites  que  vous  m'aimez ,  et  vous  ne  mentez  jamais. 

l'ERDlCAN. 

Jamais. 

CAMILLE. 

En  voilà  une  qui  dit  pourtant  (pie  cela  vous  arrive  qiiel([U(.'fois. 

(Elle  lève  la  tapisserie.  Rosette  paraît  dans  le  fond,  évauouiesui-  unecliaiac.) 

Que  répondrez-vous  à  cette  enfant ,  Perdican,  lorsqu'elle  vous  deman- 
dera compte  de  vos  paroles?  Si  vous  ne  mentez  jamais,  d'où  vient  donc 
qu'elle  s'est  évanouie  en  vous  entendant  me  dire  que  vous  m'aimez?  Je 
vous  laisse  avec  elle;  tâchez  de  la  faire  revenir.  (Eiie  veutsonir.) 

PEUDICAN. 

Lhi  instant ,  Camille,  écoute-moi  ! 

CAMILLE. 

Que  voulez-vous  me  dire?  c'est  à  Rosette  qu'il  faut  pailer.  Je  ne  voys 
aime  pas ,  moi  ;  je  n'ai  pas  été  chercher  par  dé[»it  cette  malheureuse  enfant 
an  fond  de  sa  chaumière,  pour  en  faire  un  appât,  un  jouet;  je  n'ai  pas 
répété  imprudemment  devant  elle  des  paroles  brûlantes  adressées  à  ime 
autre  ;  je  n'ai  pas  feint  de  jeter  au  vent  pour  elle  le  souvenir  d'une  amitié 
chérie  ;  je  ne  lui  ai  pas  mis  ma  chaîne  au  cou  ;  je  ne  lui  ai  pas  dit  que  je 
l'épouserais. 

I>ER1)ICA\. 

Ecoute-moi,  écoute-moi.  '    - 

CAMILLE.    • 

N'as-lu  pas  souri  tout-à-l'heure,  quand  je  t'ai  dit  que  je  n'avais  pu  al- 
ler à  la  fontaine  ?  Eh  bien  !  oui,  j'y  étais,  et  j'ai  tout  entendu  ;  mais,  Dieu 
m'en  est  témoin  ,  je  ne  voudrais  pas  y  avoir  parlé  comme  toi.  Que  feras-tu 
de  celle  fille-là  .  maintenant .  cpiaud  elle  viendra  avec  les  baisers  ardetia 


S()  liLvii;   hi.s  1)1  I  \    MdMn  s. 

sur  les  It'Vies  ,  k-  iikuiIh-i  en  |ilt>urait(  la  IiIosmiic  (|u<'  lu  lui  .in  lailc  '  Tu 
as  xuulii  U-  veiiirt'i'lc  iiiui ,  iiCsi-ct-  pas,  el  me  |iuiiii  d'uiic  Icllrc  ('ciilu  à 
mou  couxnil  '  Tu  as  voulu  me  i.iiicci-  à  loul  |ni\  (|iiel(|uc  Irait  i|ui  iiùi 
lu'alteiiulir ,  cl  lu  ('oiii|>tais  |M»iir  rien  (|iiu  ta  llèclic  ('ui|Miis')iiiK-e  liaversàl 
relie  ciifaiil .  [nniivii  (nrdle  me  ria|>|»àl  doiriôrc  clic.  Je  uTclais  vaiilée 
«le  l'avuir  inspire  ()ucl(|uc  amuiir,  de  te  laissci'  (piclquc  icf^iel.  (Ida  l'a 
lilcssé  dans  loii  noble  ori^iicil .'  l-.li  Itieii  '  ajipiciKis-lc  de  moi ,  tu  nf aimes  . 
cnlciuls-lu,  mais  lu  épouseras  cette  liile,  ou  lu  n'es  qu'un  I.'k'Iic. 

l'K«UlCA>. 

Oui ,  je  rcpouscrai. 

CAMILLK. 

Et  tu  feras  bien. 

PERDICAN. 

Très  bien  ,  et  beaucoup  mieux  (lu'en  l'épousant  loi-nicmc.  Qu'y  a-l-ii , 
Camille?  Qui  l'écliauffe  si  tort  :'  Celte  enfant  s'est  évanouie;  nous  la  fe- 
rons bien  revenir;  il  ne  faut  pour  cela  qu'un  llacon  de  vinaigre;  tu  as 
vouhi  me  prouver  que  j'avais  menli  une  fois  dans  ma  vie  ;  cela  est  possi- 
ble ,  mais  je  te  trouve  hardie  de  décider  à  (juel  instant.  Viens ,  aide-moi 
à  secourir  Rosette.  (Us  sortent;. 


SCKNi:  VII. 

Kiitreiit  le  HAIVON  el  CAMILLE. 

L,E   BARON. 

Si  cela  se  fait,  je  deviendrai  fou. 

CA.MILLli. 

Employez  voire  autorité. 

LE   BARON. 

.le  deviendrai  fou,  et  je  refuserai  mon  consentement,  voilà  rpii  est 
certain. 

CAMILLE. 

Vous  deviez  lui  parler,  et  lui  faire  entendre  raison. 

LE   BARON. 

Cela  me  jettera  dans  le  désespoir  pour  tout  le  carnaval ,  et  je  ne  parai- 
irai  pas  une  fois  à  la  cour.  C'est  un  mariage  disproportionné.  Jamais  on 
n'a  entendu  parler  d'épouser  la  sœur  de  lait  de  sa  cousine;  cela  passe 
loute  espèce  de  bornes. 


0>    iSli    BADlMi    l'AS    AYK(.    l'aMOUR.  87 

CAMILLE. 

Failes-lc  ;i|>pelei-.  cl  diles-hii  netteineiil  que  ce  inaiiaire  \ous  dcplaîl. 
Croyez-moi,  c'est  une  folie,  et  il  ne  résistera  pas. 

LE    BAKO.\. 

Je  serai  vêtu  de  noir  cet  hiver,  lenez-le  pour  assuré. 

CAMILLE. 

Mais  parlez-lui,  au  nom  du  ciel.  C'est  un  coup  de  tète  (pi'il  a  fait  ;  peut- 
être  n'est-il  déjà  plus  temps;  s'il  en  a  parlé  ,  il  le  fera. 

LE    BAIiON. 

•le  vais  m'enfermer  pour  m' abandonner  à  la  douleur.  Dites-lui ,  s'il  nie 
demande,  que  je  suis  enfermé,  et  que  je  m'abandonne  à  ma  douleur  de 
le  voir  épouser  une  fille  sans  nom.  (  ri  son.) 

CAMILLE. 

Ne  trouverai-je  pas  ici  un  homme  de  cœur?  En  vérité,  quand  on  eu 
cherche,  on  est  effrayé  de  sa  solitude. 

Entre  Pc.nlican. 

Khbien!  cousin,  à  quand  le  mariage? 

PERDICAN . 

l>e  plus  tôt  possible;  j'ai  déjà  parlé  au  notaire,  au  curé,  et  à  Ions  les 
paysans. 

CAMILLE. 

Vous  comptez  donc  réellement  que  vous  épouserez  Rosette  ? 

PERDICAN. 

Assurément. 

CAMILLE. 

Qu'eu  dira  votre  père  ? 

l'EUDICA.N. 

Tout  ce  (ju'il  voudra;  il  me  plaît  d'épouser  celte  fille;  c'est  une  idée 
(jueje  vous  dois,  eljem'y  tiens.  Faut-il  vous  répéter  les  lieux  communs 
les  plus  rebatius  sur  sa  naissance  et  sur  la  micime?  Elle  est  jeune  c( 
jolie,  et  elle  m'aime.  C'est  plus  (|u'il  n'eu  fau(  pour  è(re  trois  fois  heu- 
reux. Qu'elle  ait  de  l'esprit  (»;i  ([u'elle  n'eu  ait  jjas,  j'aurais  pu  trouver 
pire.  On  criera  et  on  raillera;  je  m'en  lave  les  mains. 

CAMILLE. 

Il  n'y  a  rien  là  de  risible;  vous  faites  très  bien  de  l'tpouser.   Mais  je 

suis  fâchée  pour  vous  d'une  clKise  :  c'esl  (|u'(ui  dira  que  vous  l'ave/  fait 

par  dépit. 

i'EHr)u;AN. 

\  i»u>  êtes  fâchée  île  cela:'  Oh  !  que  non  1 


88  lŒVtL    UEb    ULLX    MiiNULS. 

CAMILLK. 

Si,  j'en  MiiN  xraiiiu'iil  fàchét' pour  vims.  (]ulu  l'ail  liii  luil  .1  1111  jcmic 
hointiK'.  (le  lie  pouvoir  rcsisler  à  un  nioineiil  île  tlépil. 

PEUDlCAiV. 

Soye/t'ii  tiiiui;  fàcliée;  (|uanl  à  moi,  cola  lu'esl  bien  égal. 

CAMILLIO. 

Mais  vous  n'y  pensez  pas;  c'est  une  fille  de  rien. 

l'KHDICAN. 

Elle  sera  donc  de  (luelijue  chose,  lor.s(|u'elle  sera  nia  feninic. 

CAMlLLi;. 

Elle  vous  ennuiera  avant  que  le  nolaire  ail  mis  son  liabit  neuf  el  se.>> 
souliers  pour  venir  ici;  le  cœur  vous  lèvera  au  repas  de  noces,  el  le  soir 
de  la  fête,  vous  lui  ferez  couper  les  mains  et  les  pieds,  comme  dans  les 
contes  arabes,  parce  qu'elle  sentira  le  ragoût. 

PEKDICAN, 

Vous  verrez  que  non.  Vous  ne  me  connaissez  pas;  (juand  une  femme 
est  douce  et  sensible,  franche,  bonne  et  belle,  je  suis  capable  de  me  con- 
tenter de  cela ,  oui,  en  vérité,  jusqu'à  ne  pas  me  soucier  de  savoir  si  elle 
parle  l;ilin. 

CAMILLE. 

Il  est  à  regretter  qu'on  ait  dépensé  tant  d'argent  pour  vous  l'appiendre; 
c'est  trois  mille  écus  de  perdus. 

PERDICA.N. 

Oui,  on  aurait  mieux  fait  de  les  donner  aux  pauvres. 

CAMILLE. 

Ce  sera  vous  qui  vous  en  chargerez,  du  moins  pour  les  pauvres  d'es- 
prit. 

PERDICAN. 

El  ils  me  donneront  en  échange  le  royaume  des  cieux ,  car  il  est  à  eux. 

CAMILLE. 

Combien  de  temps  durera  cette  plaisanterie? 

PERDICAN. 

Quelle  plaisanterie? 

CAMILLE. 

Votre  mariage  avec  Rosette. 

PERDICAN. 

Bien  peu  de  temps;  Dieu  n'a  pas  fait  de  l'homme  ime  œuvre  de  durée; 
irente  011  quarante  ans.  tout  au  [ilus. 


ON    ÎNE    lJ.VDl>ii:    J'AS    AVLC    LAMOL'R.  8U 

CAMILLE. 

Je  suis  curieuse  de  danser  à  vos  noces. 

PEUDICAN. 

Écoulez -moi,  Camille,  voilà  un  ton  de  [lersillage  (|ui  esl  hors  de 
propos. 

CAMILLE. 

Il  nje  plaît  trop  pour  que  je  le  quitte. 

PEUDICAN. 

Je  vous  quitte  donc  vous-même ,  car  j'en  ai  tout-à  l'heure  assez. 

CAMILLE. 

Allez-vous  chez  votre  épousée? 

PERDICAN. 

Oui ,  j'y  vais  de  ce  pas. 

CAMILLE. 

Donnez-moi  donc  le  bras;  j'y  vais  aussi. 

Entre  Rusetle. 
PERDICAN. 

Te  voilà ,  mon  enfant?  viens,  je  veux  le  présenter  à  mon  père. 

ROSETTE  ,  se  inelt.ml  a  genoux. 

Monseigneur,  je  viens  vous  demander  une  grâce.  Tous  les  gens  du 
village  à  qui  j'ai  parlé  ce  malin,  m'ont  dit  que  vous  aimiez  votre  cousine  , 
et  que  vous  ne  m'avez  fait  la  cour  que  pour  vous  divertir  tous  deux;  on  se 
moque  de  moi  quand  je  passe,  et  je  ne  pourrai  plus  trouver  de  mari  dans 
le  pays,  après  avoir  servi  de  risée  à  tout  le  monde.  Permettez-moi  devons 
lendre  le  collier  que  vous  m'avez  donné,  et  de  vivre  en  paix  chez  ma 
mère. 

CAMILLE. 

Tu  es  une  bonne  fille,  Rosette;  garde  ce  collier,  c'est  moi  qui  te  le 
donne,  et  mon  cousin  prendra  le  mien  ù  la  place.  Quant  à  un  mari ,  n'en 
sois  pas  embarrassée,  je  me  charge  de  t'en  trouver  un. 

PERDICAN. 

Cela  n'est  pas  diflicile  en  effet.  Allons.  Rosette,  viens,  que  je  le  mène 
à  mon  père. 

CAMILLE. 

Pourquoi?  Cela  est  inutile.  ' 

PERDICAN. 

Oui,  vous  avez  raison,  mon  père  nous  recevrait  mal;  il  faut  laisser  pas- 
ser le  premier  momenl  de  surprise  (|u'ila  éprouvé.  \  lens  avec  moi ,  nous 


!M1  RKViri'.    l>l.s    itl.l  \    MuMii.s. 

nliiiii  lit  roii>  Mil  la  place    .le  Ikiiivc  plaisaiil   iiiToii  dise  (|iic  je  ne  l'aiinc 
[laN  <|iiaii(l  ji-  réponse,  l'aiilicii!  nous  les  l'eioiis  liicii  laiir. 

(  Il  suit  n»cc  UoM'Itr.  ) 

camimj:. 
()iH'  se  |)asso-l-il  donc  en  moi?  11  rcniinènc  d'un  air  liicn  Iranquillc. 
(icia  csl  sini^iilicr;  il  nie  scinltlc  ipie  la  UMc  nie  loiiine.  KsI-ce  ipiil  l'é- 
pouserail  loul  de  bon  ?  Holà  !  daine  Pliiclie,  daine  l'iuelie!  N'y  a-l-il  donc 
personne  ici  ? 

filtre  un  valet. 

Courez  après  le  seii^nenr  Perdican;  diles-lui  vile  qu'il  remonte  ici  j  j'ai 

à  lui  parler. 

Le  valet  sort. 

JMais  qu'esl-oe  donc  que  tout  cela?  Je  n'en  puis  plus,  mes  pieds  refu- 
sent de  me  soutenir.  (Rentre  Perdican., 

l'KKUlCAN. 

Vous  m'avez  demandé ,  Camille  ? 

CAMILLE. 

Non,  —  non.  — 

l'KRDICA.V. 

En  vérité ,  vous  voilà  |)àle;  qu'avez-vous  à  me  dire;'  Vous  m'avez  fait 
rappeler  pour  me  parler. 

CAJIILLE. 


Non ,  non.  —  Oh  î  seigneur  Dieu  !       (  tu.  sort. 


'D 


SCÈNE   VIII. 

Un  oratoire. 
Entre  CAMILLE;  elle  se  jette  an  pied  de  l'autel. 

CAMILLE. 

M'avez-vous  abandonnée,  ô  mon  Dieu?  Vous  le  savez,  lors([ue  je  suis 
venue,  j'avais  juré  de  vous  être  fidèle;  quand  j'ai  refusé  de  devenir  l'é- 
pouse d'un  autre  que  vous,  j'ai  cru  parler  sincèrement,  devant  vous  et 
ma  conscience  ;  vous  le  savez;  mon  père,  ne  voulez-vous  donc  plus  de  moi  ? 
Oh!  pourquoi  faites- vous  mentir  la  vérité  elle-même?  Pourquoi  suis-jesi 
faible!'  Ah  !  malheureuse,  je  ne  puis  plus  prier.     (  Enue  Perdican.) 

PERDICAN. 

Orgueil .  le  plus  fatal  des  conseillers  humains,  qu'es-tu  venu  faire  entre 


ON  m:  iîadi.m:  pas  avkc  l'amolk.  î)I 

eelte  lille  el  moi?  J^a  voilà  pâle  el  effrayée,  (jui  presse  sur  les  daller  in 
sensibles  sou  cœur  e(  son  visajre.  Elle  aiirail  pu  ni'ainier,  el  nous  élious 
nés  l'un  pour  l'aiilre;  qu'es-lu  venu  faire  sur  nos  lèvres,  orgueil,  lorsque 
nos  mains  allaient  se  joindre  ?    , 

,  CA.yiLLE. 

Qui  m'a  suivie?  Qui  parle  sous  cette  vofile?  Est-ce  loi,  Perdican!' 

PKUWICAN. 

Insensés  (jue  nous  sonunes!  nous  nous  aimons.  Quel  son;^e  avons-nous 
fait,  Camille?  Quelles  vaines  paroles,  quelles  misérables  folies  onl  passe 
couune  un  vent  funeste  entre  nous  deux?  Lequel  de  nous  a  voulu  tioniper 
l'autre?  Hélas!  cette  vie  est  elle-même  un  si  pénible  rêve;  pourquoi  en- 
core y  mêler  les  nôtres?  O  mon  Dieu,  le  bonheur  est  une  perle  si  rare 
dans  cet  océan  d'ici-bas!  Tu  nous  l'avais  donné,  pêcheur  céleste,  lu  l'a- 
vais tiré  pour  nous  des  profondeurs  de  l'abîme,  cet  inestimable  joyau j  et 
nous,  connue  des  enfans  gâtés  ({ue  nous  sommes,  nous  en  avons  fait  un 
jouet;  le  vert  senlierj  qui  nous  amenait  l'un  vers  l'autre  avait  une  pente 
si  douce,  il  était  entoure  de  buissons  si  fleuris,  il  se  perdait  dans  un  si 
tranquille  horizon  !  Il  a  bien  fallu  que  la  vanité,  le  bavardage  et  la  colère 
vinssent  jeter  leurs  rochers  informes  sur  celte  roule  céleste,  qui  nous  au- 
rait conduits  à  toi  dans  un  baiser!  Il  a  bien  fallu  que  nous  nous  fissions  du 
mal ,  car'iious  sommes  des  bonnnes.  O  insensés  !  nous  nous  aimons. 

(  n  la  prend  dans  sis  l>ias.) 
CAMILLE. 

Oui,  nous  nous  aimons,  Perdican;  laisse-moi  ie  sentir  sur  ton  cœur; 
ce  Dieu  qui  nous  regarde  ne  s'en  offensera  pas;  il  veut  bien  (|ue  je  t'aime; 
il  y  a  (piinze  ans  (pi'il  le  sait. 

PERDICAN, 

Chère  créature ,  lu  es  à  moi  ! 

(  Il  l'embrasse;  on  entend  un  giand  eri  deriièic  l'aulel.  ) 
CAMILLE. 

C'est  la  voix  de  ma  sreur  de  lait. 

PERDICAN. 

Comment  est-elle  ici  !  Je  l'avais  laissée  dans  l'escalier,  lorsque  lu  m'as 
fait  rappeler.  Il  faut  donc  qu'elle  m'ait  suivi,  satis  (pie  je  m'en  sois 
aperçu. 

CAMILLE. 

Entrons  dans  cette  galerie;  c'est  là  qu'on  a  crié. 

PERDICAN- 

Je  ne  sais  ce  que  j'éprouve;  il  me  semble  que  mes  mains  sont  couvertes 
de  sanç. 


[ti  liUMI.    1)1.^    UULX    ,M(».M>I>. 

CAMIl.I.i;. 

l.a  pauvre  t'iil'aiil  imiis  a  sans  doiile  i'|iifs;  elle  s'esl  encore  évanouie; 
viens,  {lorlons-lui  secours;  liclas!  tuul  cela  esl  cruel. 

l'IillUICAN, 

JNon,  en  vérilé,  je  n'entrerai  pas;  je  sens  un  froid  mortel  (|ui  me  pa- 
ralyse. Vas-y,  Camille,  et  lâche  de  la  ramener.     (Camiiieson.) 

l'EUniCAX. 

Je  vous  en  supplie,  mon  Dieu  !  ne  faites  j>as  de  moi  un  meurtrier!  Vous 
voyez  ce  qui  se  passej  nous  sommes  deux  enfans  insensés,  et  nous  avons 
joué  avec  la  vie  et  la  mort;  mais  notre  cœur  est  jtur;  ne  tue/  pas  Rosette, 
Dieu  juste  !  Je  lui  trouverai  un  mari .  je  réparerai  ma  faute;  elle  est  jeune, 
elle  sera  riche,  elle  sera  heureuse;  ne  faites  pas  cela,  ô  Dieu,  vous  pou- 
vez bénir  encore  quatre  de  vos  enfans.  Eh  bien!  Camille,  qu'y  a-l-il? 

(  Camille  rentre.  ) 
CAMILLE. 

Elle  est  morte.  Adieu .  Perdican. 


Alikkd  de  Musset 


LEIPZIG 


ET 


LA  LIBRAIRIE  ALLEMANDE. 


Le  temps  n'est  plus,  me  disait  il  y  a  quelques  jours  un  vieux  marchand 
de  Leipzig ,  un  homme  (pii  a  plus  additionné  de  chiffi-es  dans  sa  vie  (pi'im 
astronome  ne  peut  énumérer  d'étoiles  au  ciel,  et  qui,  reportant  toutes  ses 
sensations  dans  l'étroite  enceinte  de  son  comptoir,  pourrait  faire  l'histoire 
de  son  ame  avec  son  livre  de  recettes  et  de  dépenses;  le  temps  n'est  plus 
où  notre  foire  de  Leipzig  se  nio!itrai(  toute  resplendissante  d'or  et  d'ar- 
gent. Alors  on  n'avait  pas  besoin,  comme  aujourd'hui,  de  ces  belles  bou- 
tiques établies  à  grands  frais,  de  ces  larges  enseignes  qui  attirent  de  si 
loin  les  yeux  ûu  passant.  Les  plus  grandes  affaires  se  traitaient  dans  de 
misérables  échoppes  dont  une  marchande  de  harengs  ne  voudrait  pas  au- 
jourd'hui, et  des  monceaux  d'or  se  conq)laicnt  sur  un  tonneau  dressé 
dans  la  rue. 

Hélas  !  le  Temps  n'a  pas  des  ailes  pour  les  laisser  dormir,  et  une  faux 
si  tranchante  poin-  la  laisser  s'émousser  !  Hélas!  tout  pusse,  tout  s'en  va, 
les  grands  empires  comme  les  grandes  foires.  Au  moyen-âge,  quand  les 


li  ur.vrr.  ni;s  di.i  x  MoM>r.s. 


niiiiiiinui(*.°ili()iis  claiciil  >i  dilliciles,  (|iiiiiiil  les  iiiarcliainls  ir.naiciil  |»iiiii 
nindc  (Ir  iiialk'-|tosl('  pour  |ini  Ut  ranidi'iiiciil  Iciirs  (lt!|ii"irlics  (riiiic  \illc 
à  raiiUr.  (M  lie  roiilaice  accéliTé  pour  amciii'i-à  lioiirc  livc  1rs  lourds  Ital- 
lols  (lovant  la  iiorlo  de  leurs  iiiaiïasiiis,  les  foires  élaieiil  alois  de  j^raiids 
«'vèiiomeiis.  l,os  foires  de  i,eipziu:  el  de  rraiieforl  o('eiipaieiil  loiile  1'  \ll(!- 
iiiairne;  ou  s'y  reiulail  en  caravanes;  les  lahricans  (rAiii;sl)oiir;;  ol  tle  Nu- 
remberg y  accouraient  étaler  les  nouveaux  produits  de  leur  industrie;  les 
bons  bomgeois  y  venaient  eoninie  à  une  fêle ,  avec  leurs  fenunes  el  leurs 
eufans  ;  les  princes  y  venaient  aussi ,  puis  les  chevaliers,  puis  les  joueurs 
de  mystères  qui  édiliaienl  tout  le  public  avec  la  passion  de  Notre  Seigneur, 
ou  le  martyre  de  sainteCatlierine;  puis  les  physiciens ,  hommes  de  science 
t'i ranime,  ipii  se  faisaient,  aux  yeux  de  tout  le  monde,  nettement  couper  la 
tète,  el  reparaissaient  nu  instant  après  [deins  de  vie  connue  lievanl.  IMais 
voilà  que  les  canaux,  les  bateaux  à  vapeur,  les  chemins  de  fer  arrivent. 
Bientôt  cha((ue  marchand  pourra  traiter  ses  plus  grandes  entreprises ,  les 
pieds  sur  les  chenets,  s;ms  se  déranger.  Bientôt  il  n'y  aura  [il us  de  foires, 
plusdeces  réunions  lumullueuses  de  curieux  eld'industriels  ;  masse  confitse 
d'habillemens  de  toutes  les  nations,  véritable  tour  de  Babel,  pour  le  mélange 
des  langues,  si  tout  le  monde  ne  parlait  pas  naturellement  cette  langue 
universelle,  cette  langue  de  linterèl  et  de  l'argent;  grand  et  bizarre  spec- 
tacle où  renfaiil  s'amuse  avec  un  pain  d'épices  el  un  polichinelle,  où  le 
jeune  homme  s'amuse  à  observer,  où  le  vieillard  croil  encore  mieux  s'a- 
muser en  comptant  ses  pièces  tl'or.  Hélas!  cette  belle  civilisation  n'avail- 
elie  pas  commis  assez  de  méfaits?  Ne  pouvait-elle  par  pitié,  dites-moi , 
respecter  au  moins  nos  foires  ? 

Grâce  au  ciel  cependant ,  Leipzig  n'est  pas  encore  soumis  à  cet  effrayant 
niveau  qui  a  déjà  gagné  les  populations  les  plus  industrieuses.  Il  n'y 
a  point  en"ore  de  canal  ([ui  traverse  la  Saxe,  point  de  chemin  de  fer 
qui  détruise  par  sa  célérité  l'esprit  d'ordre  et  de  méthode  avec  Idpiel  on 
traite  ici  les  affaires.  Leipzig  a  encore  ses  foires ,  ses  trois  foires  d'automne, 
de  Noël  et  de  Pâques,  ses  trois  belles  époques  dans  son  calendrier.  Voici 
que  mai  revient  ;  voici  que  les  arbres  se  couvrent  de  feinlles  :  c'est  le 
printemps  des  marchands  et  celui  des  poètes;  tandis  que  ceux-ci  s'en  vont 
dans  la  forêt  de  1  losenthal  éjier  une  (leur,  un  bourgeon ,  sourire  à  la  î\Iuse, 
pour  que  la  3Iuse  leur  sourie,  el  glaner  cpiehpies  hexamètres  dans  ces 
sentiers  tant  de  fois  fréquentes  par  Goethe  el  Schiller ,  ceux-là  emploient 
leur  inspiration  à  mettre  en  ordre  leurs  livres  de  compte  ;  le  ciel,  qui  se 
montre  si  riant  et  si  bleu,  leur  annonce  une  bonne  récolte  ;  le  rossignol  leur 
parle  d'argent,  et  les  arbres  qui  se  balancent  imitent  pour  eux  le  doux 
murmure  d'une  sacoche  pleine  d'écus.  Donc,  le  grand  jour  approche;  les 


l.LII'ZIG    ET    I.A    LlliRAlUn:    ALLEMAND!.,  î)o 

pelils  bourgeois  désertent  leur  demeure  habituelle,  et  voul  se  rél'iiji^ijM- 
dans  un  coin  de  maison  ,  au  grenier,  pour  céder  la  place  aux  étrangers 
qui  arrivent,  et  paient  comptant.  Les  riches  négocians  au  contraire  dé- 
corent leurs  saldus  ,  remettent  à  neuf  la  livrée  de  leurs  doniesti(pies,  rem- 
plissent le  buffet  de  leur  salle  à  manger.  Les  petits  marchands  font  re- 
peimUe  le  devant  de  leur  bouticpie  et  rafraîchir  leur  enseigne.  La  carte 
du  restaurateur  s'enfle  de  tous  les  mets  <|ui  peuvent  tlatter  l'appétit  d'un 
homme  du  nord  et  d'un  homme  du  midi ,  et  les  paysans,  qui  doivent  aussi 
faire  leur  foire,  triplent  le  prix  de  leurs  denrées.  De  toutes  parts  le  bruit . 
le  mouvement,  la  vie.  Le  commerce,  que  M.  Ch.  Fourier  apiielle  le  sang 
des  nations,  circule  dans  toutes  les  veines  de  cette  grande  population, 
anime  tous  ses  membres,  donne  à  tous  ceux  qui  la  composent  une  nou- 
velle force  et  une  nouvelle  activité.  Les  bouticpies  étrangères  se  dressent 
sur  deux  lignes  parallèles  dans  les  rues;  la  grande  place,  inondée  de 
lentes ,  ressemble  à  un  port  où  toutes  les  voiles  se  pressent  l'une  contre 
l'autre.  Là,  le  Français  court  avec  sa  badine  en  main;  l'Allemand  pour- 
suit avec  flegme  ce  qu'il  a  entrepris;  le  juif  polonais  se  promène  grave- 
ment avec  sa  longue  barbe  noire  et  sa  soutane  en  soie  nouée  par  une  large 
ceinture;  l'Anglais  arrive  avec  les  basques  étroites  de  son  habit;  le  Grec, 
avec  sa  longue  pipe  au  tuyau  d'ambre  et  son  beau  turban;  l'Arménien, 
avec  ses  bottes  brodées  et  sa  pelisse  couverte  de  riches  fourrures.  Puis, 
la  foire  s'ouvre  ;  puis  le  tumulte  et  la  fête  commencent,  et,  comme  en 
Allemagne  il  ne  peut  y  avoir  de  fête  sans  musique,  voici  la  nuisique  qui 
résonne  dès  le  matin,  traverse  toutes  les  rues,  entre  dans  les  cafés,  se 
pose  au  bout  des  tables  d'hôte.  Ici  la  pauvre  petite  chanteuse,  avec  sa  ro- 
mance de  guerre  ou  d'amour,  sa  harpe  mal  sonnante  et  sa  robe  crottée  ; 
là  les  chanteurs  tyroliens  avec  leur  veste  étroite,  leur  gilet  rouge,  leur 
chapeau  couronné  de  fleurs,  et  de  toutes  parts  des  groupes  de  trois  ou 
quatre  musiciens  qui  se  partagent  les  opéras  de  l'année  dernière;  Rossini, 
Meyer  béer,  Boyeldieu,  Aubert,  Bellini,  musique  allemande,  italienne 
ou  française,  peu  leur  importe. 

Dans  un  des  faubourgs  de  la  ville ,  sur  le  Rossmarkt,  se  passe  un  autre 
spectacle  non  moins  étrange  :  c'est  là  que  le  peuple  a  son  refuge;  c'est  là 
que  les  boutiiiues  à  ipiehiues  sous,  les  ménageries,  les  tavernes,  les 
chiens  savans  vont  établir  leur  siège.  Ce  sont  là  les  Champs-Elysées  de 
Leipzig.  Les  soldats  et  les  ouvriers,  les  paysannes  et  les  nourrices  y  ap- 
portent leurs  économies  de  six  mois.  Ou  y  entend  du  matin  au  soir  une 
musique  à  vous  rendre  la  musi(ine  effroyable  pour  toute  votre  vie.  On  y 
prépare  une  cuisine  de  irauffres,  de  harengs  et  de  petites  saucisses  à  faire 
trembler.  Celle  fuis  surtout,  il  y  avail  pour  le  y»eu|»U'  un  nouveau  s;iec- 


!Hi  r.r.M  1.  m  s  ma  \  >r(»M»i:s. 

larle  t|iii  lui  caiibiiil  iiiio  iriaiuU'  niuHioii.  (l'olail  nilK;  Imilfs  les  choses 
inorveillniscs  qui  vieiiiioiil  ordiiiaiirinenl  exrilor  sa  ouriosilê,  une  gale- 
rie lie  litrtiies  ni  cin- ,  bibtiiiurs  cl  pluslifiurs.  On  y  voyait  loule  la  Genèse, 
lotito  l'histoire  du  monde  .  (ont  le  déluge.  Mais  n'adniirez-vonspasconnnc 
le  peuple  allemand  se  sert  familièremenl  île  l'expression  poélicpie?  Jamais 
chez  nous  un  faiseur  de  H;;nres  en  cire  se  serait-il  avisé  de  peindre  sur 
son  enseig:ne  ces  deux  iîrands  mots  :  bibliques  et  phislitiues  f 

In  autre  (piarlier  de  la  ville  mérite  encore  d'appeler  l'attention,  c'est 
celui  où  se  réunissent  les  marchands  juils  qui  vendent  en  détail.  Ils  oc- 
cupent deux  lonçues  lijînes  de  boiiticpies  ranj^ées  le  long  de  la  prome- 
nade. Les  pauvres  juifs  sont  ici,  comme  à  peu  près  dans  tout  le  reste  de 
l'Allemafîue,  traités  avec  une  grande  sévérité.  Tandis  que  pour  les  autres 
marchands,  la  foire  est  ouverte  pendant  inv  grand  mois,  elle  ne  l'est  pour 
eux  (pic  pendant  iuiit  jours.  Ils  doivent  arriver  un  jeudi,  et  le  jeudi  sui- 
vant ,  partir  tous  sans  exception.  A  Leipzig,  il  ne  doit  point  y  avoir  de  juifs. 
On  en  tolère  cependant  quel(pies-uns  qui  y  demeurent  depuis  long-lenops, 
mais  ils  ne  sont  pas  citoyens.  Ils  ne  jouissent  d'aucun  droit  de  bourgeoi- 
sie; la  police  peut  les  renvoyer,  (piand  bon  lui  semble,  sans  autre  forme 
de  procès.  Ces  jours  derniers ,  on  agitait  dans  la  ville  une  grande  (jues- 
lion  :  cinq  marchands  juifs  ont  demandé  à  s'établir  à  Leipzig,  et  pour 
première  garantie,  ils  apportent  avec  eux  une  réfiutalion  intacte  dans  le 
commerce,  et  une  fortune  de  dix  millions  de  tlialers  (  environ  quarante 
millions  de  francs  ).  La  question  a  d'abord  été  soumise  au  sénat  de  la  ville, 
qui,  considérant  le  ban  renom  de  ces  juifs,  et  probablement  aussi  leurs 
quarante  millions,  n'a  pas  trouvé  d'inconvénient  à  ce  qu'ils  fussent  admis 
provisoirement  à  Leipzig.  Elle  a  été  ensuite  portée  devant  le  gouverne- 
ment qui  a  donné  les  mêmes  conclusions,  et  maintenant  on  la  discute  à  la 
chambre  des  députés.  On  pense  que  le  permis  de  séjom-  leur  sera  accordé, 
à  condition  qu'en  cas  de  faillite  ils  se  rendent  solidaires  l'un  de  l'autre. 
Singulière  chose  cependant  que  ces  préjugés  plus  forts  que  l'esprit  de  ci- 
vilisation ,  ces  idées  d'intolérance  dans  la  Saxe,  dans  le  pays  qui  le  pre- 
mier a  demandé  la  tolérance  et  proclamé  la  liberté  religieuse. 

Les  foires  de  Leipzig  ont  beaucoup  perdu  de  leur  importance  depuis 
que  l'entrée  des  produits  des  fabriques  étrangères  a  été  interdite  en  Rus- 
sie et  en  Pologne.  Autrefois,  les  Russes  et  les  Polonais  y  arrivaient  comme 
acheteurs,  avec  des  sommes  énormes;  maintenant  ils  n'y  viennent  plus, 
ou  y  viennent  comme  vendeurs,  ce  qui  n'est  nullement  la  même  chose. 
Ces  foires  (si  l'on  en  excepte  celle  de  Noël  )  sont  cependant  encore  les  pre- 
mières de  l'Allemagne.  Leipzig  l'emportera  toujours  sur  les  autres  villes, 
par  sa  position  centrale,  par  sa  grande  facilité  de  communications,  par  l'es- 


LKIPZIG    liT    LA    LlBRAlRIi:    ALLOIAISDE.  î)7 

pace  resserré,  mais  commode,  où  loutes  les  affaires  se  con<lenseiU ,  et  par 
les  privilèges  et  les  mesures  d'ordre  qui  entourent  ici  les  marchands  étran- 
gers. Sa  principale  branche  de  cominerce  est  celle  des  soieries  et  de  ses 
relations  avec  le  Levant.  Il  n'est  pas  rare  devoir  ici  une  maison  de  soie- 
ries faire  dans  une  seule  foire  pour  trois  millions  d'affaires,  et  l'année 
dernière  une  maison  <le  banque  fit  dans  l'espace  d'un  mois  pour  plus  de 
(piinze  millions  d'opérations  de  change  et  d'escompte.  Le  traité  de  douane 
qui  réunit  maintenant  la  Prusse,  la  Saxe,  et  la  plus  grande  partie  des 
autres  états  de  l'Allemagne ,  donnera  sans  doute  à  ces  foires  une  nouvelle 
vie,  puisque  toutes  les  marchandises  pourront  y  aborder  librement ,  et  re- 
tourner librement  dans  les  états  soumis  à  ce  tr;.Ué. 

La  foire  de  Pà([ues  présente  un  iulérè!  pariiciilier  (pie  les  autres  n'of- 
frent pas.  C'est  à  cette  é[)oque  que  les  comptes  de  librairie  se  règlent, 
c'est  à  Leipzig  que  les  libraires  se  réunissent.  On  sait  que  le  commerce 
de  la  librairie  se  fait  en  Allemagne  tout  autrement  que  chez  nous;  mais 
peut-être  ne  sera-t-il  pas  inutile  de  donner  là-dessus  quelques  explica- 
tions.      '    ; 

Ce  commerce  se  fait  tout  entier  par  commissions,  et  par  là,  il  est  d'un 
grand  avantage  pour  les  libraires  marchands,  mais  très  chanceux  pour 
les  éuiteius.  Les  livres  nouveaux  (jui  paraissent  sont  envoyés  dans  toutes 
les  parties  de  l'Allemagne;  et  Leipzig  est  le  point  central  oii  ces  livres  se 
réunissent  d'abord ,  le  réservoir  d'où  la  littérature  allemande  s'en  va  par 
petits  filets  se  répandre  dans  les  autres  villes  et  villages.  Chaque  libraire 
allemand  a  son  commissionnaire  à  Leipzig;  ce  commissionnaire  recueille 
les  livres,  demandes  ,  avis  (pii  lui  sont  aih'essés  pour  son  correspondant, 
et  quand  il  a  de  qui)i  en  faire  un  ballot  assez  considérable ,  il  l'expédie. 
Ce  moyen  de  correspondance  est  lent,  mais  sûr  et  invariable.  Liant  à  P>er- 
lin,  je  voulus  un  jour  adresser  un  livre  à  Copenhague;  il  fallut  d'abord 
que  le  livre  allât  à  Leipzig,  chez  le  commissionnaire  du  libraire  de  Co- 
penhague, pour  revenir  ensuite  à  Berlin ,  et  de  là  poursuivre  sa  route. 

Les  ouvrages  nouvellement  publiés  arrivent  ainsi  de  la  petite  jirovince, 
de  la  petite  ville  où  ils  paraissent,  s'arrêtent  à  Leipzig,  cl  de  là  se  rendent 
à  leur  destination,  et  circulent  pendant  un  an  et  quelquefois  plus.  En  y 
réiléchissant  un  peu,  on  voit  que  ce  commerce  ne  pourrait  pas  être  établi 
d'une  autre  manière  dans  un  pays  où  il  n'y  a  aucun  point  central,  où  de 
toutes  parts  on  imprime  et  l'on  édite ,  où  le  plus  obscur  libraire  du  bourg 
le  [)lus  inconnu  peut  mettre  au  jour  parfois  des  ouvrages  tout  aussi  recom- 
mandables  que  ceux  qui  paraissent  à  Berlin.  Comment  ferait  cet  éditeur 
pour  envoyer  son  livre  dans  toute  l'Allemagne,  et  combien  lui  en  coiile- 
rait-il  pour  expédier  ainsi  parlielleinent  six  ou  cent  exemplaires,  s'il  n"a- 

TOMK  III.  7 


!»S 


m:vuK  DKs  ni:i)x  mom)i;s. 


^ilil  un  l)as,siii  ou  il  les  dcpost! ,  cl  ou  cliacuu  va  les  preiiilre,  ù  mesure 
(lu'il  en  a  besoin? 

Les  crédits  en  librairie  sou!  (rOs  îoni^s.  Ils  s'clendent  toujours  au  moins 
d'une  année  à  l'autre  ,  et  très  souvent  ils  vont  jusqu'à  dix-buit  mois.  Ainsi, 
par  exemple,  le  comjjte  des  livres  expédies  à  partir  de  janvier  185i,  ne 
sera  ré.i^lé  (pi'à  la  foire  de  IVupies  ^S."?.').  A  la  foire  do  Pà(|ues  done,  tous 
1rs  éditeurs,  libraires,  maroliauds,  arrivent  du  nord  et  du  midi ,  de  i'Au- 
tiielie  el  de  la  IJavière,  des  jrrandes  et  petites  villes.  Cbacun  apporte  son 
earnet,  ce  (pi'il  a  reçu,  re  qu'il  a  expédié;  le  nom  de  ceux  qui  lui  doi- 
vent, et  de  ceux  à  qui  il  doit.  Les  livres  cpi'il  a  vendus,  il  les  paie,  ceux 
qu'il  n'a  pas  vendus,  il  les  renvoie,  et  l'éditeur  doit  les  reprendre  (4).  La 
bourse  s'ouvre.  Les  libraires  se  rassemblent,  (l'est  un  calcul  d'addiiion  et 
de  souslraelion.  On  écbange  le  j>rix  d'un  ouvrai;e  (pie  l'on  a  vendu  con- 
tre celui  d'un  autre  (pie  l'on  a  édité;  on  end)alle  d'im  c()lé  son  arçent, 
de  l'autre  ses  rcrci-i.ssc.v,  et  en  voilà  pour  luie  année.  Cette  fois,  après 
leurs  heures  de  travail,  les  libraires  el  écrivains  allemands  et  étrangers, 
ayant  à  leur  tète  le  savant  Boettiger,  le  doyen  actuel  de  tous  les  littéra- 
teurs, se  réunissaient  dans  les  salons  de  M.  Brockbaus;  et  ces  soirées,  ou- 
vertes par  la  libéralité  de  l'un  des  plus  riches  et  des  plus  actifs  libraires 
de  l'Allemagne,  et  où  la  science  se  mariait  gaîment  au  commerce  de  la 
science,  présentaient  sans  doute  l'un  des  coups-d'œil  les  plus  curieux  que 
l'on  eût  vus  depuis  long-temps  à  Leipzig. 

Après  avoir  explj(iué  quelle  grande  place  le  commerce  de  la  librairie 
occupe  dans  cette  ville,  on  concevra  sans  peine  que  le  nombre  des  librai- 
res y  soit  plus  considérable  cpi'ailleurs.  Et  ce  nombre  est  en  effet  hors  de 
proportion  avec  ce  que  l'on  retrouve  dans  les  autres  villes,  hors  de  pro- 
poriion  surtout  avec  ce  qui  existe  en  Autriche  et  en  Bavière,  on  la  tor- 
peur de  la  librairie  semble  accuser  celle  de  l'esprit. 

L'année  dernière,  à  Leipzig  ...  85  libraires  publièrent  886  articles. 

Berlin  .  .  .  4îi 553 

Vienne.  .  .  iH 207 

STlTTTGAP.nT    12 292 

(i)  On  a,  pour  di-signer  ces  li^Tes  qui  marchent  ainsi  à  reculons,  un  nom  très 
caractéristique  :  krebse  ( écrevisses ).  Les  écrevisses  littéraires,  romans,  nouvelles, 
brochures,  etc.,  sont  ordinairement  mises  en  maculature  peu  après  leur  rentrée 
au  logis;  les  écrevisses  de  science  restent  encore  quelque  temps  en  magasin ,  après 
quoi,  si  elles  ne  marchent  pas  mieux ,  on  les  dépèce  aussi  pour  en  faire  des  enve- 
loppes. 


:\f' 


<f> 


llu'/.k;  et  la  Liim.vmiK  allemande.  î)l) 

Munich.  .  .  {» 141 

FltANCIOKT.  16 iA4 

Dkksue.  .  .  4 100 

Hamboukg  .  7 M8 

Ainsi  Leipzig  *qni  n'a  que  (jiiarante  mille  liabitans,  publie  qua(re  fois 
aillant  de  livres  (|ue  \'ienne,  «pii  en  a  trois  cent  mille,  et  sept  fois  autant: 
({lie  Municli,  (|ui  en  a  soixante  mille. 

En  ^855,  la  Saxe,  oe  petit  royaume  d'un  million  et 

demi  d'iiabitans,  publia H  10  arlieles. 

L'AuTUiCHE  proprement  dite ,  ([ui  renferme  dix  mil- 
lions d'babitans 290 

La  Pkusse i7o8 

LA  BAVif:iiE 778 

Le   WlKTEMBERG. iio 

La  VILLE  DE  Francfort i44 

Le  duché  de  Bade i90 

Mais,  du  reste,  qui  pourrait  dire  si  c'est  un  mal  ou  un  bien  que  cette 
inondation  de  livres  qui  débordent  ainsi  régulièrement  en  Allemagne? 
Tous  les  six  mois,  on  publie  ici  un  catalogue  des  publications  nouvelles, 
un  catalogue  à  faire  reculer  d'effroi  les  bibliopbiles  les  plus  iiUrépidos,  et 
chaque  année  il  va  en  s'augnientant.  En  1831 ,  il  présentait  cinq  mille  cimi 
cent  huit  articles;  en  1853,  cin(j  mille  six  cent  cinquante-trois,  et  le  ca- 
talogue de  la  moitié  de  cette  année  en  renferme  déjà  plus  de  trois  mille. 
Qui  pourrait  dire  où  ce  déluge  moderne  s'arrêtera,  el  quels  fruits  il  lais- 
sera sur  sou  passage?  L'Allemagne  litléraire,  si  ficre  de  sa  déceutralisa- 
tiou ,  a  dans  cette  décentralisation  même  luie  autre  plaie  non  nmins  redou- 
table cpie  celle  dont  nous  nous  plaignons:  c'est  que  de  toutes  parts  on  édile, 
c'est  que  dans  chaque  petit  élat  le  libraire  sans  discernement  (pii  cherche 
à  se  faire  un  nom,  publie  souvent  le  premier  manuscrit  (pii  lui  tombe  sous 
la  main. 

Des  éditeurs  riches  et  jouissant  de  quelque  iniluence  savent  presque 
toujours  se  réserver  le  [)rivilége  des  bons  ouvrages.  Le  baron  Cotla .  de 
Stiiltgardt,  possède  la  [)ro[)riété  des  œuvres  complètes  de  Goethe,  Schiller, 
Herder;  le  libraire  Picimer,  de  Berlin,  publie  les  œuvres  de  Schleierma- 
cher;  le  libraire  Brockhaus,  celles  de  M.  de  Piaiimer,  et  (juei(pies-unes  des 
plus  jolies  nouvelles  de  Tieck;  le  libraire  Duncker,  celles  de  Hegel;  le 
libraire  derold,  de  Vienne,  la  plupart  des  meilleurs  ouvrages  qui  parais- 

7. 


HH)  iu:viL  i»t:s  delv  miodks. 

seul  on  Aiiliiclie.  (^)ii.'inl  à  la  niasse  tics  libraires,  ils  doivent,  oonitne  Ioik 
ceux  <|Mi  n'arrivtMil  |>;is  Its  prcniicrs  dans  ce  monde,  se  ('(inlcnler  des 
resles  du  ftsliii. 

Deux  elioses  doivent  encore  porter  [tarfois  de  rndes  celiecsà  la  liliraiiie 
allemande.  C'est  le  ponvoir  absoln  (pie  les  f^jonvernemens  exercent  envers 
elle;  la  ceiisnre,  qui  la  met  à  l'étroit,  et  sonvent  la  proscription  qni  la 
frapp<î.  C'est  ainsi  qn'en  Anlriche  pas  un  sujet  de  rem[iire  ne  peut  faire 
imprimer  un  livre,  dans  le  pays  môme  ou  ailleurs,  sans  avoir  d'aliord 
soumis,  non  pas  seulement  son  livre,  mais  son  manuscrit,  à  l'examen  des 
nouveaux  in(juisiteiirs.  C'est  ainsi  fpi'en  Prusse,  une  ordominnce  du  mi- 
nistère vient  de  frapper  de  proscription  tous  les  ouvrages  publics  par  le 
libraire  Campe,  de  Ihuubonrç,  quels  que  soient  ces  ouvrages,  parce 
qu'il  est  réilitenr  de  M.  Heine.  L'autre  danger ,  non  moins  redou- 
table pour  les  éditeurs,  c'est  la  contrefaçon.  Chez  nous,  nous  avons  bien 
aussi  la  contrefaçon;  mais  du  moins  elle  doit,  pour  s'exercer  librement, 
passer  les  frontières  et  transporter  ses  presses  à  Bruxelles,  d'où  les  ou- 
vrages contrefaits  peuvent  s'en  aller  par  milliers  en  Angleterre,  en  Alle- 
magne et  en  llussie,  mais  ne  reviennent  pas  eu  France ,  ou  du  moins  n'y 
reviennent  que  par  contrebande,  en  sorte  que  si  elle  paralyse  le  débit  de  nos 
livres  à  l'étranger,  elle  ne  l'entrave  du  moins  presfjue  pas  dans  le  pays. 

Mais  ici  la  contrefaçon  se  pose  où  bon  lui  semble,  dans  la  province, 
dans  la  ville  même  où  les  ouvrages  à  contrefaire  ont  leur  léeitime  éditeur. 
Pour  peu  que  l'auteur  eût  de  complaisance,  il  pourrait  corriger  à  la  fois 
les  épreuves  de  ses  deux  éditions.  Par  là  il  est  aisé  de  comprendre  quels 
en  sont  les  funestes  résultais.  Les  ouvrages  contrefaits  marchent  en  con- 
currence directe  avec  les  éditions  originales,  et  ceux-là  sont  à  si  bas  prix, 
et  celles-ci  sont  toujours  si  chères!  Les  poésies  de  Novalis,  publiées  par 
Tieck,  coulent  sept  francs;  le  même  livre,  imprimé  à  Sluttgardt  par  Macklau, 
coûte  quinze  sons.  Ce  n'est  pas  que  l'on  n'ait  déjà  voulu  plusieurs  fois 
remédier  à  ce  vol  manif- ste;  ce  n'est  pas  qu'il  n'y  ait  eu  mainte  belle  or- 
donnani^e  de  la  part  de  la  diète  contre  les  contrefacteurs,  mais  jiisipi'ici  le 
mal  est  à  peu  près  resté  le  même.  On  a  contrefait  à  Stutigardt,  à  Vienne, 
à  Carlsruhe,  à  Gotha,  à  Ilildburghausen,  les  meilleures  productions  de 
la  littérature  allemande.  Dans  ce  moment-ci ,  le  poète  Uhland  di.scute  avec 
son  ami  Menzell,  à  la  chambre  des  députés  de  Wurtemberg,  une  nou- 
velle loi  contre  les  corsaires  de  la  librairie,  et  l'on  contrefait  en  même 
temps  ses  poésies  à  Cannstadt,  c'est-à-dire  à  trois  quarts  de  lieue  de  lui. 
Le  mal  vient  de  ce  que  la  police  allemande  est  moins  sévère  pour  les  livres 
contrefaits  que  pour  les  livres  politiques;  si  elle  voulait  prêter  à  la  plaie 
dont  se  plaint  journellement  la  bonne  librairie  la  moitié  de  l'attention 


I.LU'ZIG    ET    LA    LlBUAIRli:    ALLEMANDE.  101 

i[u'elle  lionne  à  une  brochure  liljerale,  les  contrefaçons  ne  feraient  pas 
long-lenips  fortune. 

Ce  qui  sauve  pourtant  les  libraires  allemands  de  tous  ces  accidens  de 
censure,  de  contrefaçon  et  de  mauvaises  éditions,  ce  sont  d'abonl  les 
longs  crédits,  le  bas  prix  auquel  ils  aclièlent  un  manuscrit  (I),  et  la  cherté 
de  leurs  livres;  puis  leur  mode  de  relations  peu  coûteux,  et  par-dessus 
tout  le  besoin  inconcevable  de  lecture  qui  domine  les  Allemands.  En  Al- 
lemagne ,  tout  le  monde  lit.  Le  commis  marchand  sait  deux  ou  trois  lan- 
gues; le  bourgeois  peut  vous  réciter  les  plus  belles  odes  de  Schiller*  l'en- 
fanl  apprend  de  bonne  heure  les  fables  de  Gellert,  et  le  vieillard  vous 
parle  encore  du  temps  où  paraissaient  les  œuvres  de  Wieland.  Dans  ce  pays 
de  repos  et  de  réflexion,  il  n'y  a  pas  un  ouvrier,  pas  un  paysan,  pas  une 
pauvre  fille  de  village  (}ui  ne  se  soit  fait  un  petit  royaume  littéraire,  si 
petit  qu'il  soit,  et  quand  ils  ne  liraient  que  leurs  livres  de  prièics,  ce  se- 
rait encore  beaucoup,  car  là  se  trouvent  les  plus  beaux  morceaux  de  poésie 

(i)  Il  n'y  a  ceilainement  point  de  balance  à  établir  entre  le  prix  que  l'on  met  aux 
ouvrages  de  nos  bons  écrivains,  et  celui  que  l'on  accorde  aux  écrivains  allemands. 
Un  homme  qui  s'est  acquis  une  haute  considération  par  ses  travaux,  un  professeur 
d'université,  me  disait  un  jour:  «Pour  gagner  cinq  mille  francs  par  an,  il  me 
faudrait  travailler  jour  et  nuit.  » 

L'homme  qui  est  aujourd'hui  le  plus  célèbre  de  l'Allemagne,  et  dont  les  œuvres 
sont  sans  doute  le  plus  chèrement  payées,  ne  reçoit  pas  dix  louis  par  feuille  pour 
ses  meilleures  nouvelles. 

Il  en  est  de  même  pour  les  journaux  littéraires.  20,  3o  fr.  la  feuille  est  le  prix 
ordinaire.  Je  n'en  connais  pas  beaucoup  qui  paient  jusqu'à  40  et  5o  fr. 

En  France,  où  on  lit  moins  qu'en  Allemagne,  les  recueils  littéraires  j)aieut 
quatre  fois  plus  cher  leurs  collaborateurs.  A  la  vérité  nos  recueils  ont  beaucoup  de 
peine  à  se  soutenir,  et  prospéreront  difficilement  :  il  n'y  a  pas  de  proportion  entre 
le  nombre  de  leurs  abonnés  el  le  prix  de  leur  rédaction.  En  Angleterre,  les  lie- 
vues  mensuelles  et  trimestrielles,  qui  comptent  plusieiu's  milliers  de  souscripteurs, 
et  qui  contiennent  des  feuilles  beaucoup  plus  compactes  et  plus  larges ,  ne  paient 
cependant  pas  jihis  cher  que  les  Bernes  françaises.  Depuis  quelque  temps  sur- 
tout, il  s'est  formé  chez  nous  une  littérature  marchande  qui  trouve  moyen,  el 
cela  au  détriment  de  la  saine  et  grande  littérature,  d'avoir  carrosse  et  train  de  mai- 
son. Il  arrive  bien  que  ces  honnêtes  industriels  ruinent  assez  souvent  leurs  édi- 
leurs;  mais  qu'est  la  ruine  d'un  pauvre  diable  de  libraire  auprès  de  l'inexprimable 
satisfaction  de  jder  à  la  tète  des  gens ,  avec  la  plus  charmante  fatuité ,  qu'on  ne  sait 
pas  le  nombre  de  ses  valets!'  Feut-êlrc  ferons-uoiis  quelque  jour  rhisloire  de  celle 
/illératurc  marchande  el  vide  que  l'on  voil  éclabousser  iii.solcinincnl  les  plus  grands 
noms  de  l'épcKpie. 


Ilhj  IlKVl'K    DES    DEUX    MONDES. 

relijiieiisc.  les  plus  bcll«'>  iiiU>  (|iif  1  \llciu.ii:iu'  luissôlo,  à  pailir  de  l.u- 
iher  ju.Mju';\  IVtivalis.  (le  licsniii  ilc  Iccliirc  est  siirldiil  cxtiviiiciiiciil  (Icxc- 
lopiHi  en  Prusse,  eu  Saxe,  ol  dans  les  aulies  parlies  proleslaiiles  de  l'Al- 
lernaiîiu'.  I.à,  il  faiil  (lu'im  villaf^e  soil  bien  itaiivre  |)(tiir  n'avoir  |)as  au 
moins  un  rabint'l  de  leclnie,  et  un  cabaicl  bien  dciionrvii  de  clienlcllc 
pour  nr  pas  riTcvoir  un  ou  deux  joiuiiaux.  Ainsi  il  arrive  que  dans  celle 
niasse  de  libres  niais  ou  insi^nilians  «pii  se  |)ul)lienl  ici  cbaiiueaiuiée,  une 
bonne  partie  s'éeoule  toujours  dans  les  éeiioppes  d'artisans  el  les  cbau- 
tnières,  et  qu'au  bout  du  ((inipte  l'éditeur  ne  perd  pas  aulanl  (ju'on 
pourrait  le  croire;  el  il  faut  bien  (|ue  cela  soit ,  car  on  ne  saurait  se  faire 
une  idée,  si  on  ne  l'a  vue  soi-ni(iiue,de  rélran},^e  nionolonie  (|ue  présen- 
tent ces  nnllious  d'articles  d'un  cataloirue  de  foire  :  livres  de  contes ,  livres 
pour  les  enfans,  livres  de  cuisine,  d'aiiriculture,  d'économie ,  de  cal- 
cul, etc.,  etc.  Je  ne  sache  pas  une  chose  au  monde  sur  laquelle  les  Alle- 
mands n'aient  trouvé  le  moyeu  de  publier  (luehiues  bons  ou  mauvais 
livres. 

Après  celte  large  el  invariable  nomenclature  d'ouvrages  indigènes,  ar-, 
rivent  les  livres  étrangers  que  les  Allemands  recherchent  avec  avidité. 
Il  n'est   pas  besoin  qu'un  livre  soit  mentionné   trois  fois  de  suite  ho- 
norablement dans  nos  journaux  pour  (ju'il  se  réimprime  bientôt  en  Alle- 
magne. Il  a  paru  en  même  temps  ,  de  Bruxelles  à  Berlin  ,  cinq  éditions  et 
trois  traductions  de  celle  méchanle  agrégation  appelée  Livre  des  Cent- 
ei-Un.  Qui  pourrait  dire  le  parti  que  l'on  tire  ici  de  nos  bons  journaux 
littéraires  depuis  Bruxelles  qui  ks  répète  si  promplement,  jusqu'aux  ga- 
zettes allemandes  qui  les  épluclient,  les  scindent,  les  commentent,  les 
dispersent  par  échantillons  et  par  parcelles?  Qui  pourrait  dire  à  combien 
de  graves  médilalions  Ch.  Nodier  expose  l'esprit  consciencieux  d'un  jour- 
naliste aik'inaud,  avec  ses  idées  de  palingénésie ,  el  quelle  rumeur  soulève 
dans  ce  camp  pacifique,  ou  l'annonce  des  Mémoires  de  M.  de  Château - 
briand,  ou  le  livre  de  M.  de  LaMennais?  Ce  qui  arrive  pour  les  journaux 
arrive  également  pour  les  romans.  On  les  reçoit  par  la  poste,  on  les  lit 
avec  avidité.  Un  jour  je  me  trouvais  dans  une  société  avec  une  jeune  per- 
sonne de  dix-sept  à  dix-huit  ans  ,  qui  me  parlait  tie  noire  lillérature  ac- 
tuelle. —  On  foit  maintenant  de  si  mauvais  livres  en  France  ,  me  disait- 
elle.  Le  compliment  n'était  pas  des  plus  agréables  à  entendre.— Des  livres 
si  immoraux?...  Immoraux  !  Le  mol  était  dur,  mais  je  ne  pouvais  pour- 
tant pas  discuter  la  moralité  de  quelques-unes  de  nos  nouvelles  produc- 
tions avec  une  jeune  lille  allemande,  qui,  en  me  parlant,  baissait  si  modeste- 
ment les  yeux.  Donc  j'acceptai  l'épithèle  d'immoraux  avec  la  plus  grande 
résignation,  et  elle  continua  :  Un  homme  |)eul  à  peine  les  lire,  une  femme 
n'ose  pas  y  songer.  —  Ainsi,  mademoiselle,  vous  n'avez  sans  doute  pas 


LEH'ZIG    LT    LA    LI1ÎKA1K1I-:    ALLEMANDE .  !(),") 

lu  tel  et  tel  roman.  —  Oli!  je  vous  deiiiaiule  paicloii,  lorsque  l'on  enlenil 
parler  si  souvent  de  ces  ouvrages,  il  faut  cependant  bien  les  connaître. 

—  Mais  sans  doute,  vous  n'aurez  pas  lu  les  livres  de  MM ,  et  toujours 

en  nrenliardissant,  je  lui  énuniérais  les  degrés  de  diablerie  que  notre  lii- 
lératurede  désespoir,  comme  l'appelait  Goëllie,  a  parcourus  depuis  cpiel- 
ques  années.  —  Je  les  ai  lus,  répondit-elle.  Bref,  il  se  trouva  qu'elle  avait 
tout  lu,  jusqu'au  dernier  roman  de  M.  Faul  de  Kockdont  elle  n'osait  pour- 
tant pas  articuler  le  titre  (I). 

A  la  suite  de  ces  réimpressions  d'ouvrages  arrivent  les  traductions  ! 
Les  traductions!  cette  autre  industrie  que  nous  ne  pratiquons  encore  qu'à 
demi.  En  Allemagne  ,  ce  sont  de  véritables  fabriijues.  On  a  traduit  tout 
ce  qui  a  un  nom  depuis  l'un  des  pôles  à  l'autre.  L'Allemagne  est  le  vaste 
foyer  où  les  (Euvres  littéraires  des  antres  nations  se  décomposent ,  et  se 
transforment  comme  les  métaux  dans  un  laboratoire.  Il  y  a  tel  homme 
ici  qui  agrandit  son  patrimoine ,  aclièle  une  maison ,  lionne  des  fêles  , 
vit  en  rentier,  n'a  jamais  fait  de  sa  vie  autre  chose  que  traduire.  Et  savez- 
vous  combien  on  le  paie  ?  Deux  Ihalers  (2) ,  trois  thalers  la  feuille  ,  cinq 
au  plus ,  s'il  a  de  la  réputation.  Mais  il  a  un  atelier,  et  dans  cet  atelier 
une  vingtaine  d'apprentis  auxquels  il  partage  la  copie  ,  connue  on  le  fait 
aux  compositeurs  dans  une  imprimerie.  Il  rassemble  ensuite  le  tout,  le 
revoit ,  et  comme  il  a  beaucoup  d'ouvrage,  et  qu'il  ne  paie  que  très  peu 
ses  ouvriers,  il  arrive,  au  bout  de  l'année,  à  s'arrondir  encore  un  assez  joli 
revenu.  La  célérité  avec  laipielle  ces  fabriques  livrent  le  travail  (pi'on  leur 
commande,  ne  peut  être  comparée  qu'à  celle  d'un  tailleur  ilu  Palais-Royal 
qui  a  peur  de  perdre  l'occasion  de  vendre.  Un  jour  un  libraire  de  Leipzig 
reçoit  les  Écorcheurs  de  M.  d'Arlincourt ,  2  vol.  in-8°.  Il  les  porte  à  un 
de  ces cbefs  d'atelier  :  «  Monsieur,  lui  dit-il,  c'est  aujourd'hui  mardi ,  je 
désirerais  avoir  la  traduction  conqilète  de  cet  ouvrage  pour  jeudi  soir;  » 
elle  jeudi  soir  la  traduction  était  livrée  au  libraire  (3). 

(i)  Je  n'ai  rapporté  cette  double  accusation  intentée  à  notre  littéraUire  actuelle 
en  général,  et  jusliûée  en  quelque  sorte  par  les  écarts  et  les  tentatives  ridicules  de 
quelques-uns  de  ses  enfans  perdus ,  que  connut'  un  exemple  des  opinions  fausses 
et  erronées  répandues  à  l'étranger  et  même  encore  en  France  par  un  journal 
dont  la  critique  littéraire  ne  mérite  pas  une  discussion  sérieuse.  La  jeune  personne 
dont  il  s'agit  ici  lisait  quelquefois  /e  Constilutioiincl,  qui  lui  avait  sans  doute  fourni 
son  argument  d'immoralité  contre  quelques-uns  de  nos  écrivains,  tout  en  lui  recom- 
mandant les  romans  obscènes  de  M.  Paul  de  Kock. 

(2)  Le  ihaler  vaut  trois  francs  soixanJe-quinze  centimes. 

(3)  Je  ne  cDiMiais  cpTun  exemple  de  coulrefaron  à  donner  pour  peudaul  à  ce  fai(. 


loi  HKVl'K    l)i;S    Jil.l  X     >l«).M)i:s. 

Jamais  lurl  poinlaiil  «le  disséiiuer  ainsi  le  calaldj^iic  de  livres  ,  si  je  ne 
ile\ais  en  niùme  (eiii|ts  faire  remaniuer  les  içraiids  noms  ijiii  s'y  troiiv<>nl, 
l't  les  ouvraiios  iinporlaiis  (|ii'il  aniumce.  Le  earaclèrc  <le  la  iialion  alic- 
niamie  osl  trop  grave  et  trop  eonscieneieux  .  son  aine  trop  fîênéretiso  et 
trop  p()('li(pie  pniH-  se  perdre  tout  entière  dans  de  vaines  entreprises.  La 
liante  seiencc,  la  hante  lilic'ratnre,  oceujjenl  loiijonrs  une  grande  |)laee 
dans  la  vie  de  ee  peuple  dévoué  aux  études  sérieuses;  et  après  avoir  |»ar- 
roiirn  avec  ennui  tant  d'arlieles  insignilians,  il  siiflit  qu'un  nom  lonil»' 
sous  nos  yeux  pour  nous  raj)peler  tout  re  cpie  nous  devons  déjà  à  1"  Alle- 
ninirnc. 

Parmi  les  ouvrages  cpii  se  trouvent  inscrits  sur  le  catalogue  de  cette 
foire ,  .je  citerai  entre  autres  :  La  Granunaire  criticpie  du  sanscrit  de  i;(jpi)  ; 
les  OEuvres  posthumes  de  Fichle,  3  vol.;  les  tomes  54  et  55  des  OEuvres 
complètes  de  Goethe;  la  savante  Histoire  de  l'empire  des  Ottomans,  de 
M.  de  Hanimer,  10  vol.;  le  l*""  vol.  des  OEuvres  complètes  de  M.  Krng, 
le  professeur  de  philosophie;  l'Histoire  d'Europe  depuis  la  (in  du  xv"  siè- 
cle, tomes  5  et  î,  de  i\L  de  J\aumer;  la  2'"  édition  de  l'Histoire  du  droit 
romain  au  moyen-âge,  par  M.  de  Savigny;  l'Histoire  de  l'ame,  par  le 
professeur  Schubert,  de  ^Munich;  l'Histoire  des  Allemands,  de  M.  Men- 
zell,  qu'on  traduit  en  français  à  Paris;  l'Histoire  d'Autriche,  de  M,  le 
comte  de  IMailath;  et  un  ouvrage  dont  on  s'est  déjà  occupé  en  France, 
mais  peut-être  pas  encore  autant  qu'il  le  méritait  :  ce  sont  les  lettres 
de  M"""  de  Varnhagen,  recueillies  après  sa  mort,  et  publiées  sous 
le  titre  de  IJa/ici;  puis,  la  7"  édition  des  j)oésies  d'Uhland;  le  Recueil 
long-temps  désiré  de  Riickcrt;  les  Voix  du  temps,  de  M.  Stieglitz;  parmi 
les  romans,  ceux  de  Beckstein,  Munch,  Scheffer,  Spindler,  Tieck,  et 
quelques  pièces  de  théâtre  de  Raupach  et  Zedlilz. 

Un  volume  in-S"  de  M.  V.  Hugo  arrive  à  Bruxelles  par  la  poste.  Le  libraire  le 
reroit  à  huit  heures  du  matin ,  le  distribue  aux  ouvriers;  dans  la  journée  même ,  il 
est  composé,  corrigé  et  mis  sous  presse.  Le  lendemain  on  le  distribue,  et  cinq  jours 
après  il  airive  avec  le  courrier  à  Leipzig,  a\ant  qu'aucun  exemplaire  de  l'édition 
originale  pût  y  être  parvenu. 

Quon  juge  d'après  cela  du  tort  énorme  que  peut  faire  à  la  libiairie  française 
\  industrie  des  pirates  belges.  Si  le  gouvernement  français  s'inquiétait  tant  soit  peu 
de  ceUe  branche  si  importante  de  notre  commerce,  lui  qui  a  donné  un  roi  et  ime 
existence  politique  à  la  Belgique,  ne  pourrait-il  pas  lui  imposer  le  respect  de  la 
propriété  la  plus  sacrée  peut-être,  celle  de  l'écrivain  pauvre  et  laborieux?  Pour- 
quoi un  traité  de  commerce,  qui  s'étendrait  à  la  Belgique  el  aux  divers  états  de 
l'Allemague,  ne  mettrait-il  un  terme  à  ce  vol  de  grand  chemin  ? 


LEIPZIG    ET    LA    LlimURIE    ALLEMAINDI..  J0-") 

Maintenant  la  librairie  alleiiianile  s'est  jetée ,  avec  la  librairie  fran(;aisc , 
sur  un  nouveau  terrain  avec  les  Pefnij- Magazine ,  (\m ,  par  l'instruction 
primaire  répandue  dans  les  basses  classes ,  obtiennent  encore  plus  de  succès 
(jue  cliez  nous.  Est  venu  d'abord  le  Prj)nj-Ma(jazine,  de  M.  Bossange, 
qui  a  gagné  en  peu  de  temps  GO,(K)0  mille  abonnés,  et  dont  on  fait  une 
seconde  édition  pour  la  Pologne;  puis  \e  Miisée  des  familles,  IvmIu'iI  en 
allemand  par  le  libraire  Peeters;  puis  le  lleller-Magazine,  de  Baumgart- 
ner,  el  à  Berlin,  et  à  Prague,  et  partout,  des  publications  périodiques  à 
bas  prix,  qui,  si  elles  duraient,  pourraient  bouleverser  en  Allemagne  tous 
les  rangs  inférieurs  de  la  librairie,  et  rétrécir  de  beaucoup  les  catalogues 
des  livres  semestriels. 

Sans  doute  on  ne  saurait  trop  encourager  ce  genre  de  publications  qui 
peuvent  exercer  une  heureuse  inlluence  sur  les  masses,  lorstiu'elles  sont 
vraiment  faites  dans  leur  intérêt.  IMais  on  commence  à  apprécier  à  leur 
juste  valeur  ces  spéculations  prétendues  bon  marché,  qui  coûtent  beaucoup 
plus  cher  que  les  ouvrages  faits  avec  talent  et  conscience ,  deux  choses  qui 
mancpient  essentiellement  à  ces  sortes  d'entreprises,  que  nos  journaux 
([uotidiens  colportent  avec  une  complaisance  qu'ils  n'accordent  pas  tou- 
jours au  vrai  mérite.  Dt^jà  la  plupart  chez  nous  menacent  ruine,  et,  si  on 
en  excepte  le  Magasin  pittoresque  et  V Encyclopédie  à  2  sous,  qui  sont 
dirigés  dans  une  voie  estimable  par  des  honmies  distingués,  le  reste  ne 
survivra  guère  à  la  fièvre  du  moment. 

X.  Marmier, 


IMI'KESSIOINS 


DE  VOYAGES 


XI. 


Nous  devions  partir  à  cinq  heures  du  malin  d'inlerlaken,  dans 
une  petite  calèche  qui  devait  nous  conduire  jusqu'à  Kandcrsleg, 
lieu  auquel  la  route  cesse  d'être  praticable  pour  les  voilures; 
c'était  toujours  la  moitié  du  chemin  épargné  à  nos  jambes,  et 
comme  nous  avions  quatorze  lieues  à  faire  ce  jour-là  pour  aller 
coucher  aux  bains  de  Louëche ,  et  dans  la  dernière  partie  du  che- 
min ,  l'une  des  plus  rudes  montagnes  des  Alpes  à  franchir ,  ces 
sept  lieues  de  rabais  sur  notre  étape  n'étaient  pas  chose  à  dédaigner. 
Aussi  fûmes-nous  d'une  exactitude  militaire.  A  six  heures,  nous 
étions  engagés  dans  la  vallée  de  la  Kander  dont  nous  remontâmes 
la  rive  pendant  l'espace  de  trois  ou  quatre  lieues;  enfin  à  dix 

(i)  Prononcez  Ghfrnnu. 


IMPRESSIONS    DF.    VOVAGES.  107 

heures  et  demie,  nous  pienions  autour  d'une  table  assez  bien  seivie, 
à  l'auberge  de  Kanderstej;,  des  forces  pour  l'ascension  que  nous 
allions  entreprendre;  à  onze  heures,  nous  réglâmes  nos  comptes 
avec  notre  voiturier,  et  dix  minutes  apiès  nous  étions  en  route 
avec  notre  bi'ave  Willer  qui  ne  devait  me  quitter  qu'à  Louëche. 

Pendant  une  lieue  et  demie,  à  peu  près,  nous  côtoyâmes,  par 
un  chemin  assez  facile,  la  base  de  la  lîlumlis-Alp  ,  cette  sœur  co- 
lossale de  la  Yu{}frau,  qui  a  reçu  maintenant,  en  échan^jc  de  son 
nom  de  Montagne  des  Fleurs ,  celui  plus  expressif,  et  plus  en  har- 
monie surtout  avec  son  aspect,  de  Wild-Frau  (femme  sauvage). 
Cependant  si  près  que  je  fusse  du  Wild-Frau,  j'oubliais  la  tradi- 
tion qui  s'y  rattache,  et  dont  une  malédiction  maternelle  forme  le 
dénoùment,  pour  penser  à  une  autre  légende  et  à  une  autre  malé- 
diction, bien  autrement  terrible,  d'apiès  la(]uelle  Werner  a  fait 
son  drame  du  24  Février.  L'auberge  que  nous  allions  atteindre  dans 
une  heure  était  l'auberge  de  Scliwarrbach. 

Connaissez  -  vous  ce  drame  moderne  dans  lequel  Werner  a 
transporté  le  premier  la  fatalité  des  temps  anticjues,  cette  famille 
de  paysans  que  la  vengeance  de  Dieu  poursuit  comme  si  elle  était 
une  famille  royale  ;  ces  pâtres  Atrides ,  f|ui ,  pendant  trois  géné- 
rations, à  jour  et  heure  fixes,  vengent  les  uns  sur  les  autres,  fils 
sur  pères ,  pères  sur  fils  ,  les  crimes  des  fils  et  des  pèi'es  ;  ce  drame 
(ju'il  faut  lire  à  minuit,  pendant  l'orage,  à  la  lueur  d'une  lampe 
qui  finit,  si,  n'ayant  jamais  rien  craint,  vous  voulez  sentir  pour  la 
première  fois  courir  dans  vos  veines  les  atteintes  frissonnantes  de 
la  peur  ;  ce  drame  enfin  que  Werner  a  jeté  sur  la  scène ,  sans 
oser  le  regarder  jouer  peut-être ,  non  pour  s'en  faire  un  titre  de 
gloire,  mais  pour  se  débarrasser  d'une  pensée  dévorante,  (jui , 
tant  (ju'elle  fut  en  lui,  le  rongeait  incessamment,  comme  le  vautour 
Prométhée. 

Ecoutez  ce  que  Werner  en  dit  lui-même  dans  son  prologue  aux 
fils  cl  aux  filles  d'Allemagne  : 

«  Quand  je  viens  de  me  purifier  devant  le  peuple,  réveillé  par 
«  la  confession  sincère  de  mes  erreurs  (1)  et  de  mes  fautes  envers 
«  lui,  je  veux  encore  me  détacher  de  ce  poème  d'iiorreui'  (]ui , 

(i)  VVeiuci,  de  lulhcjii'u  411  il  t;l«il,  \enail  de  se  faire  calholi(nic. 


les  ni;vi!K  iiLs  i)i:rx  mondes. 

€  avaiii  <|iif  ma  voix  Ir  cliaiiiàl ,  Iroiiltlait  cummc  un  mia/;t:  ora{;(,'u\ 
<  ma  raison  obscmrii',  et  tjiii,  lorsque  je  le  chantais,  reu^nlissail 

«  à  mes  jMoprcs  oreilles  comme  le  cri  ai.|;ii  des  Iiibonx de  ce 

«  {)o»'me  (|iii  a  été  tissu  dajis  la  nuit,  semblalile  au  ictcntisscmenl 
«  (lu  râle  d'un  mourant,  <|ui,  bien  que  faible,  porte  la  terreur  jus- 
€  que  dans  la  moelle  des  os.  > 

Maintenant  voulez-vous  savoir  ce  que  c'est  que  ce  poème?  j(! 
vais  vous  le  dire  en  deux  mots. 

Un  paysan  suisse  habite  avec  son  père  une  des  cimes  les  plus 
hautes  et  les  plus  sauva{];es  des  Alpes  ;  le  besoin  d'une  compajjne  se 
fait  sentir  au  jeune  Kunl/ ,  et  nialjjré  le  vieillard,  il  épouse  'iYud<i , 
fille  d'un  pasteur  du  canton  de  Berne ,  qui  n'a  rien  laisse;  en  mou- 
rant que  de  vieux  livres ,  de  longs  sermons ,  et  une  belle  fille. 

Le  vieux  Kuntz  voit  avec  regret  entrer  une  maîtresse  dans  la 
maison  dont  il  est  le  maître;  de  là  des  querelles  intérieures  entre  le 
beau-père  et  la  bru ,  querelles  dans  lesquelle  le  mari ,  blessé  dans  la 
personne  de  sa  femme ,  s'aigrit  de  jour  en  jour  contre  son  père. 

Un  soir ,  c'était  le  2i  février ,  il  revient  joyeux  d'une  fête  donnée 
à  Louëche.  Il  rentre,  la  gaîté  au  front,  la  chanson  à  la  bouche.  Il 
trouve  le  vieux  Kuntz  qui  gronde  et  Trude  qui  pleure.  Le  malheur 
intérieur  veillait  à  la  porte,  dont  il  vient  de  franchir  le  seuil. 

Plus  il  avait  de  joie  dans  le  cœur,  plus  il  a  maintenant  de  colère. 
Cependant  son  respect  pour  le  vieillard  lui  ferme  la  bouche;  l'eau 
lui  coule  du  front  ;  il  mord  ses  poings  serrés;  son  sang  s'allume ,  et 
pourtant  il  se  lait.  Le  vieillard  s'emporte  de  plus  en  plus. 

Alors  le  fils  le  reg^irde  en  riant  de  ce  rire  amer  et  convulsif  de 
damné,  prend  une  faux  pendue  à  la  muraille  :  —  L'herbe  va  bientôt 
croître ,  dit-il ,  il  faut  que  j'aiguise  cet  instrument.  Le  cher  père  n'a 
qu'à  continuer  de  gronder,  je  vais  l'accompagner  en  musique.  — 
Puis  tout  en  aiguisant  sa  i'aux  à  l'aide  d'un  couteau  ,  il  chantait  une 
jolie  chansonnette  des  Alpes  fraîche  et  naïve,  comme  une  de  ces. 
fleurs  qui  s'ouvrent  aux  pieds  d'un  glacier  : 

Un  chapeau  sur  la  tête , 
De  petites  fleurs  dessus , 
Une  chemise  de  berger, 
Avec  de  jolis  rubans. 


nil'HESSlONS    DE    VOYAGES.  109 

Pondant  œ  temps ,  lo  vieillard  ecumait  de  ra^je ,  irépi/jnaii , 
menaçait.  Le  HIs  chantait  toujonrs.  Alors  le  vieillard,  hors  de  lui, 
jeta  à  la  femme  une  de  ces  lourdes  injures  qui  soufllètcnt  la  face 
d'un  mari.  Le  jeune  Kunlz  se  releva,  furieux,  paie  et  tremblant. 
Le  couteau,  le  couteau  maudit  avec  lequel  il  aiguisait  sa  faux,  lui 
éciiappa  des  mains;  et,  conduit  sans  doute  par  le  démon  (jui 
veille  à  la  perte  de  l'homme,  il  alla  frapper  le  vieillard.  Le  vieillard 
tombe,  se  relève  pour  maudire  le  parricide,  puis  retombe  et  meurt. 

Depuis  ce  moment,  le  malheur  entra  dans  la  chaumière,  et  s'y 
établit  comme  un  hôte  qu'on  ne  peut  chasser.  Kuntz  et  Trude  con- 
tinuèrent de  s'aimer  cependant ,  mais  de  cet  amour  sauva{],e,  triste 
et  morne  sur  lequel  il  a  passé  du  sang.  Six  mois  après  la  jeune 
femme  accoucha.  Les  dernières  paroles  du  mourant  avaient  été 
frapper  l'enfant  dans  le  sein  de  sa  mère;  comme  Gain,  il  portait 
avec  lui  le  signe  du  maudit:  une  faux  sanglante  sur  le  bras  gauche. 

Quelque  temps  après,  la  ferme  de  Kuntz  brûla,  la  morta- 
lité se  mit  dans  ses  troupeaux;  la  cime  du  riinderhorn  s'écroula, 
comme  ])Oussée  par  une  main  vengeresse;  un  ébouiement  de  neige 
couvi'it  la  terre  sur  une  surface  de  deux  lieues,  (^t  sous  celte 
neige  étaient  engloutis  les  champs  les  plus  fertiles  et  les  alpages 
les  plus  riches  du  parricide.  Kuntz,  n'ayant  plus  ni  grange  ni 
terres,  de  fermier  qu'il  était,  se  iit  hôtelier.  Enlin  cinq  ans  après 
être  accouchée  d'un  garçon,  Trude  accouche  d'une  lille.  Les  époux 
crurent  ia  colère  de  Dieu  désarmée,  car  cette  fille  était  belle,  et 
n'avait  aucun  signe  de  malédiction  sur  le  corps. 

Un  soir,  c'était  le  24  février,  la  petite  fille  avait  alors  deux  ans, 
et  le  garçon  sept,  les  deux  enfans  jouaient  sur  le  seuil  de  la  porte 
avec  le  couteau  qui  avait  tué  leur  aïeul;  la  mère  venait  de  couper 
le  cou  à  une  poule,  et  le  petit  garçon,  avec  celte  volupté  de  sang 
si  parliculièi-e  à  la  jeunesse  chez  laquelle  l'éducation  ne  l'a  point 
encore  efmcée,  l'avait  regardée  faire.  — Viens,  dit-il  à  sa  sœur, 
nous  allons  jouer  ensemble  ;  je  serai  la  cuisinière,  et  toi  la  poule. — 
L'enfant  prit  le  couteau  maudit ,  entraîna  sa  petite  sœur  derrière 
la  porte  de  l'auberge;  cinq  minutes  après,  la  mère  entendit  un 
cri ,  elle  accourut  :  la  petite  fille  était  baignée  dans  son  sang,  son 
frère  venait  de  lui  couper  le  cou.  Alors  Kuntz  maudit  son  fils, 
connue  son  père  l'avait  maudit. 


II()  HKVUK    m.S    DKMX    MOiNDFS. 

l/riifaiit  se  saiivn.  Nul  ne  siH  ce  «ju'il  «Icvinl. 

A  coiii|>i<'r  (le  <•(' joui-,  loin  alla  de  mal  en  pis  pour  les  liaMtniis 
la  channiitTo.  I.ivs  poissonsdu  lac  inoiiiurcnl,  les  rocollos cess^Tcnl 
(lo  jfcM-moi';  la  n('ij;(>,  i|iii  oïdiriaircmcnl  loiidait  aux  plus  friandos 
«liali'ins  de  IV'k- ,  couvrit  la  Ici  rc  ccjuuiio  uu  linccid  ('Iciiicl;  les 
voyajfcurs  qui  alinicniaieut  la  pauvre  li(HcIlei'ie  devinrent  de  plus 
eu  plus  rai'cs,  parce  (|ue  le  clieiuin  devint  de  plus  en  plus  dilli- 
cile.  Kuntz  fut  forcé  de  vendre  le  dei-nier  Itien  rpii  lui  icslail ,  cette 
petite  cabane ,  devint  le  locataire  de  celui  à  (jui  il  l'avait  vendue,  et 
vécut  plusieurs  années  du  prix  de  cette  vente;  puis  un  jour  il  se 
trouva  si  dénué,  qu'il  no  put  payer  le  loyer  de  ces  misérables  plan- 
ches, (|ue  lèvent  et  la  nei{jc  avaient  lentement  disjointes,  comme 
pour  arriver  jusqu'à  la  tète  du  parricide. 

Un  soir,  c'était  le  2i  février,  Kuntz  rentra  revenant  deLouëche; 
il  s'était  mis  en  route  le  matin  pour  aller  supplier  le  propriétaire 
«jui  le  poursuivait,  de  lui  accorder  du  temps.  Celui-ci  l'avait  l'en- 
voyé au  bailli ,  et  le  bailli  l'avait  condamné  à  payer  dans  les  vingt- 
quatre  heures.  Kuntz  avait  ('té  chez  ses  amis  riches;  il  les  avait 
priés ,  implores,  conjurés,  au  nom  de  tout  ce  qu'il  y  avait  de  sacré 
dans  le  monde,  de  sauver  un  homme  du  désespoir.  Pas  un  ne  lui 
avait  tendu  la  main.  Il  rencontra  un  mendiant  qui  parlagea  son 
pain  avec  lui.  Il  rapporta  ce  pain  à  sa  femme,  le  jeta  sur  la  table  , 
et  lui  dit  :  3Iange  le  pain  tout  entier,  femme;  j'ai  dîné  là-bas, 
moi. 

Cependant  il  faisait  un  ouragan  terrible ,  le  vent  rugissait  au- 
tour de  la  maison  comme  un  lion  autour  d'une  étable;  la  neige 
tombait  toujours  plus  épaisse ,  comme  si  l'atmosphère  allait  finir 
par  se  condenser  ;  les  corneilles  et  les  hiboux ,  oiseaux  de  mort , 
que  la  destruction  réjouit,  se  jouaient  au  milieu  du  désordre  des 
élémens,  comme  les  démons  de  la  tempête,  et  venaient,  attirés 
par  la  clarté  de  la  lampe,  frapper  de  l'extrémité  de  leurs  lourdes 
ailes,  les  carreaux  de  la  cabane  où  veillaient  les  deux  époux  ,  qui , 
assis  en  face  l'un  de  l'autre ,  osaient  à  peine  se  regarder,  et  qui , 
lorsqu'ils  se  regardaient,  détournaient  aussitôt  la  vue,  épouvantés 
des  pensées  qu'ils  lisaient  sur  le  front  l'un  de  l'autre. 

En  ce  moment  un  voyageur  frappa.  Les  deux  époux  tressailli- 
rent. 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGES.  111 

Le  voya{Toiir  fVnppa  une  seconde  fois,  Trude  alla  ouvrir. 

C'était  un  beau  jeune  homme  de  x'nirrl  à  vin{}t-quaire  ans,  vôtu 
d'une  veste  de  chasseur,  ayant  une  j^ibecière  et  un  couteau  de  chasse 
au  côté,  une  ceinture  à  mettre  de  l'arj^ent  autour  du  corps,  et  deux 
pistolets  dans  cette  ceinture;  il  portait  d'une  main  une  lanterne 
près  de  s'éteindre,  et  de  l'autre  un  Umrf  bâton  ferré. 

En  apercevant  cette  ceinture,  Kuntz  et  Trude  échangèrent  un 
regard  rapide  comme  l'éclair. 

—  Soyez  le  bien-venu,  dit  Kuntz,  et  il  tendit  la  main  au  voya- 
geur. —  Votre  main  tremble?  ajouta-t-il. 

—  C'est  de  froid,  répondit  celui-ci  en  le  regardant  avec  uneex- 
l)ression  étrange. 

A  ces  mots  il  s'assit,  tira  de  son  sac  du  pain,  du  kirchenwaser, 
du  pâté  et  une  poule  rôtie,  et  offrit  à  ses  hôtes  de  souper  avec  lui. 

—  Je  ne  mange  pas  de  poule,  dit  Kuntz. 

—  Ni  moi ,  dit  Trude. 

—  Ni  moi ,  dit  le  voyageur. 

Et  tous  trois  soupèrent  avec  le  pâté  seulement.  Kuntz  but  beau- 
coup. 

Le  souper  fini,  Trude  alla  dans  le  cabinet  voisin,  étendit  une 
botte  de  paille  sur  le  plancher,  et  revint  dire  à  l'étranger  :  Votre 
lit  est  prêt. 

—  Bonne  nuit,  dit  le  voyageur. 

—  Dormez  en  paix ,  répondit  Kuntz. 

Le  voyageur  entra  dans  sa  chambre,  en  poussa  la  porte,  et  se 
mit  à  genoux  pour  faire  sa  prière.... 

Trude  alla  s'étendre  sur  son  lit. 

Kuntz  laissa  tomber  sa  tête  entre  ses  deux  mains. 

Au  bout  d'un  instant,  le  voyageur  se  releva ,  d('lacha  sa  ceinture, 
dont  il  se  fit  un  traversin,  et  accrocha  ses  habits  à  un  clou.  Le  clou 
était  mal  scellé;  il  tomba,  entraînant  les  habits  qu'il  devait  sou- 
tenir. 

Le  voyageur  essaya  de  le  fixer  de  nouveau  dans  la  muraille  en 
frappant  dessus  avec  son  poing.  L'ébranlement  causé  par  cette 
tentative  fit  tomber  un  objet  suspendu  de  l'autre  côté  de  la  cloison. 
Kuntz  tressaillit,  chercha  craintivement  des  yeux  l'objet  dont  la 
chute  venait  de  le  tirer  de  sa  rêverie.  C'était  le  couteau  deux  fois 


I  l^  KKVLK    l>i;s    I)i;i  X    >H»>iI)LS. 

ii):iii(iii  (|(ii  av.iil  lut-  le  pi'i(;  par  la  miiiti  du  lils,  ci  la  sœur  par  la 
main  du  frrif.  il  (lait  lombi;  près  de  la  pojlc  de  la  cliaml»i(!  <jii'oc- 
(  ii|tait  rt'traiijjcr. 

Kiiiit/.  su  leva  pour  l'aller  ramasser.  En  se  Laissant,  son  re- 
(yard  |)lon{;ea  par  le  irou  de  la  serrure  dans  la  cliambre  de  sou 
liùle.  Celui-ci  dormail,  la  lèle  appuyée  sur  sa  ceinture.  Kuntz 
resta  l'œil  sur  la  serrure ,  la  main  sur  le  couteau.  La  lampe  s'étei(,Miit 
dansl;uliambre  de  l'élranjjei-. 

Kuntz  se  retourna  vers  Trude,  pour  voir  si  elle  dormait. 

Trudc  était  appuyée  sur  son  coude,  les  yeux  fixes;  elle  regardait 
Kunt/,.  —  Lève-loi  et  écIairc-moi,  puisque  tu  ne  dors  pas,  dit 
Kmiiz. 

Trude  prit  la  lampe;  Kuntz  ouvrit  la  porte;  les  deux  époux  en- 
trèrent. 

Kuntz  mit  la  main  gauche  sur  la  ceinture.  Il  tenait  le  couteau 
de  la  main  droite. 

L'étranger  fit  un  mouvement.  Kuntz  frappa.  Le  coup  était  si 
sûrement  donné,  que  la  victime  n'eut  la  force  que  de  dire  ces  deux 
mots  :  Mon  père  ! 

Kuntz  venait  de  luer  son  fils. 

Le  jeune  homme  s'était  enrichi  à  l'étranger  et  revenait  pai  tager 
sa  fortune  avec  ses  parcns. 

Voilà  le  drame  de  Werner,  et  la  légende  du  Schwarrbach. 

On  peut  juger  jusqu'à  quel  point  un  pareil  souyenir  me  préoc- 
cupait. Le  désir  de  voir  l'auberge  qui  avait  été  le  théâtre  de  ces 
terribles  événemcns  m'avait  surtout  déterminé  à  prendre  le  chemin 
du  mont  Gemmi.  Il  y  avait  bien,  une  lieue  au-delà  de  l'auberge, 
certaine  descente  que  les  gens  du  pays  eux-mêmes  regardent 
comme  un  des  plus  effrayans  cols  des  Alpes;  ce  qui  ne  promettait 
pas  à  ma  tète,  si  disposée  aux  vertiges,  une  grande  liberté  d'esprit 
pour  admirer  le  travail  des  hommes  qui  ont  pratiqué  cette  descente, 
et  le  caprice  de  Dieu  qui  a  dressé  là  les  rochers  contre  lesquels  elle 
rampe.  Mais  à  force  de  penser  à  l'auberge  et  au  chemin  facile  qui 
y  conduit,  j'avais  fini  par  m'élourdir  sur  le  chemin  infernal  par 
lequel  on  en  sort. 

Pendant  que  je  repassais  dans  mon  esprit   tout  ce  drame, 
nous  avions  gravi  la  montagne.  En  arrivant  sur  son  plateau,  un 


iMi>ni:ssioNs  de  voyages.  115 

vent  froid  nous  prit  tout  à  coup.  Tant  que  nous  avions  monté,  il 
passait  au-dessus  de  noire  tète,  et  nous  ne  l'avions  pas  senti.  Par- 
venus au  sommet,  rien  ne  nous  {garantissait  plus,  et  il  descendait 
par  boiiflées  terribles  des  pics  de  T  Altcls  et  du  Gemmi ,  comme  pour 
(jarder  à  lui  le  domaine  de  la  mort  et  repousser  les  vivans  dans  la 
vallée  où  ils  peuvent  vivre. 

Il  était  d'ailleurs  impossible  d'inventer  une  décoration  plus  en 
harmonie  avec  le  drame.  Derrière  nous,  la  délicieuse  vallée  de  la 
Kandcr  (Kander-ihal),  jeune,  joyeuse  et  verte;  devant  nous,  la 
nei{^e  glacée  et  les  rochers  nus;  puis,  au  milieu  de  ce  déseit,  comme 
une  tache  sur  un  drap  mortuaire,  l'auberge  maudite  qui  vit  se 
passer  la  scène  que  nous  venons  de  raconter. 

A  mesure  que  j'a[)prochais,  l'impression  était  plus  vive.  J'en 
voulais  au  ciel  qui  était  d'un  bleu  d'azur  transparent ,  et  au  so- 
leil joyeux  qui  éclairait  celte  chaumière  :  j'aurais  voulu  voir  l'atmo- 
sphère épaissie  par  les  nuages;  j'aurais  voulu  entendre  les  siffle- 
mens  de  la  tempête,  faisant  rage  autour  de  celte  cabane.  Rien  de 
tout  cela.  Du  moins,  sans  doute,  la  mine  sauvage  de  nos  hôtes  allait 
s'harmonier  avec  les  souvenirs  qui  les  entouraient.  Point  :  deux 
beaux  enfans,  blancs  et  roses,  un  petit  garçon  et  une  petite  fille  , 
jouaient  sur  le  seuil  de  la  porte,  creusant  des  trous  dans  la  neige 
avec  un  couteau.  Un  couteau!  comment  leuis  parens  étaient-ils 
assez  imprndens  pour  laisser  encore  un  couteau  aux  mains  de  leur 
fils!  Je  le  lui  arrachai  vivement;  le  pauvre  petit  me  laissa  faire, 
et  se  nul  à  pleurer. 

J'entrai  dans  la  cabane  ;  l'hôte  vint  à  moi  :  c'était  un  gros  homme, 
de  trente-cinq  à  (juarantc  ans,  bien  gras  et  bien  gai.  —  Tenez ,  lui 
dis-je,  voilà  un  couteau  que  j'ai  repris  à  votie  fils ,  qui  jouait  avec 
sa  sœur.  Ne  lui  laissez  plus  une  pareille  arme  entre  les  mains, 
vous  savez  ce  qu'il  en  pourrait  résulter?  —  Merci,  monsieur,  me 
dit-il  en  me  regardant  avec  étonnement.  —  Mais  il  n'y  a  pas  de 
danger.  — Pas  de  danger,  malheureux!  El  le  24  février? 

L'hôte  fit  un  geste  marque  d'impatience. 

—  Ah  !  dis-je,  vous  comprenez? 

En  même  temps  je  jetai  les  yeux  autour  de  juoi  ;  la  disposition 
intérieure  de  la  cabane  était  bien  la  môme  que  du  temps  de  Kuntz. 
Nous  étions  dans  la  première  chambre;  en  face  de  nous ,  dans  un 

TOME  III. —  SUPPLÉMENT.  8 


1 1  I  \\i\  I  I    i>i:s  i»i;i!x  «o.'xnrs. 

ciiioni'ciiii'iii .  I  i.iii  iioii  |)liis  l(>  <;ral).il  de  I  i'ikIc,  iii:iis  un  Imiii  lir 
suisse  aussi  hii'jjc  <|in'  Iouj;  ;  à  {j^aiiclic  ciait  !<•  calmiri  (mi  le  vovajfciii 
avail  rie  assassiiK'.  .l'allai  a  la  pniic  de  ce  (  aldiirt,  je  loiivris,  une 
lalilc  ciait  scivic,  atlciidanl  les  luttes  (|iii  passent  joiirnciicuicnt  ; 
je  rejfaiilai  le  plaiieliei'.  il  me  seiiiltlail  (|iio  j'allais  v  relrouver  les 
liaces  (lu  sail;;. 

—  Oue  chercliez-voiis,  luonsioiir.  iiiedil  rii('ite,  ave/-voiis  pei'dii 
(jiielcjue  cliose? 

—  Conimcnl,  dis-je,  n'poridani  à  ma  peiisi-eet  non  à  sa  demande 
ave/.-vons  eu  Tidée de  l'aire  de  ee  cabinet  une  salle  à  ninnm'i? 

—  Pourquoi  pas?  fallait-il  y  mettre  un  lit  comme  l'avait  (ail  mou 
prédécesseur?  lin  lit  est  chose  inutile  ici,  oii  peu  de  voya{jcurs  s'ar- 
rêtent pour  passer  la  nuit. 

—  Je  le  crois  bien,  après  l'événement  affreux  dont  cette  cabane 
a  été  témoin.... 

—  Allons!  encore  un ,  prommela  l'hôte  entre  ses  dents,  avec  une 
expression  de  mauvaise  humeur  (|u'il  ne  cherchait  pas  même  à 
cacher. 

—  Mais  vous,  continuai-je,  comment  avcz-vous  eu  le  courage 
de  venir  habiter  celte  maison? 

—  Je  ne  suis  pas  venu  l'habiter,  monsieur,  elle  a  toujours  été 
à  moi. 

—  3Iais  avant  d'('tre  à  vous? 

—  Elle  était  à  mon  père, 

—  Vous  êtes  le  lils  de  Kuntz? 

—  Je  ne  me  nomme  pas  Kunt/,  je  me  nomme  Hantz. 

—  Oui,  vous  avez  changé  de  nom,  et  vous  avez  bien  fait. 

—  Je  n'ai  pas  changé  de  nom ,  et  Dieu  merci ,  j'espère  n'en  chan- 
ger jamais. 

—  Je  comprends,  me  dis-je  à  moi-même,  Werner  n  aura  pas 
voulu 

—  Tenez,  monsieur,  expliquons-nous,  me  dit  Hantz. 

—  Je  suis  bien  aise  que  vous  alliez  au-devant  de  mes  désirs,  je 
n'aurais  pas  osé  vous  demander  de  détails  sur  des  évènemens  qui 
paraissent  vous  loucher  de  si  près,  tandis  que  maintenant  vous 
allez  me  dire n'est-ce  pas? 

—  Oui,  je  vais  vous  dire  ce  que  j'ai  dit  vingt  fois,  cent  fois, 


1MPRES.SI(»NS    DF.    VOYAC.r.S.  jla 

ïiiille  fois  ;  je  vais  vous  dire  ce  qui  depuis  quinze  ans  me  fait  dam- 
ner, moi  et  ma  femme ,  ce  qui  finira  un  beau  jour  par  me  faire  faire 
(juclque  mauvais  coup. 

—  Ah!  des  remords!  me  dis-je  à  demi-voix. 

—  Car,  continiia-t-il  avec  désespoir,  une  persécution  i)areil!e 
lasserait  la  patience  de  Calvin  lui-même.  Il  n'y  a  ni  iM  février,  n' 
Kuntz,  ni  assassinats;  cette  auber^^e  est  aussi  sûre  pour  le  voya- 
jjeur  que  le  sein  de  la  mère  pour  l'enfant;  et  il  le  sait  mieux  que 
personne,  le  brigand  qui  est  cause  de  tout  cela,  puiscju'il  est  resté 
quinze  jours  ici. 

—  Kuntz? 

—  Et  mon  Dieu  non,  je  vous  dis  qu'il  n'y  a  jamais  eu  à  vinj^jt 
lieues  à  la  ronde  un  seul  homme  du  nom  de  Kuntz,  mais  un  misé- 
rable qu'on  appelait  Werner. 

—  Comment  !  le  poète  ? 

—  Oui ,  monsieur,  le  poète ,  car  c'est  comme  cela  qu'ils  l'appel- 
lent tous;  —  eh  bien  !  monsieur,  le  poète  est  venu  chez  mon  père, 
il  aurait  mieux  valu,  pour  sou  repos  dans  l'autre  monde  et  pour  le 
nôtre  dans  celui-ci ,  qu'il  se  rompît  le  cou  en  grimpant  le  rocher 
<jue  vous  allez  descendre.  Il  est  donc  venu;  c'était  en  1ÎSÎ5,  je 
m'en  souviens  comme  si  c'était  aujouid'hui:  une  honnête  et  digne 
ligure,  jnonsieur;  impossible  de  rien  soupçonner.  Aussi  (juand  il 
a  demandé  à  mon  pauvre  père  de  rester  huit  ou  dix  jours  avec 
nous,  mon  père  n'a  pas  fait  d'objection  ,  il  lui  a  dit  seulement  :  — 
Dame,  vous  ne  serez  pas  bien;  je  n'ai  que  ce  cabinet-la  à  vous  don- 
ner. L'autre,  qui  avait  son  coup  à  faire,  a  répondu  :  C'est  bon.  — 
Alors  nous  l'avons  installé  là  ,  là  oii  vous  êtes.  —  IXous  aurions  dû 
nous  douter  de  quelque  chose  cependant;  car,  dès  la  première 
nuit,  il  s'est  mis  à  parler  tout  haut  comme  un  fou.  .le  crus  qu'il 
était  malade,  je  me  levai  pour  regarder  par  le  trou  de  la  serrure , 
c'était  à  faire  peur  ;  il  était  pâle ,  il  avait  les  cheveux  rejetés  en 
arrière,  les  yeux  tantôt  fixes ,  tantôt  égarés;  par  moniens  il  restait 
immobile  comme  une  statue,  tout  à  coup  il  gesticulait  comme  un 

j)Ossédé,  et  puis  il  écrivait,  il  écrivait des  pattes  de  mouches  , 

voyez-vous,  ce  qui  est  toujours  mauvais  signe,  si  bien  que  cela 
dura  quinze  jours  ou  plutôt  quinze  nuits ,  parce  que  dans  le  jour  il 
se  promenait  tout  autour  de  la  maison.  C'est  moi  qui  le  conduisais. 


I  l(>  HEVl  I.    DI.S    DKIV    MONDKS. 

Eiilin  apri'S  (|uin/c  jours,  il  iioii^  dit  :  —  .Mes  hi-avos  {}<'ii.s,  j'ai 
tiiii ,  je  vous  iTincicir.  — Il  n'y  a  pas  ilc  ([iioi,  r('[>()ii(lii  mon 
jH'ic,  Ml  iiiic  je  ne  vous  ai  pas  beaucoup  aidi',  je  crois.  —  IMiis 
que  vous  ne  pense/. ,  r('|ionilil-il.  —  Alors  il  paya ,  jo  dois  le  diic  , 
il  paya  nn>nie  hien.  et  i)uis  il  pailil. 

In  an  se  passa  lrai!(piillenient  sans  que  nous  entendissions  par- 
ler de  lui.  Un  malin,  c'eUiil  en  ISI.'J,  je  crois,  deux  voyafjeurs 
entrèrent ,  re{;ardèrcnt  attentivement  i'intJ'riour  de  notre  auber^je. 
—  Tiens,  dit  l'un,  voilà  la  faux.  —  Tiens,  dit  l'autre,  voilà  le 
couteau.  —  C'était  une  belle  faux  toute  neuve  que  je  venais  d'a- 
cheter au  Kanderstef; ,  et  un  vieux  couteau  de  cuisine,  qui  n'était 
plus  bon  qu'à  casser  du  sucre,  et  qui  était  accroché  a  un  clou 
près  de  la  porte  du  cabinet...  Nous  les  regardions  avec  étonne- 
ment,  mon  père  et  moi ,  lorsque  l'un  d'eux  s'approcha ,  cl  me  dit  : 
—  N'est-ce  pas  ici ,  mon  petit  ami ,  qu'a  eu  lieu  le  !24  février,  cet 
horrible  assassinat?  —  Nous  restâmes,  mon  père  et  moi,  comm(^ 
deux  hébétés.  — Quel  assassinat?  dis-je...  —  L'assassinat  commis 
par  Kuntz  sur  son  fils. —  Alors  je  leur  répondis  ce  que  je  viens  de 
vous  répondre. 

—  Connaissez-vous  M.  Werner,  continua  le  voyageur? 

—  Oui ,  monsieur ,  c'est  un  brave  et  digne  homme  qui  a  passé 
quinze  jours  ici,  il  y  a  deux  ans,  je  crois,  et  qui  n'avait  qu'un  dé- 
faut :  c'était  d'écrire  et  de  parler  toute  la  nuit,  au  lieu  de  dormir. 

—  Eh  bien  !  tenez,  mon  ami,  voilà  ce  qu'il  a  écrit  dans  votre  au- 
berge et  sur  votre  auberge. 

Alors  il  nous  donna  un  mauvais  petit  livre  en  lèle  duquel  il  y 
avait  24  Février.  Jusque-là  pas  de  mal ,  le  24  février  est  un  joui- 
comme  un  autre  ,  et  je  n'ai  rien  à  en  dire;  mais  je  n'eus  pas  lu 
trente  pages,  que  ce  livre  me  tomba  des  mains.  C'étaient  des 
mensonges  ,  et  puis  encore  des  mensonges,  et  tout  cela  sur  notre 
pauvre  hôtellerie,  et  tout  cela  pour  ruiner  de  malheureux  auber- 
gistes. Si  nous  lui  avions  pris  trop  cher  pour  son  séjour  ici,  il 
pouvait  nous  le  dire,  n'est-ce  pas?  on  n'est  pas  des  Turcs  pour 
s'égorger;  mais  non ,  il  ne  dit  rien ,  il  paie,  il  donne  un  pour-boire 
même ,  et  puis,  le  sournois  qu'il  est,  il  va  écrire  que  notre  maison... 
(;a  fait  frémir,  quoi!  c'est  une    indignité,   une  infamie.  Aussi, 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGES.  117 

qu'il  revienne  un  poêle  ici,  que  j'en  retrouve  un,  (ju'il  m'en  passe 
un  entre  les  mains ,  ali!  il  paiera  pour  son  camarade. 

—  Comment!  lien  de  ce  que  raconte  Werner  n'est  arrivé  ! 

—  Mais  rien  du  tout,  c'est-à-dire  pas  la  moiiidie  chose.  —  Mon 
hôte  trépignait. 

—  Mais  alors,  je  conçois  que  les  questions  que  l'on  vous  lait  là- 
ilessus  doivent  être  iort  ennuyeuses  poui'  vous.  —  l'^nnuyeuses, 

monsieur!  dites 11  prit  ses  cheveux  à  deux  mains Dites, 

il  n'y  a  pas  de  mots,  voyez-vous.  C'est  au  point  qu'il  ne  passe 
pas  une  ame  vivante,  qu'elle  ne  nous  répète;  la  même  chanson. 
Tant  que  la  Taux  et  le  couteau  sont  restés  là  :  —  Tenez ,  disait- 
on,  voila  la  ("aux  et  le  couteau.  —  Mon  père  les  a  enlevés  un 
jour,  parce  qu'à  la  fin  ça  l'embêtait  d'entendre  toujours  répéter  la 
même  chose.  Alors  c'a  été  une  autre  antienne.  —  Ah!  ah!  di- 
saient les  voyageurs,  ils  ont  retiré  la  faux  et  le  couteau;  mais 
voilà  encore  le  cabinet.  —  Diable  !  —  Oui.  —  Oui ,  ma  loi,  c'est 
vrai.  —  Ah  !  monsieur,  c'était  à  se  manger  le  cœur,  ils  en  ont 
abrégé  la  vie  de  mon  père  de  plus  de  dix  ans.  Entendre  dire  de 
pareilles  choses  sur  la  maison  où  l'on  est  né ,  l'entendre  dire  par 
tout  ie  monde,  et  cela  chaque  jour  que  Dieu  l'ait,  et  plutôt  deux 
t'ois  qu'une  encore,  c'est  à  n'y  plus  tenir;  je  donnerai  la  bara- 
(|ue  pour  cent  ecus.  Oui,  je  ne  m'en  dédis  pas,  voulez-vous  me  l'a- 
cheter cent  écus?  je  vous  la  donne,  et  le  mobilier  avec,  et  je  m'en 
irai ,  et  je  n'entendrai  plus  parler  ni  de  Werner,  ni  de  Kuntz ,  ni 
de  la  laux,  ni  du  couteau,  ni  du  ^4  février,  ni  de  rien. 

—  Voyons,  voyons,  mon  hôte,  calmez-vous,  et  faites-nous  a 
diner,  cela  vaudra  mieux  que  de  vous  désespérer. 

—  Qu'est-ce  que  vous  voulez  manger?  répondit  noire  homme  , 
se  calmant  tout  a  coup,  et  levant  le  coin  de  son  tablier  qu'il  passa 
dans  sa  ceinture. 

—  Une  volaille  froide. 

—  Ah!  oui,  une  volaille!  cherchez-en  une  ici.  C'était  bien 
autre  chose  quand  on  voyait  des  poules.  Il  a  mis  une  poule  dans 
son  affaire;  je  vous  demande  un  peu,  une  poule!...  faut  croire 
(|u'il  ne  les  aimait  pas,  ou  bien  alors  c'était  ujie  ragi'. 

—  Toutcequ(;  vous  voudrez,  peu  m'importe;  vous  me  prépa- 
rerez cela  pendant  que  j'iiai  faire  un  tour  dans  les  environs. 


Ils  i;i  \  i  1     m  s   m  I  \    mumu.s. 

—  I>;iiis  mit-  (Iciiii-liftirc  vous  iroiivcic/  \olic  (iiiin-  pivt. 

.le  sortis,  |):irt;i{f«'ain  liicii  sinaTcnu'iii  le  désespoir  de  ce  pMnvre 
honiiiie;  v.w  lille  est  en  elïct  la  |)iiissanee  de  la  |»ar(»le  (In  poele  , 
«pie,  dans  ipieNpie  lien  (jn'il  la  sème,  ce  lien  se  peuple  a  sa  l'aii- 
taisie  de  souvenirs  heureux  ou  malheureux,  et  (|nil  ehanjfc  les 
«■très  qui  l'hahilenl  en  an<;esou  en  «h-mons. 

Je  me  mis  en  course  aussilùl,  mais  rex|)liealion  «le  Hantz  avait 
iail  un  singulier  tort  à  son  paysage.  L'aspect  en  était  toujours  {ji- 
{fanles«jue  et  sanvajje,  mais  I<î  principe  vivilianl  «-tait  détruit;  mon 
inJle  avait  souillé  sur  le  l'anlùme  du  poète  et  l'avait  fait  évanouir. 
C'était  une  nature  terrible,  mais  déserte  et  inanimée;  c'était  la 
nei{]e,  mais  sans  tache  de  sanjj;  c'était  un  linceul,  mais  ce  linceul 
ne  couvrait  pins  de  (•adavre. 

Ce  désenchantement  abré^jea  d'une  bonne  heure  au  moins  ma 
course  topoj;raphique  sur  le  plateau  où  nous  étions  parvenus.  Je  me 
contentai  de  jeter  un  eoup-d'œil  à  l'orient  sur  le  double  sonnnet 
aufjuel  la  montagne  doit  son  nom  de  Gemwi,  dérivé  probablement 
de  Geminns,  et  à  l'ouest,  sur  le  vaste  glacier  de  Lammern,  toujours 
mort  elhlen,  comme  l'a  vu  Werner.  Quant  au  lac  de  la  Daube 
{Danben  sec),  et  à  l'éboulement  du  Renderhorn,  j'avais  vu  l'un 
en  venant,  et  j'allais  être  obligé  de  ccjtoyer  l'autre  en  m'en  allant. 
Je  rentrai  donc  au  bout  d'une  demi-heure  à  peu  près,  et  trouvai 
mon  h(Jte  exact  et  debout  près  d'une  table  passablement  servie. 

En  partant ,  je  promis  à  ce  brave  homme  d'aider  de  tout  mon 
pouvoii-  à  détruire  la  calomnie  dont  il  était  victime.  Je  lui  ai  tenu 
parole,  et  si  quelqu'un  de  mes  lecteurs  s'arrête  jamais  à  l'auberge 
du  Sdnvarrbaeh  ,  je  lui  serai  fort  obligé  de  dire  à  Ilantz  que  j'ai , 
dans  un  livre  dont  sans  cela  il  ignorerait  probablement  à  tout 
jamais  l'existence ,  rétabli  les  faits  dans  leur  plus  exacte  vérité. 

Nous  n'avions  pas  fait  vingt  minutes  de  chemin  que  nous  nous 
trouvâmes  sur  les  bords  du  petit  lac  de  la  Daube.  C'est,  avec  celui 
du  Saint-Bernard  et  celui  du  Faulhorn,  l'un  des  plus  élevés  du 
monde  connu.  Aussi,  comme  les  deux  autres,  est-il  inhabité;  au- 
cun hôte  ne  peut  supporter  la  température  de  ses  eaux ,  même 
pendant  l'été. 

Le  lac  dépassé,  nous  nous  engageâmes  dans  un  petit  défilé,  an 
bout  duquel  nous  aperçûmes  un  châlet  abandonné.  Willei-  me 


IMPRliSSlUNS    DL    NOVAGES.  119 

tilt  (|ue  célail  au  pied  de  celle  cabane  <jiie  conmiençail  la  descenle. 
Curieux  de  voir  ce  passage  cxlraordinaire,  et  reirouvant  mes 
jambes,  faliguées  par  trois  heures  de  mauvais  chemin ,  je  hàiai  le 
pas  à  mesure  que  j'avançais,  si  bien  que  j'arrivai  en  cuuraiil  à  hi 
cabane. 

Je  jeiai  un  cri ,  et  fermant  les  you\  ,  je  me  laissai  tomber  eu  ar- 
rière. 

Je  ne  sais  si  queltiues-uiis  de  ukîs  lecteurs  ont  jamais  connu  cette 
épouvantable  sensation  du  verli^je,  si,  mesurant  des  yeux  le  vide, 
ils  ont  éprouvé  ce  besoin  irrésistible  de  se  précipiter  ;  je  ne  sais 
s'ils  ont  senti  leur  cheveux  se  dresser,  la  sueur  couler  sui-  leur 
front,  et  tous  les  muscles  de  leur  corps  se  tordre  et  se  raidir  alter- 
nativement, comme  ceux  d'un  cadavre  au  loucher  de  la  pile  de 
Volta;  s'ils  l'ont  éprouvé,  ils  savent  qu'il  n'y  a  [)as  d'acier  tranchani 
dans  le  corps,  de  plomb  fondu  dans  les  veines,  dc^  lièvre  courani 
dans  les  vertèbres,  dont  la  sensation  soit  aussi  aijjuc,  aussi  dévo 
lante  (|u(!  celle  de  ce  frisson,  qui,  dans  une  seconde,  fait  le  tour 
de  tout  votre  être;  s'ils  l'ont  éprouvé,  dis-je,  je  n'ai  besoin,  pour 
l(;ur  lout  expliquer,  (pie  de  cette  seule  phrase  :  J'étais  arrivé  en 
courant  jusqu'au  bord  (Y un  rocher  perpendiculaire,  (pii  s'élève 
à  la  hauteur  de  seize  cents  |)ieds  au-dessus  du  village  de  Louëche; 
un  pas  de  plus,  j'étais  précipité. 

Willer  accourut  à  moi;  il  me  trouva  assis,  ('carta  mes  mains  ^\\\r 
je  serrais  sur  mes  yeux,  et  me  voyant  |)rès  de  m' évanouir,  ilappro 
cha  de  ma  bouche  un  flacon  de  kirchenwaser  dont  j'avalai  ime  lar/je 
.|>or{}(!e;  puis,  me  prenant  sous  le  bras,  il  me  conduisit  ou  plutôt 
me  porta  sur  le  seuil  de;  la  cabane. 

Je  le  vis  si  effrayé  de  nm  pâleur,  (pie,  réagissant  à  l'inslanl  méuK! 
pai'  la  force  morale  sur  cette  sensation  physique,  je  me  mis  à  rire 
pour  le  rassurer,  mais  c'é'tail  iVtui  lire  d.uis  leipicl  mes  dents 
se  heurtaient  les  unes  (jontre  les  autres,  connue  celles  des  damnes 
tpii  hal)itent  l'étang  glacé  de  Dante. 

Cependant,  au  l)Out  de  (|Mel(pies  instans,  j'étais  remis.  J'avais 
(•prouvé  ce  (pii  m'est  habituel  en  pareille  circonsianc(;,  c'(;sl-à-dire 
un  bouleversement  total  de  toutes  mes  facultés,  suivi  |)res(pie  aiis- 
sit('»l  d'un  calme  parfait.  (Test  que  la  première  sensation  appartient 
au  plivsi(|ue  <|ui  terrasse  inslinedveineiH  le  moral .  ei  la  seconde 


l'A)  UKVUK    DES    bEUX    MO.XDLS. 

au  inoi-.il ,  <|iii  npiviul  sa  puissance  laisoiim-c  sur  \v  physique;  il 
est  vrai  (|iie  piufois  ce  second  uiouvenieiii  est  olie/  nios  plusdou- 
louroux  (pie  le  premier,  et  tpje  je  soulïre  plus  eiieoie  du  (  aluie 
(pie  (lu  Idnileversenient. 

.le  me  levai  doue  d'un  air  |)arfaiteineiit  lran(|uille  ,  et  je  m'a- 
vaneai  de  nouveau  vers  le  précipice  dont  la  vue  avait  produit  eu 
moi  TelTet  (pie  j'ai  essayé  de  décrire.  Un  petit  sentier,  Inijfe  de 
deux  pieds  et  demi,  se  présentait ,  je  le  pris  d'un  pas  eu  a|)parence 
aussi  l'crme  «]ue  celui  de  mon  guide;  seulement,  de  peur  que  mes 
dents  ne  se  brisassent  les  unes  contre  les  autres,  je  mis  dans  ma 
bouche  un  coin  de  mon  mouchoir  replié  ving;t  l'ois  sur  lui-même. 

Je  descendis  deux  heures  en  zifï-zaf^ ,  ayant  toujours,  tantôt  à  ma 
droite,  tantôt  à  ma  {gauche,  un  précipice  à  pic,  et  j'arrivai  sans 
avoir  prononcé  une  seule  parole  au  villa^je  de  Loueche. 

—  Eh  bien  !  me  dit  Willer,  vous  voyez  bien  que  ce  n'est  rien  du 
tout. 

Je  tirai  mon  mouchoir  de  ma  bouche  et  je  le  lui  montiai  ;  le 
tissu  était  coupé  comme  avec  un  rasoir. 

Alex.  Dumas. 


>l.i 


.Y..i_'i;  ::;;  -  '  .  i\.-      'i--^i(   ■■'■ 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


3o  juin  i834. 


Il  élait  facile  de  prévoir  les  élections  qui  viennent  d'éclore.  Pour  un  œil 
allentif,  il  était  évident  que  l'opposition  paierait,  dans  une  réélection  gé- 
nérale, les  fautes  sans  nombre  qu'elle  a  commises,  les  imprudences  elles 
folles  théories  de  son  avant- garde,  les  préjugés,  les  vieilles  et  aveugles 
routines  de  ses  Iraîneurs,  Ce  n'est  pas  non  i)lus  la  première  fois  qu'ayant 
à  opter  entre  la  probité  politique  et  la  rouerie  la  plus  scandaleuse  et  la 
plus  avérée,  les  électeurs  se  soient  empressés  de  voter  pour  ceux  qu'ils 
estimaient  le  moins.  Pareille  chose  arriva  aux  élections  de  1824,  où 
les  collèges  soutinrent  si  vigoureusement  le  ministère  de  M.  de  Villèle. 
Alors,  comme  aujourd'iiui,  on  élait  avide  de  paix  et  de  repos;  mais  il 
n'est  pas  dans  la  nature  des  roués  politiques  de  procurer  la  paix  et  le  repos 
à  ceux  qui  leur  confient  la  direction  des  affaires.  ■  ' '" 

Ce  qui  a  fait  surtout  la  force  du  pouvoir  dans  les  élections,  c'est  que 
les  électeurs  savent  très  bien  que  l'opposition  n'a  pas  en  ses  mains  les  re- 
mèdes aux  maux  que  c  uise  le  ministère.  Si  l'opposition  avait  nettement 
formulé  ses  projets  d'économies,  indifiué  les  moyens  qu'elle  croit  propres 
à  maintenir  la  paix  tout  en  faisant  res|'ecler  la  France,  si  les  députés  qui 
siégeaient  sur  les  bancs  de  la  gauche  dans  la  dernière  session  avaient  saisi 
plus  souvent  l'occasion  d'énoncer  avec  franchise  leurs  projets  d'avenir,  on 


22  RFvtr--.  Dr»;  nEix  mondes. 


[loiirinil  s'cîonnor  .im'c  i.iison  de  Tiiismi  iamc  <|iii'  viciinoiil  de  lour  ti-- 
nioiiriHT  la  plupart  des  ('(i!U';;cs  tk-ol(tiaii\;  mais  anjniud'liiii  l'oppitsilion 
ni  (Ni  an  ivre  à  ce  poiiil  d'abandon  do  s(»i-niOnio  où  l'on  a  besoin  dt;  se  re- 
ireinper  par  bs  failles  île  ses  adversaire^;.  (]'(sl  an  i)oiivoir  maintenant  à 
la  remettre  en  lioiineur  et  en  liiniière  .  cl  l'ui  iieiil  s'en  lier  an  pouvoir 
de  ee  soin-là.  Il  est  en  bonne  roiili',  et  il  n'y  uiaïupiora  pas. 

AnSvSi  la  |>ar(ie  sensée  (hi  niinislèic  éproiivc-l  elle  pliilol  de  l'eiiilKirras 
que  de  la  joie  de  la  vietoire  (|iii  vient  d'ôlre  reni[ioitee,  et  tandis  (|ih; 
M.  Tbiors,  le  i;raiid  faiseur  électoral  de  I8ôî,  s'applaudit  de  toutes  ses 
forces,  j^éantiseetsei;onl!ediisiic<  èsde  ses  circulaires,  de  ses  llaUeries,  de 
ses  menaces,  de  ses  promesses,  (pii  ne  seront  jamais  tenues,  et  se  fait  fort 
de  triompber  des  obstacles  à  venir  par  tous  ces  subterfuges  de  bas  aloi  (pi'il 
a  mis  en  (rnvre  auprès  de  la  France  électorale,  M.  Gnizot  gémit  en  secret 
de  la  situation  où  il  se  trouve,  lui  et  ses  collègues.  De  leur  côté,  mus  par 
la  même  pensée,  M.  de  Broglie  et  M.  Roycr-Collard.  que  leur  situation 
ne  force  pas  à  étaler  une  satisfaction  orficielle,  vont  se  plaignant  tout  liant 
à  leurs  amis  de  l'empressement  iiiliabile  avec  letiuel  on  use  ce  régime,  qui 
en  est  déjà  venu,  après  (piaire  ans  d'existence,  aux  remèdes  béroûiues 
qui  ont  déterminé  l'agonie  de  la  restauration,  à  toutes  les  ruses,  à  toutes 
les  lionteiises  manœuvres  qui  ont  été  vainement  employées  à  prolonger 
l'existence  de  la  dernière  royauté.  C'cbt  que,  ponr  de  tels  esprits,  les  ma- 
jorités ne  sont  pas  des  signes  infaillililcs  de  durée,  pas  plus  qu'une  grosse 
fortune  remise  aux  mains  d'un  dissipateur  n'annonce  qu'il  éciiappera  à  sa 
ruine. 

La  pensée  qui  occupe  uniiiueinent  la  partie  sérieuse  du  cabinet,  celle 
qui  ne  consent  pas  à  vivre  an  jour  le  jour  et  à  esquiver  une  difficulté  par 
une  pirouette,  c'est  de  ne  jias  gaspiller  cette  majorité  qu'on  vient  de  trou- 
ver si  à  propos,  et  dont  le  vote  complaisant  est  plutôt  un  acte  de  ebarité 
qu'une  marque  de  confiance.  I.a  fraction  du  cabinet  (|ue  nous  désignoas 
sent  confusément  qu'il  y  a  beaucoup  d'exigences  futures  et  procbaine.»; 
srius  tous  ces  suffrages;  elle  voit  (lue  le  pays  a  voulu  en  finir  de  la  crainte 
et  de  la  peur,  de  ce  système  d'anxiété  et  d'effroi  à  l'aide  <'iu(p;el  on  gou- 
verne définis  trois  années,  (pi'il  a  résolu  celte  fois  tie  s'en  débarrasser  sans 
retour  par  une  immense  tiémonstration  en  faveur  de  ce  pouvoir  (jui  se 
montrait  toujours  tremblant  jiour  la  France  et  pour  lui-même,  et  que, 
privé  de  ce  grand  levier,  il  faudra  désormais  au  ministère  un  peu  de  sol- 
licitude pour  les  intérêts  généraux,  un  peu  de  francbise,  un  peu  de  capa- 
cité, de  génie  même,  et  peul-ètie  aussi  un  peu  de  probité,  si  l'on  veut 
rester  en  place.  En  conséquence  ceux  (pii  pensent  ainsi  ont  résolu ,  dit-on  . 
«le  se  débarrasser  de  quehpies-uns  de  leurs  collègues. 


REVUK.  —  amOMQlE.  12* 

D'abord ,  il  va  sans  ùiie  que  les  eleclioas,  loiiles  miaislérielles  (nielk'.*. 
soient,  ne  conslitnent  pas  une  approbation  absolue  de  la  conduite  du  mi- 
nistère, et  que  les  électeurs  cpii  ont  envoyé  aux  chambres  lesdoputés  que, 
par  un  éuange  abus  de  mot,  on  nomme  conslitutionncls,  n'ont  entendu 
ratifier  ni  les  marchés  scandaleux,  ni  les  pots-de-vin,  ni  les  actes  arbi- 
traires, ni  les  abus,  ni  les  désirdres  de  toute  espèce  qui  ont  été  signalés 
dans  CCS  derniers  temps.  Tôt  ou  tard  viendra  le  jour  d'ap'ircr  tous  ces 
comptes  scandaleux,  el  le  ministre  qui  ne  potnra  les  justifier,  aura  beau 
lever  les  mains  au  ciel  el  s'écrier  qu'il  a  sauvé  la  patrie,  nous  douions  que 
la  chambre  et  les  électeurs  le  suivent  au  Capitole  !  Il  serait  donc  plus  pru- 
dent i!e  les  apurer  en  famille,  c'est-à-dire,  grâce  à  la  non-resi)oiisabi!ité 
ministérielle  établie  par  la  charte- vérité,  de  pourvoir  quekjucs  collègues 
d'une  pairie  ou  d'une am'jassade,  peiil-èlredecesdeux  choses  à  la  fois,  et 
do  les  renqdacer  p.ir  d'autres  qui  puissent  venir,  le  fro.it  kvé,  se  placer 
à  la  lèle  de  celle  majorité  (]ui  ne  connail  pas  encore  bien  le  nom  do  ses 
chefs,  Ilàtons-nous  de  dire  que  ce  ne  sont  encore  là  que  des  bruits  qui 
courent,  des  projets  qui  transpirent  à  peine,  et  que  se  nun'murent 
à  l'oreille  les  esprits  clairvoyans  qui  ont  osé  les  concevoir.  Te!  qu'on  fé- 
licite et  que  l'on  congratule  comme  l'unique  auteur  de  la  grande  victoire 
électorale,  ne  se  doute  pas  que  les  mains  qui  prcscntla  sieime  ,  s'unissent 
pour  le  repousser,  et  que,  tout  en  louant  son  habile! é.  ou  blâme  assez 
ouverte  nient  les  moyens  >;u"clle  emploie  pour  n'ussir. 
•  Quels  moyens,  en  effet!  On  a  conservé  les  paniplilets  de  la  ligue  et  de 
la  fronde ,  les  sales  productions  de  la  régence;  mais  ce  serait  une  source 
bien  plus  curieuse,  et  liien  instriiclive  poiu' l'historien  futur  du  régime 
actuel,  que  la  collection  des  biografilnes  scandaleuses  el  îles  écrits  diffa- 
matoires lancés  sur  tous  les  points  de  la  France  contre  les  candidals  lilu'- 
laux,  à  l'occasion  des  d  rnicres  élections.  En  regard  <!e  celte  volumineuse 
collection,  il  serait  bon  de  placer  la  !is!e  i\e>  coiicessions  el  des  i'aveurs 
faites  ou  promises  pour  soulenii-  les  can.iidats  ministériels.  On  y  \errail, 
ici  des  ordres  donné.s  à  (les  régimens  de  cavalerie  pour  aller  tenir  garni- 
.son  dans  une  ville,  coînmc  il  arriva  poiu- l'élection  de  M.  Ilumaun.  à 
.Scbelestadt,  qu'on  leurra  de  l'espoir  de  pussédei'  lui  régiment  de  dragons; 
à  Vendôme,  et  dans  tout  le  pays  où  le  A"  régiincnl  de  hiis-ianis  se  munira 
de  ville  en  ville  ponrallé  lier  parlonl  kselecleuis.  I.à,unailniinislrateurdes 
pO!il.--e(-rliaussées  promenait  un  pave  magnifique  à  la  ville,  et  Mortain  eut 
ain.si  à  se  décider  entre  des  pierres  neuves  el  un  mandataire  usé.  Ailleurs, 
ce  n'était  ni  de  la  cavalerie,  ni  des  pavés,  mais  un  pont  ou  une  roule; 
point  de  député  ministériel,  point  de  pont,  ni  de  roule,  on  n'en  faisait  pas 
mystère,  el  les  letlres  (hi  minisire  étaient  expresses.  En  d'autres  lieux,  à 


lui  r,i  \  I  I    m  s  m  I  \   M(».m>[:s. 

I.jival  par  exein|tlf,  la  iioiniiialiDii  miiiisU'rielU'  cnlrainail  une  favoiir  [)Iii.s 
riiai<|iMnte.  On  coiiscnlail  ;\  afdndtr  deux  pièces  de  eaiioii  de  ijiialre  à 
la  n>mpa.;uie  d'arliilerie  île  la  f;anle  iialinuale.  Il  est  des  romiiiiiiics  ou 
l'on  pnuneltail  niènie.  ;\  ce  prix,  de  iloiuier  des  fusils  aux  irardes  na- 
lionnux;  niaisee  n'elail  là  sans  doute  (|u'une  [H'oniesse.  A  Valeiieieimes , 
iiu  le  nruiislt>re  d.iuaiulail  pour  député  ÎM.  d'IIaubersaert,  M.  Tliiers  s'é- 
l;;it  eiiijagc  à  envoyer  en  éciiange  (rois  étalons.  A  Béziers,  pour  obtenir 
M.  Viennel,  on  se  contenlait  de  doiuier  des  dessins,  des  phllres  et  des 
livres  à  la  biltliotlièiiue,  peul-élre  les  œuvies  de  M.  Viennel!  A  Slrns- 
Imhu!;,  au  moins  l'appàl  était  [)lus  t^rand.  lue  dépèelie  léléjcra[»bit(ue, 
iransniise  la  veille  des  élections,  annonça  (jue  le  ministre  de  rinlcrieiu 
avait  accordé  40,0(K>  francs  pour  terminer  les  travaux  de  enrage  de  l'Ill, 
depuis  Strasbourg]  isqu'à  l'embouciuire  du  Uliin,  afin  que  les  bateaux  à 
vapeur  pussent  arriverde  Cologne.  En  d'autres  localités  moins  importantes, 
on  se  borna  à  envoyer  ou  à  promettre  des  statues,  (luehjues  fonds  pour 
l'instruclion  publique,  l'aulorisalion  d'tlever  une  fontaine,  ou  d'abattre 
quelques  aibrts  qui  encombraient  la  voie  publicjuc.  On  sait  ce  que 
M.  Tbiers  avait  promis  pour  sa  [iropre  nomiMalion  aux  électeurs  du 
cinquième  arrondissement.  C'est  tout  au  pins  si  l'on  peuttiire  de  l'élection 
de  M.  Tbiors  ce  qne  disait  Vespasien  du  protluil  net  d'un  certain  impôt. 
A  ces  causes,  encore  l)ien  inaperçues d'imcbangement  dans  le  cabinet, 
se  joint  une  (juestion  particulière  qui  end)arrasse  le  mitiistère.  On  a  beau- 
coup traité  de  l'affaire  d'Alger,  dans  le  conseil ,  pendani  celte  semaine.  On 
se  souvient ,  et  nous  avons  déjà  parlé  d'une  promesse  verbale  qui  avait  été 
emportée  par  !M.  de  'Jalleyrand ,  au  sujet  d'Alger,  lors  de  son  premier  dé- 
part pour  son  ambassade.  M.  de  Talleyrand  n'avait  i);i  emporter  que  la 
promesse  bien  vague  n'évacuer  Alger,  et  cela,  grâce  à  M.  Mole ,  alois  mi- 
nistre des  affaires  étrangères.  M.  Mole,  bornme  calme  et  posé,  qui 
apporte  a^ant  tout  dans  les  affaires  le  coup-d'œii  d'une  saine  expérience, 
ne  s'était  pas  enflammé  d'ardeur  poiir  une  colonie  si  mal  adiiiinistiéc  jus- 
qu'à ce  jour,  et  à  cbarg-'  à  la  France,  sans  doute  par  le  fait  niêmii  de  celte 
mauvaise  administration.  Cependant,  M.  Mole  déclara  qu'il  donnerait  sa 
démission  plutôt  que  de  consentir  à  l'évacuation  d'Alger,  demandée  for- 
mellement par  M.  de  Talleyrand,  au  nom  de  l'Angleterre.  M.  Mole  se 
fondait  avec  raison  sur  la  défaveur  qui  rejaillirait  pour  le  gouvernement 
de  l'abandon  d'une  conquête  qu'il  n'avait  pas  faite,  et  qui  lui  avait  été 
léguée  par  la  restauration.  «  Si  le  ciel  vous  envoie  quelques  occasions 
d'acquérir  de  la  gloire  militiiire,  disait  :\I.  Mole,  alors,  alors  seideiiieut, 
vous  pourrez  songer  à  abandoiuier  Alger;  mais  jusque-là  il  est  impossible 
d'y  penser.  Ce  qui  serait  alors  peut-être  un  acte  de  sagesse ,  ne  serait  aujour- 


lŒVUi:.  —  (HRd.MOL'E. 


ii>:; 


d'Iiiii  qu'une  làdieh'.  »  Mais  depuis  ce  leini)S,  le  gouveniement  de  juillet 
s'est  lellernent  illustré  à  Lyon  et  à  Paris,  au  cloître  Saint- lM('ry,  au  pont 
d' Arcole  et  dans  la  rue  ïransnoiiaiii ,  qu'il  se  prétenil  arrivé  à  ré[)oque  que 
lui  montrait  en  perspective  M.  Mole.  Il  est  donc  fortement  question  d'a- 
bandonner Alger.  Toutefois,  un  gouvernement  aussi  habile  que  le  nôtre 
ne  pouvait  avouer  l'abandon  d'Alger,  même  en  le  commettant.  Il  a  donc 
fallu  trouver  un  biais,  une  rouerie,  et  voici  ce  qui  a  été  proposé  au  con- 
seil, disent  des  persomies  bien  informées.  Alger  deviendrait  une  colonie 
européenne,  c'est-à-dire  (|ue  le  pavillon  anglais  et  celui  des  grandes 
puissances  llolteraieat  sur  la  Casliauba,  près  du  nôtre.  Les  frais  de  l'occu- 
paiion  seraient  supportés  par  les  puissances  alliées  ou  associées ,  c'est-à- 
diie  que  les  troupes  d'occupation  seraient  anglaises,  allemandes  et  fran- 
çaises. Le  gouverneur  de  la  colonie  serait  élu ,  à  la  majorité ,  par  les 
puissances,  et  l'on  pense  bien  que  ce  n'est  pas  la  France  qui  l'emporte- 
rait. Enfin,  nous  ouvririons  le  port  d'Alger  à  toutes  les  nations,  c'est-à- 
dire  à  l'Angleterre,  qui  navigue  le  plus  stn*  cette  roule,  et  nous  nous 
aclieniinerions  tout  doucement  à  une  transaction  dans  laquelle  l'Angle- 
terre resterait  maîtresse  de  notre  conquête,  et  agrandirait  à  nos  dépens 
ses  élablissemens  d'Afrique.  Tel  sera  le  premier  résultat  bien  positif  de  la 
quadruple  alliance. 

Il  se  peut  (jue  cette  combinaison  ne  l'emporte  pas;  mais  elle  a  été  con 
çue,  et,  si  on  n'ose  pas  la  risquer,  c'est  uni(}uement  parce  qu'il  a  fallu  s'a- 
vouer, au  milieu  même  du  triomphe  des  élections,  qu'on  n'est  ni  assez 
fort ,  ni  assez  stable  pour  supporter  le  fardeau  d'imiiopularilé  (jui  s'at- 
tacherait à  celte  mesure,  et  parce  que  pas  un  dos  ministres  n'a  eu  le  cou- 
rage lie  se  mettre  au  cou  cette  lourde  pierre.  Nous  nous  trompons  :  un 
ministre,  un  seul,  et  on  peut  facilement  se  nommer,  se  trouvait  assez 
grand  pour  tenter  cette  entreprise,  assez  puissant  pour  la  faire  réussir, 
assez  éloquent  et  assez  habile  pour  endéniontrer  aux  chambres  l'avantage  et 
l'opportunité.  Nous  ne  doutons  pas  en  effet  qu'il  eût  trouvé  facilement  des 
Ilots  de  [)aroles  à  verser  du  haut  tle  la  triÎDuue ,  pour  prouver  cjue  nous  ga- 
gnerions de  l'hiHuence,  de  l'argent  et  de  la  gloire  ,  en  abandonnant  la 
conquête  de  Charles  X;  mais  ses  collègues  du  ministère  se  sont  montrés 
peu  disposés  à  le  soutenir  et  à  l'aider  dans  son  dévouement  excessif  aux  pro- 
jets d'en  hauL  La  (luestion  a  donc  été  reportée  à  quelques  jours,  et  le  pro- 
jet de  colonisation  européenne  \ a  nuuii-  ilans  les  cerveaux  ministériels , 
avec  le  [trojet  non  moins  embarrassant  des  forts  détachés. 

Le  parti  prudent  du  ministère  ne  se  dispose  pas  à  entrer  aussi  légèrt- 
ment  que  le  nnnistre  dont  nous  parlons  dans  la  session  (\ui  va  s'ouvrir. 
Celte  session  pourrait  bien  être  semce  de  quelques  embarras,  et  en  prc- 


'-<»  KI.Mi;    m  s    DU  \     MONDKS. 

parer iraiiliT.s|»l(isi,'i;iuilseiiCfirt'.  l.,iC(»mliiit«Ml('iiii-li;ii(li(',(li'iiii-lialtiU;«lii 
|KUli  U'j;iliiiiis(i'  est  bien  faite  |iiMir  l'aire  iiaKrcqiicliiiics  rcllcxioiis  parmi 
k's  soutiens  du  pouvoir.  Ce  preiiiior  pas  fait  dans  l'esprit  de  r('|)0(pie  el 
*lai)s  la  disei|iliiie  prouve  déjà  un  •j:i:nn\  proi;rès  dans  ses  idées.  C'est 
^raee  à  son  intervention  (|ue  ()iiel(|uesnn(  s  des  parties  les  plus  i;ani!:re- 
nées  du  cuieir  ministériel  ont  été  retranehées  de  la  ('lianibre.  M.  Malinl  , 
M.  Madier-Monijau,  el  iiueiques  autres  éner;;mnî!nes  sans  talent  omI  ele 
eciirlés  par  le  eoiieoiirs  du  parti  royaliste,  «pii  a  presi|Me  pai  hmi  vole  pom 
i\es  eapaeilés.  tandis  que  le  ministère,  (|ui  est  eonijiosé  dlionnues  de  ta- 
lent el  d'esprit,  on  ne  peut  le  nier,  portait  dans  toutes  les  localités  les 
lioiiMues  les  plus  nuls  el  les  moins  propresà  remj)!ir  leur  mandat.  De  tous 
les  reviremens,  de  tous  les  ehani!;emens  de  roks  que  nous  avons  vus  de- 
puis plusieurs  années,  celui-ci  n'esl  ni  le  moins  Irisle,  ni  le  moins  déplo- 
rable. Des  liomnies  (pii,  pendant  (piinze  ans,  poussèrent  en  avant  la  res- 
tauration avec  une  vivaeilc  iimiiic,  (|iii  la  démolirent  en  la  montranl  an 
p:iys  comme  nn  gouvernement  ennemi  des  lumières  et  des  pro!,nès,  etcpie 
toute  amélioration  sociale  Faisait  trembler,  n'ont  rien  trouvé  de  mieux, 
une  fois  parvenus  eux-mêmes  au  pouvoir,  que  d'arrêter  tout  proférés,  et 
de  faire  aussi  la  gueire  à  tout  ce  (pii  jturle  la  lumière  à  son  fi ont.  I,a  res- 
tauration voulait  rétrograder,  ceux-ei  veulent  r. sler  slalionnaires;  làelie 
encore  plus  difficile  que  l'autre,  ou  du  moins  tout  aussi  impossible  à  ac- 
complir, surtout  aujourd'liui  (jue  les  débris  de  la  restauration  eux-mêmes 
marchent  en  avant,  el,  quels  que  soient  leurs  desseins  d'aillein's,  se  jellent 
en  éclairenrs  sur  les  routes.  Ce  fait  est  impoi  tant.  Il  prouve  que  rien  ne 
peut  |tlus  s'accomplir  aujourd'hui  que  par  la  popularité,  el  (jue  le  seul, 
l'imique  moyen  de  créer  un  jtouvoir,  ou  d'en  détruire  un  autre,  c'est  de 
servir  la  cause  du  progrès  social.  Mais  le  parti  légitimiste  ne  s'en  tiendra 
pas,  àce  qu'il  parait,  à  l'essai  qu'il  vienlde  faire.  Il  lui  a  fallu  trois  années 
pour  lever  la  grande  difliculté  du  serment j  on  assure  qu'il  se  [)iépare  déjà 
à  jouer  un  grand  rôle  dans  les  élections  prochaines.  On  sait  que  ce  parti 
se  compose  surtout  de  grands  piopriélaires.  Des  délégations  seront  faites 
par  eux  à  tous  leurs  parens,  à  tous  ceux  qui  les  approehent ,  afin  de  les 
taire  liu-iner  dans  les  collèges.  Telle  i)ropriélé  de  la  Provence,  de  la 
Kranche-Comlé  ou  de  la  Normandie  (pii  a  donné  celle  année  un  elecleur, 
<n  produira  vingt  dans  les  élections  prochaines.  Cette  taclique  est  adroite 
el  profonde,  et  le  ministère  le  plus  roué,  fûl-il  présidé  par  M.  'J'hiers , 
aura  beaucoup  de  peine  à  la  contreminer. 

En  attendant,  le  petit  noyau  légitimiste  (pii  va  fig(n"er  dans  la  chambre, 
offrira  irois  nuances  i)ien  dislinctes.  La  première  est  celle  (jne  repre- 
.-^entent  M.  de  P>alzac.  l'ancien  secrélaire-irénéial  de  M.  de  Marlignac, 


IlEVUF..   —  CllKONlQUE.  I-" 

M.  Blin  de  Bourdon,  l'annen  préfet  du  Pas-de-Calais  cl  de  l'Oise,  qui 
travaillas!  fort  en  182-i  les  élections  dans  ce  dernier  département,  et 
M.  Jacquinot  de  Panqiehine,  dont  le  nom  se  rattache  aux  plus  tristes  sou- 
venirs qu'ait  laisses  la  restauration;  cette  nuance  est  li  plus  active, la  plus 
envahissante  des  trois.  Quehpies  pas  encore  dans  la  route  (pi'il  poursuit, 
et  le  ministère  se  trouvera  au  niveau  du  hanc  oii  siégeront  ces  nouveaux 
membres;  M.  de  Balzac  pourra  bien  alors,  sans  trop  d'elTorts,  devenir 
secrétaire-général  de  M.  Thiers ,  M.  Blin  de  Bourdon  passer  préfet ,  et 
M.  Jacquinot  de  Pampelune  reprendre  sa  place  de  procureur-général, 
qu'il  remplirait  aussi  convenablement  (|ue  M.  Persil  et  M.  Martin  (  du 
Nord).  Qu'a  fait  M.  Jacifuinot  de  Pampelune  que  n'aient  fait  ou  que  ne 
feront  ces  messieurs.'  Il  a  vanté  les  cours  prévolales  comme  M.  Persil 
vante  les  conseils  de  guerre;  il  a  volé  pour  tous  les  projets  ministériels 
contre  la  liberté  de  la  presse ,  comme  ferait  demain  IM.  IMartin ,  sMl  y  avait 
lieu  ;  il  a  demandé  que  non-seulement  les  auteurs,  mais  les  libraires  et  les 
inqirimeurs  fussent  responsables,  comme  le  demandent  tous  les  gens  du 
roi  de  juillet;  il  a  voulu  que  les  prévenus  arrêtés  fussent  i)rivés  de  toute 
communication  avec  leurs  avocats  et  leurs  défenseurs,  connue  le  procu- 
reur-général près  de  la  cour  des  pairs  vient  de  Aiire  pour  jM.  Marrast;  il 
s'est  opposé  constamment  à  ce  que  le  jury  fût  investi  de  la  connaissance 
des  délits  de  la  presse;  il  s'est  montré,  toute  sa  vie,  l'ennemi  cruel  de 
toute  liberté,  de  toute  publicité;  en  vérité,  c'est  un  homme  qui  manque 
essentiellement  à  ce  ministère. 

l.e  parti  légitimiste,  en  qui  l'on  ne  peut  méconnaître  quchpiefois  des 
iueurs  de  cet  esprit  de  linesse  et  d'ironie  qui  caractérise  les  salons  du 
faubourg  Saint-Germain,  a  tellement  reconnu  cette  identité ,  qu'il  s'est 
hàlé  d'expédier  à  la  chand)re  et  M.  de  Balzac,  et  M.  Blin  de  lîotirdon,  et 
surtout  M.  Jacquinot  de  Pampelune,  avec  la  double  mission  de  se  rallier 
au  y)ouyoir ,  de  le  ruiner  connue  ils  ont  ruiné  celui  qu'ils  servaient  aulre- 
tois  avec  tant  de  zèle  ,  et  aussi  d'ouvrir  la  porte  des  affaires  à  leius  amis, 
qui  porteront  la  sape  dans  l'intérieur  de  l'édifice.  On  peut  [»révoir  avec 
(pieUiue  certitude  (|ue  cette  nuance  de  l'opposition  royaliste  votera  sou- 
vent avec  le  ministère  :  non  pas  (|u'elle  se  |)ropose  absolument  d'aller  à 
lui,  mais  parce  qu'infailliblement  le  ministère  se  rapprochera  d'elle  par 
la  seule  force  des  choses. 

M.  Berryer  et  ses  amis,  peu  niMobroux  à  la  cbandire,  mais  énergiques 
et  éloquens,  hâteront  ce  moment  i>ar  la  vivacité  et  la  nature  de  leur  op- 
position. Ceux-là  représentent  le  parti  légitimiste  que  se  refuse  à  repré- 
senter légalement  I\I.  de  Chateaubriand  ;  celin  qui  n'a  conserve-  de  l'ancien 
régime  (fue  ses  affections  personnelles,  et  ipii  ne  prétend  t:(Kivcrner 


1^  UKVLi;  in  s  inxx  mo.mh;s. 

•  (n'eii  ciriiiil  mic  iiniiuiicliio  plus  |itt|(iil,iir<' ,  iinii  |»ii«,  sniloiiioiil  (|iic  l,i 
royaiilc  riloyciiiic  ,  mais  ciicoïc  (|iic  la  i(|>iil»li(|ii('.  Ct-llc  ii((i|»if  n'esl 
piMil-«lre  pas  iraliNablo,  mais  elle  osl  i;i'iuireiise ,  t'U-ll»-  porU'ia  (pu;l(|ues 
Irtiits.  La  niiamc  tpii  la  conriio  se  troiivcia  souvent  sm  le  tenaiiid»'  l'op- 
posilion,  fdmmt' elle  s"esi  Intiivee  pies  trello  dans  les  tleelions;  des  elforls 
rominuiis  tpii  seront  fails  dans  un  but  diffcienl  soiliionl  (pieUpieluis  des 
lésnltats  niiles.  Celte  fusion  momentanée  sera  toujours  dans  rintérèt  des 
améliorai  ions,  et  le  pouvoir,  comprimé  (|n'il  sera  par  ces  deux  ()p[H)silions, 
dépassé,  assailli  de  réclamations  et  de  nécessites  de  tout  jjjenre,  se  verra 
un  jom-  forcé  de  s'unir  ouvertement  au  parti  rétrograde  ou  de  passer  dans 
iesiaiigs  du  parti  national.  Dans  tous  les  cas,  il  lui  faudra  mellrefinàce 
système  de  rouerie  ipii  consiste  à  aminh-r  les  jjartis  les  uns  contre  les 
autres,  à  pèclier  en  eau  tro(d)Ie,  elàs'eni^raisser  à  la  laveur  des  haines  et 
lies  «liscordes  qu'il  entretient. 

La  troisième  nuance  légitimiste  de  la  chambre,  (ju'on  pourrait  nommer 
la  seconde,  et  que  représentent  M.  de  Lamartine  et  quehiues  autres,  a  pris 
|»our  bannière  les  améliorations  matérielles  ;  mais  il  se  pourrait  que  ce 
ne  lût  là  qu'une  bannière  :  [leul-èlre  un  jour  sera-t-elle  appelée  à  jouer 
le  rôle  du  parti  .\gier,  en  faveur  d'une  des  tractions  légitimistes  (jue  nous 
venons  d'indi(]uer.  Par  une  singularité  reniarquable,  M.  Agier,  élu  à 
Parihenay,  figurera  peut-être  dans  ce  parti. 

L  opposition  libérale  se  divise  aussi  en  plusieurs  niKincesbien  marquées, 
ipii  répondent  assez  fidèlement  à  celles  que  nous  avons  montrées.  Nous 
les  esquisserons  plus  lard,  ainsi  que  l'ensemble  de  la  nouvelle  chambre. 
On  verra  ([u'elle  n'esl  pas  aussi  complèlemenl  dévolue  au  pouvoir  qu'on 
pourrait  le  penser,  el  que  rien  n'élail  plus  sensé  que  l'anxiété  du  hauL  et 
suprême  personnage,  qui,  loin  de  partager  la  joie  de  ses  partisans,  s'é- 
criait le  22  juin ,  avec  douleur  :  «  Je  répondrais  d'un  règne  de  vingt  ans ,  si 
j'avais  eu  seulement  quinze  jours  de  plus  pour  travailler  les  élections!  » 
-Mais  ces  quinze  jours  ont  manqué ,  et  à  cette  habileté  à  laquelle  nous  ren- 
dons hommage,  se  joindrait  celle  de  M.  de  Villèle,  qu'on  ne  pourrait  se 
refuser  encore  bien  long-tcinps  à  éluder  des  promesses  que  la  nation 
s'apprête  à  réclamer  avec  une  énergie  qui  n'admettra  ni  détours  ni  ruses. 

Nous  ne  parlerons  point  de  la  chaujbre  des  pairs  qui  ne  ciiange  pas, 
et  qui  ne  s:;  recrute  que  des  fruits  pourris  tombés  de  l'arbre  ministériel, 
vastes  et  silencieuses  gémonies  forméesde  tous  les  cadavres  des  centres,  res- 
tés sur  les  champs  de  bataille  parlementaires.  Mais  si  la  chambre  des  pairs 
ne  donne  pas  signe  de  vie,  en  revanche  la  cour  des  pairs  fait  beaucoup 
parler  d'elle.  C'est  un  curieux  spectacle  qu'offre  celui  de  cette  chambre 
ardente,  de  ce  Iribtmal  étoile,  au  milieu  du  repos,  de  la  paix  et  de  l'in- 


RKVUE.  —  (HRO.MQUK.  429 

différence  générale,  que  celle  passion  de  recherches  iniililes,  nous  le  pen- 
sons, ([ne  ces  rigueurs  d'un  aulre  temps,  que  ces  arrestations,  ces  incar- 
cérations légèremenl  ordonnées,  plus  légèrement  révoquées,  que  ce  luxe  de 
police,  ce  faste  d'arbitraire,  dont  le  corps  arislocrati(|ue  couvre  la  France 
au  nom  de  l'ordre  et  de  la  hherlé.  Quoi!  plusieurs  milliers  d'individus 
languissent  dans  les  [irisons,  les  uns  depuis  plusieurs  mois,  les  autres  (ie- 
puis  plusieurs  semaines ,  un  grand  nombre  sans  avoir  été  interrogés , 
d'aulres  sous  le  poids  de  simples  préventions ,  et  cela  dans  un  temps  où 
l'esprit  de  calme  et  de  tranquillité  est  si  grand,  qu'on  n'a  pas  même  assez 
de  mouvement  dans  les  idées  pour  se  livrer  à  l'indignation  (pie  causent 
ces  mesures.  Il  a  fallu  qu'un  journal  de  Saint-iVtersbourg  se  chargeât  de 
celte  tâche.  La  Gazette  Impériale  fait  remarquer  que  la  révolution  qui  a 
éclaté  dans  les  rues  de  la  capitale  à  la  mort  d'Alexandre  n'a  pas  autant 
encombré  les  prisons  russes  que  le  sont  les  prisons  de  Paris  et  de  Lyon , 
par  suite  des  affaires  d'avril ,  et  elle  demande  si  c'est  bien  la  peine  de  faire 
lant  de  bruit  du  régime  consliliitionnel  et  de  la  liberl''  qui  produisent  de 
tels  résultats.  Pour  notre  part,  nous  renonçons  à  répondre.  Nous  parlions 
toul-à-riieure  du  parti  de  la  restauration  qui  était  appelé  à  rentier  aux 
affaires;  mais  c'est  ici  la  restauration  en  masse  qui  lient  la  hache  levée 
sur  le  cou  de  la  révolution.  Ce  sont  les  divers  ministères  de  Louis  XVIIl 
et  de  Charles  X  qui  jugent  les  fauteurs  des  troubles  de  juillet  1850.  les 
coupables  écrivains  opfiosés  à  M.  de  Polignac,  les  criminels  signataires  de 
la  protestation.  Conunent  explicpier  autrement  la  rigueur  inouie  du  secret 
appliquée  à  M.  Guinard ,  les  horribles  Iraitemens  exercés  contre  tant 
d'autres?  Il  y  a  peu  de  jours,  l'avocat  de  M.  Marrast  a  vainement  inter- 
cédé auprès  de  la  commission  de  la  chambre  des  pairs,  pour  conférer  avec 
lui  sur  ses  intérêts  privés.  Une  lettre  de  change  de  2000  fr.,  tirée  par 
M.  Marrast ,  pour  ses  besoins  journaliers,  cruellement  augmentés  par  sa 
détention,  a  été  protestée  parce  que  la  conunission  refusait  l'aulorisalion 
de  lever  les  scellés  apposés  sur  une  sonusie  pareille  trouvée  chez  j\l.  Mar- 
rast. Je  vous  le  demande,  (pi'eùt  fait  de  mieux  en  son  temp<  IM.  .lacquinot 
de  Pampekme  ? 

Au  reste,  quoique  lentement,  l'inslrnclion  se  poursuit.  On  nousditqu'il 
n'a  pas  été  possible  de  rattacher  les  arrestations  de  Lunéville  et  de  JNancy, 
aux  affaires  de  Paris  et  de  Lyon  ,  et  bien  difficile  de  lier  ces  deux  dernières 
l'une  à  l'autre.  Il  est  beaucoup  question  d'embauchage.  Il  paraît  certain 
(pi'un  ;issez  grand  nombre  de  sous-officiers  de  cavalerie,  en  garnison  à 
Lunéville,  s'étaient  donné  rendez-vous  le  soir  sur  une  promenade  ,  pour 
aviser  aux  moyens  de  faire  monter  à  cheval  le  régiment  sans  ordres ,  et 
qu'une  Mlle  publi(jue  qui  rôdait  à  «[uelques  pas  de  là,  alla  dénoncer  ce  pro- 


I"0  r.i  VI  i:  i>i,s  Di  i  \   M(iM>r.s. 

jel  aux  aulorilt's.  V  Saiiil-Cyr,  '.i  pas  imiivc  linces  (rcniliniirliair»'. 

(lit-nii;  (li\-ii(Mir  inallitMireiix  jciiiu's  i^ons  ilr  (tMc  l'ctilo,  (iclciiiis  i|iicl)|iic 
(oinps  à  r  Alibaye,  oui  clt-  oiivoycs  comiiic  soldais  dans  les  n  ^^imciis  de 
liiTiic,  iiu'siin'  (lui  ne  servira  (Hi'à  les  aiirrir  et  à  repaiidie  de  iKtiiveaiix 
feiinensdaiis  l'aiinée,  tandis  qn'inie  eondiiile  palernclle  liien  |)ennise,  cl 
loule  liaeée  à  l'égard  de  ces  enfaiis,  les  eût  ramenés  à  coup  sûr.  Le  vérilalilc 
embauchage  à  liiisoumission,  celui  (|ui  s'exerce  chaque  jour  ouvertement, 
et  dans  l'armée  el  dans  le  peui)le  ,  c'est  le  pouvoir  qui  le  pralicpie  par  ses 
actes  toujours  malheureux  elrévollans,  soit  (pi'il  se  livre  à  la  rigueiu-  i»u 
à  de  lâches  faiblesses. 

L'iirrivce  de  don  Carlos  en  Anulelerre,  le  départ  de  don  i\lii,'uel,  el  la 
publication  du  traité  de  la  (juadruple  alliance,  ont  beaucoup  ému  la  vieille 
diplomatie.  On  a  surloul  blâmé  le  mot  chasse,  introduit  pour  la  première 
fois  dans  le  langage  diplomatique,  qui  parait  destiné  à  subir  la  même  ré- 
volution (|ue  le  langage  poéticpie,  et  à  nommer  désormais  les  choses  par 
leur  nom.  Ce  traité,  auquel  on  se  plaît  à  attribuer  peu  d'imjtortance^ena 
une  réelle,  et  ses  résultats  sont  déjà  fort  grands  pour  le  Portugal  el  pour 
l'Espagne,  qu'il  a  débarrassés  de  deux  prélendans.  Il  parait  (pie  don  Pe- 
dro, (pii  n'a  pas  perdu  un  seul  instant  de  vue  le  tr(}ne  du  lÎK'sil,  et  qui 
songe  plus  (jue  jamais  à  y  remonter  depuis  qu'il  a  reconnu  cond)ien  sa 
situation  personnelle  est  précai.e  à  Lisbonne,  enrôle  en  ce  moment  pour 
une  expédition.  Des  bureaux  d'enr(jlement  secret  ont  été  ouverts  à  Paris 
par  les  soins  d'un  personnage  qui  tient  de  fort  près  au  gouverneur  du  jeune 
Pedro  II,  et  des  négociations  ont  été  entamées  avec  le  ministère  français 
pour  libérer  les  navires  portugais  qui  se  trouvent  à  Brest,  et  (jui  ont  été 
capturés  sur  don  Miguel.  Mais  ces  bàtimens  sont  le  gage  de  l'indeumilé 
fixée  et  due  par  le  gouvernement  portugais  à  la  famille  du  malheureux 
Sauvinet,  incarcéré  et  ruiné  par  don  Miguel,  et  le  ministre  qui  livrerait 
ce  gage  sans  qu'il  ait  été  libéré  s'exposerait  aux  conséquences  d'une  grave 
responsabilité  devant  les  chambres  et  devant  l'opinion.  A  cette  ép0(|ue  de 
pols-de-vin  et  de  marchés,  le  ministère  ne  saurait  être  trop  circonspect 
dans  les  démarches  de  ce  genre  (|u'il  sera  tenté  de  faire. 

On  s'occupe  encore  de  l'embarquement  mystérieux  qui  s'est  effectué  à 
Brest,  et  sur  lequel  le  ministère  sera  bien  forcé  de  s'expliquer.  On  assure 
que  cet  embar(juement  forcé  de  trois  personnages  inconnus  ne  se  rattache 
pas  à  une  affaire  politique,  mais  à  une  intrigue  du  château.  On  dit  en 
outre  que  le  principal  |)ersonnage,  celui  qui  a  fait  le  plus  de  résistance  au 
moment  de  l'embaniuement ,  n'est  pas  une  femme .  comme  on  l'avait  cru , 
mais  un  homme,  un  honune  très  obscur  d'ailleurs,  qui  aurait  porté  ses 
vues  trop  haut .  et  qu'on  a  jugé  à  propos  de  punir  à  la  manière  de  Louis  XIY 


nEvuK.  —  r.nuoNiQL'E.  151 

envers  le  M;iS(iiie  de  l"er.  Or,  comme  ce  n'est  pas  sons  ce  rapport  (pi'il 
est  permis  au  gouvernement  actuel  de  se  rapproclier  de  la  glorieuse  mo- 
narchie du  grand  roi ,  le  ministère  fera  Itieii  d'(  claircir  cette  affaire  devant 
le  |)iil)lic,  avant  (pie  ces  conjectures  prennent  plus  de  consistance. 

Les  élections  nous  ont  éloignés  pendant  (|iK'ltpie  temps  des  théâtres, 
mais  non  |)as  le  |»ul)lic,  (pii  se  porte  avec  emprt'ssenicnt  à  l'extrémité  des 
boulevards,   pour  voir   le   fameux  acteur   Frederick,   dans   la   Robert 
Mdcmir.  comédie  d'une  bouffonnerie   et  d'ime  verve  sans  exemple. 
()m  court  aussi   au    théâtre  des  Variétés,  où    un   mauvais   vaudeville, 
composé  par  vingt  ou   trente  auteurs,  et  intitulé  Tour  de  Babel,  attire 
la  foule.  C'est  que  dans  ce  mauvais  vaudeville  se  trouve  une  joyeuse 
parodie  où  le  Coustitidionnel  est  mis  en  scène  avec  ses  nombreux  <lés- 
abontiés.  Cette  plaisante  satire  contre  le  ConsHhdionnel  a  été  jugée  très 
diversement;  les  uns  en  rient,  les  autres  la  blâment  et  en  rient  aussi; 
([uant  à  nous,    cette    attaque   nous  semble  dans  le  droit  commun. 
Le  ConsiUitiionnel  a  de  nombreuses  plumes  et  de  longues  colonnes  pour 
se  défendre.  Qu'il  oppose  le  bon  sens  à  l'esprit,  le  talent  à  l'ironie,  et  le 
l)id»lic,  qui  est  excellent  juge,  lui  donnera  gain  de  cause;  mais  il  paraît, 
que  le  Conslihiiinnnel  est  en  pénurie  de  ces  moyens-là,  car  il  a  [iréféré 
les  moyens  de  police  et  de  censme  (ju'il  avait  déjà  employés  sous  Char- 
les X,  quand  il  atlressa  une  pétition  à  ce  monarque  si  lettré  pour  le  sup- 
plier de  sévir  contre  le  romantisme.  Le  vieux  roi  de  France  se  montra 
plus  spirituel  (]ue  le  vieux  monarque  des  journaux;  de  ces  deux  caducités 
ce  fut  la  moins  arriérée,  la  moins  absolue,  la  moins  entichée  des  vieilles 
choses.  Charles  X  répondit  qu'en  fait  de  littérature  dramatique  il  n'avait 
que  sa  place  au  parterre,  et  le  ConsiUuiionnel  fut  réduit  à  accepter  le 
filcheux  régime  de  liberté  qui  depuis  (pùn/e  ans  donnait  trente  mille  li- 
vres de  rentes  à  chacun  île  ses  actionnaires.  Cette  fois,  le  Constiluliounrl 
s'est  montré  plus  avisé,  il  s'est  dit  avec  raison  que  la  liberté  était  bien  [dus 
facile  à  conqirimer  aujourd'hui  que  sous  Charles  X  ,  et  il  est  venu  trouver 
iM.  Thiers,  qui  est  de  trop  haute  naissance  pour  se  contenter  d'une  simple 
place  au  parterre.  Le  directeur  des  Variétés  a  été  mandé  près  du  ministre 
et  rudement  admonesté.  On  lui  a  dit  en  pro[»res  termes  ()u'on  n'était  pas 
virlorievx  dans  les  élections  pour  se  laisser  baffouer  soi  et  ses  amis 
les  constitutionnels,  et  on  lui  a  intimé  l'ordre  de  châtrer  la  scène  en 
question,  sous  peine  de  voir  fermer  son  théâtre.  Charles  X  n'en  eût  pas 
fait  autant.  Il  est  vrai  que  Charles  X,  le  despote,  n'était  pas  un  ancien 
rédacteur  du  (JmslituiUmnel. 

—  Notre  iirochaine  chronique  renfermera  une  revue  d'un  grand  uom- 
bie  de  livres  nouveaux  dont  le  défaut  d'espace  a  retardé  l'examen. 


I.VJ  ni:vLE  i)Ks  Di.i  X  mondes. 

L'KSP.VOE,  SOUVENIRS  I)K     »S2.">  KT    1)1.     4833  CtC.   (I).  M.  A(lol|»ll(' dr 

Hoiirgoiiii;  ayaiil  fail  la  puerre  parili(|ue  el  lé^ilime  de  1823  »■!  l'annoc 
dernière  une  i»ronicnade  d'aurrcnienl  en  U)s|iaiçne  ,  a  cslinK:  (|ih'  ,  \ii  la 
.situation  on  se  trouve  cette  conlrée,  il  ne  pouvait  convcnalticincril  nous 
priver  (lo.s  souvenirs  qu'il  a  recueillis  sur  tllc  eu  sa  double  qualité  de  mili- 
taire el  de  \oyaifeur. 

Crest  chose  toute  simple  (pie  M.  Adol|»lic  de  Bour;?oing,  qui  a  cueilli 
sa  part  des  lauriers  que  moissonnèrent  les  vainciueurs  du  Troradero , 
s'exalte  et  se  ravisse  lui-même  à  nous  conter  les  moindres  de  leurs  faiLs 
d'armes  dans  la  Péninsule.  Ainsi,  ne  croyez  pas,  je  vous  prie,  qu'il 
veuille  rire  et  s'amuser  qnaml  il  compare  aux  guerriers  d'Ossian  le  prince 
généralissime  et  son  étal-major  assistant  au  passai^e  de  la  Bi<!(isf;oa,  à  demi 
voilés  par  les  vapeurs  humides  de  la  rivière  el  de  Taiihe  naissante. 

«  La  cavalerie  était  à  cheval,  s'écrie  M.Adolphe  deBourgoinj^, — et  nul, 
par  parenthèse,  ne  s'avisera  de  lui  contester  l'exactitude  de  ce  détail;  la 
cavalerie  était  donc  à  cheval  ;  le  soleil  commençait  à  ftaraîlre  et  réfléciiis- 
sait  ses  premiers  rayons  rougeàtres  dans  les  plaques  de  cuivre  des  bonnets 
d'ours  des  vieux  soldats;....  c'était  noble,  c'était  grand.  » 

"V^ous  voyez  que  l'auteur  a  su  élever  son  style  au  niveau  des  exploits 
qu'il  raconte.  Je  vous  parle  de  son  style,  parce  (pi'en  vérité. je  ne  .saurais 
aulremeiit  que  vous  dire  à  propos  de  son  livre.  II  n'y  faut  en  effet  chercher 
ni  faits  nouveaux,  ni  révélations  piquantes,  ni  observation,  ni  pensée. 
M.  Adolphe  de  Bourgoing  n'y  a  voulu  lui-même  évidemment  rien  mettre 
de  tout  cela. 

Je  présume  qu'à  la  lecture  de  quelque.s-uns  des  cheft-d'œuvre  des 
acrobates  les  plus  distingués  de  notre  prose  nouvelle,  se  sentant  sou- 
dainement épris  d'un  violent  amour  pour  l'expression  chatoyante  et  le 
mot  bondissant ,  il  n'aura  pu  résister  au  désir  de  danser  aussi  sur  la  phra.se 
tendue.  De  cette  émulation  seront  résultés  ces  Souvenirs  d'Espagne  dans 
lesquels  un  mépris  surhumain  de  la  langue  a  trouvé  moyen  de  .s'allier  à 
une  allure  lyrique  tout-à-fait  divertissante. 

Nous  ne  blâmons  pas  assurément  un  militaire  d'employer  ainsi  ses 
loisirs;  mais  de  pareils  essais,  plus  utiles  encore  aux  délassemens  de  leur 
auteur  (ju'aux  joui.ssances  du  j)ublic,  gagneraient  peut-être  infiniment  à 
rester  en  portefeuille. 

(i)  I  vol.  in-S",  chez  Dtifart,  libraire,  rue  du  Bac. 

F.    BULOZ. 


jNOUVELJ.ES  LETTRES 


SUK 


L'HISTOIRE   DE   FRANCE 


î5chif6  ^u  ôiïihîu'  6ih*lr. 


TROISIEME   LETTRE.' 

HISTOIRi:  DE  MEROWIC,  FILS  DU  ROI  HILPKRIK.  —  LES  ASILES 
RELIGIEUX.  —  GO.\THRAM\-BOSE. 

fo7G  — 5T8.) 


Depuis  le  dépari  du  roi  Sifjhebert,  Brunehilde,  restée  seule  à 
Paris,  avait  vu  chaque  jour  (grandir  ses  espérances  ambitieuses; 
elle  se  croyait  reine  de  JN'eustrie  et  déjà  maîtresse  du  sort  de  ses 
ennemis,  lorsqu'elle  apprit  la  mort  de  Sigîiebert,  événement  qui 
de  la  plus  haute  fortune  la  faisait  tomber  tout  à  coup  dans  un  dan- 
ger extrême  et  imminent.  Ililperik  ,  victorieux  par  un  fratricide , 
s'avançait  vers  Paris  pour  s'emparer  de  la  famille  et  des  tiésors 
de  son  frère.  Non-seulenvnt  tous  les  Neustriens  revenaient  à  lui 

(r)  Voir  la  livraison  du  i5  décembre  r833. 

TOME  lir.  —  15  JUILLET  ^854'.  9 


\7A  nr.virK.  i>Ks  i>ir\  .\i(ini)Ks. 

n;iii>  (•\<  <  plidii  .  m;iis  1rs  |iriin  i[);m\  des  AiiNir;isH'iis  (••iimiciUMici;! 
;i  tfrc  {j;i{;iu's  ,  «l ,  >•'  rriidaiil  sur  son  pass;i{[i' ,  ils  lui  juraiciil  lidé- 
liic,  soit  [toui- obtcuir  en  l'clour  des  terres  dti  fisc,  soit  pour  s'as- 
suiri  une  |iidlr(  lion  d;u)s  le  dc'sordrc"  (|ui  menarail  leur  pays.  I  ii 
st'ijjiieur.  iioininedodin  ou  (io(le^vill ,  ri-cul ,  poui'  prix  de  sa  dél'ee- 
liiiii .  dr  jjrandsdttinaiues  dans  le  voisiuajfe  de  Soissons;  cl  le  {jai- 
di(  M  de  l'anneau  ro\;d  ou  du  {jrand  seeau  (l'Auslrasie,  le  nl'eicn- 
daire  Sij;  ou  Sigoald,  donna  le  nièuie  exemple,  qui  fut  suivi  par 
li(;ii]((iii|i  d'aulres  (I). 

AtUTee  par  son  niailieni'  et  par  ces  Irisles  nouvelles,  Tîru- 
neliildc  ne  savait  que  n'soudre,  et  ne  pouvait  se  liera  personne;  le 
vieux  palais  iniperial  qu'elle  occupait  au  bord  de  la  Seine  était 
devenu  une  prison  pour  elle  et  pour  ses  trois  cnfans;  quoiqu'elle 
ri'v  fut  pas  «{ardeeà  vue,  elle  n'osait  en  sortir  et  re|)ren(jre  le  clie- 
III in  de  l'Austrasie,  de  peur  d'Otie  arrêtée  ou  trahie  dans  sa  fuite, 
et  d'afjjjraver  encore  une  situation  déjà  si  périlleuse  (2).  Convain- 
cue de  l'impossibilité  de  fuir  avec  sa  famille  et  ses  bagajjes,  elle 
con(;ut  l'idt'C  de  sauver  au  moins  son  fils,  (jui,  tout  enfant  qu'il 
étiiit,  faisait  trop  d'ombrage  à  l'ambition  de  IJilpeiik  pour  que  sa 
vie  fût  épargnée.  L'évasion  du  jeune  Ilildebert  fut  préparée  dans 
le  plus  grand  secret  par  le  seul  ami  dévoué  qui  resuU  à  sa  mère; 
c'était  le  duc  Gondoltald ,  le  même  qui,  deux  ans  auparavant,  avait 
si  mal  défendu  le  Poitou  contre  l'invasion  des  Neustriens.  L'enfant, 
j)Iacé  dans  un  grand  panier  qui  servait  aux  provisions  de  la  mai- 
son ,  fut  descendu  par  une  fenêtre  et  transporté  de  nuit  hors  de 
la  ville.  Gondobald ,  ou,  selon  d'autres  récits,  un  homme  moins 
capable  (pie  lui  d'inspirer  des  soupçons ,  un  simple  serviteur, 

(i)  Godinus  auteni,  qui  à  sorte  Sigiberli  se  ad  Chilpericiim  Iranslulerat ,  cl 
miiUis  ab  eo  muneribus  locuj)letalus  est...  Villas  veio  quas  ei  rex  à  fisco  in  Ici  ri 
torio suessionico  indiilserat...  Greg^.  Turon.  Hisl.,  lib.  V;  apiid  Script,  reriim  fraiicic, 
tom.  II,  pag.  233.  — Siggo  qiiooiif  refercndarius ,  qui  anniiliini  re<;i.s  SigiIxTti 
teniierat,  et  al)  Chilperico  rege  provocatus  erat...  Multi  autem  et  alii  de  his  qui  se 
de  regno  Sigiberti  ad  Cliilpericum  tradidorant...  Ihlci,  pag.  2'54.  —  5/^ est  un  dimi- 
nutif familier. 

(2)  Igitur,  interempto  Sigiberto  rege, Bninichildis  regina  cum  fdiis  Parisius  lesi- 
debat.  Quod  factum  cùm  ad  eam  perlaluni  fuisset,  et,  contuibata  dolore  et  lurlii, 
quid  ageret  ignoraret...  Cieg.  Turon.  Hist.,  lib.  V,  pag.  233. 


tv^^ii-^"^ 


NOUVEI.I.KS    I.ETiniiS    SL'K    l'ilISTOIIlK    1)K    IIS  VNCi:,  1 5o 

vovof^ca  seul  avec  le  lils  du  roi  Sijjlicberl,  et  le  conduisit  à  Metz,  au 
{jranti  elonncnient  et  à  la  {jrande  joie  des  Austrasiens.  Son  arrivée 
inattendue  clian.jjea  la  face  du  pays;  la  défection  cessa,  et  les  Franks 
orientaux  s'empressèrent  de  relever  leur  royauté  nationale.  Il  y 
eut  à  Metz  une  .jji-ande  assemblée  des  seigneurs  et  des  guerriers 
de  l'Austrasie;  llildcbcrt  II,  à  peine  âgé  de  cinq  ans,  y  fut  pro- 
c^lamé  roi ,  et  un  conseil  choisi  parmi  les  grands  et  les  évèques  prit 
le  gouvernement  en  son  nom  (1). 

A  cette  nouvelle  (|ui  lui  enlevait  toute  espérance  de  réunir  sans 
guerre  à  son  royaume  le  royaume  de  son  frère,  Ililperik,  furieux 
de  voir  échouer  le  projet  qui  lui  était  le  plus  cher,  fit  diligence 
pour  arriver  à  Paris  et  s'assurer  au  moins  de  la  personne  et  des 
trcisors  de  Brunehilde  (2),  La  veuve  du  roi  Sighebert  se  trouva 
bientôt  en  présence  de  son  mortel  ennemi ,  sans  autre  protection 
(jue  sa  beauté,  ses  larmes  et  sa  coquetterie  féminine.  Elle  avait  à 
peine  vingt-huit  ans;  et  quelles  que  fussent  à  son  égard  les  inten- 
tions haineuses  du  mari  de  Fredegonde ,  peut-être  la  grâce  de  ses 
manières,  cette  grâce  que  les  contemporains  ont  vantée,  eùt-elle 
fait  sur  lui  une  certaine  impression,  si  d'autres  charmes,  ceux  du 
l'iehe  trésor  dont  la  renommée  parlait  aussi ,  ne  l'avaient  d'avance 
préoccupé.  3Iais  l'un  des  fils  du  roi  de  Neustrie,  qui  accompa- 
gnaient leur  père,  Merowig,  le  plus  âgé  des  deux,  fut  vivement 
touché  à  la  vue  de  celte  fennne  si  attiayante  et  si  malheureuse , 
et  ses  regards  de  pitié  et  d'admiration  n'échappèrent  pas  à  Bru- 
nehilde. 

Soit  que  la  sympathie  du  jeune  homme  fût  pour  la  reine  pri- 
sonnière une  consolation  ,  soit  qu'avec  le  coup-d'œil  d'une  fennne 
habile  en  intrigues  elle  y  entrevît  un  moyen  de  salut ,  eil(,'  cni- 

(i)  Gondobaldiis  diix  adprchensum  Childcberturn  (iliiim  cjiis  parviiluni  furtim 
abstulit  :  ereplimiqiic  ab  imiiiiiicnti  morte,  coUcctisque  geulibus  super  quas  paler 
ejtis  regnum  temierat,  rcgeni  instiluit,  vix  lustro  œtalis  uiio  jàm  peracto.  Creg. 
Tnion.  Hist.,  lib.  V,  pag.  233.  —  Sed  factione  Gondoaldi  ducis,  Childebcrtiis  in 
perâ  positiis,  per  fenestram  à  piiero  acceptus  est,  et  ipse  puer  singuliis  cum  Mettis 
exhibuit.  Fredegarii  bist.  Francor.  epitom.;  apiid  Script,  rerum  francir.,  loin.  Il , 
pag.  407. 

(2;  (^hiipericus  rcx  Parisiiis  venit,  adpri'hcnsamqiie  Rrimicbildeiu...  thesauros- 
(jne  ejus  qiios  Parisius  delulcrat,  al)slulil.  Gieg.  J'uion.  Hist.,  lib.  V,  pag.  233. 

î). 


irH»  iM.vi  i:  i>i;s  m  i  \   mondks. 

|)l»>\.i  i(»iii  (('(iiiillriiNaii  d'adresse  à  (lai  1er  celle  passion  iiaissaiile, 
(|iii  dcvii:!   |H\'S(|iraiissilùl  de  ramoiir  le  plus  aveii;;le  e(   le   plus 
»iiip(tr[e.  Mil  sy  abaiidimnj'.m,  Merowijy  allait  devenir  l'ennenii  de 
sa  |)r(ipri'  laniille,  riiisliiinienl  d'une  haine  iniplacahle  eonlre  son 
père  cl  cDnlie  Unis  K-s  siens.  Peui-ètie  ne  se  l'ondait-il  pas  bien 
compte  de  ce  (|u'il  y  aurait  de  criininel  et  de  danj-ereux  pour  lui 
dans  cott(^  situation  violente;  peut-être,  prévoyant  tout,  s'ohstina- 
l-il,  eu  dépit  du  danjfci-  el  de  sa  conscience,  à  suivre  sa  volonté  e» 
son  penchant.  Ouoi  <|u'il  en  soit,  et  <|uelle  <pie  l'ùl  Tassiduitc'  de 
Merovvijî  auprès  de  la  veuve  de  son  oncle,  llil[)erik  ne  s'aperçut 
de  rien  ,  tout  occupé  qu'il  était  à  l'aire  compter  et  inventorier  les 
sacs  d'or  et  d'arfjent,  les  coffres  de  joyaux  et  les  ballots  d'étoffes 
précieuses  (1).  Il  se  trouva  que  leur  nombre  allait  au-delà  de  ses 
espérances,  et  cette  heui'cuse  découverte,  inlkiant  tout  à  coup  sur 
son  humeur,  le  rendit  plus  doux  et  plus  clément  envers  sa  prison- 
nière. Au  lieu  de  tirer  une  vengeance  cruelle  du  mal  qu'elle  avait 
voulu  lui  faire ,  il  se  contenta  de  la  punir  par  un  simple  exil ,  el 
lui  abandonna  même,  avec  une  sorte  de  courtoisie,  une  petite  por- 
tion du  trésor  dont  il  venait  de  la  dépouiller.  Jîrunchilde,  traitée 
plus  humainement  qu'elle-ujéme  n'eût  osé  l'espéier  en  consultant 
son  propre  cœur,  partit  sous  escorte  pour  la  ville  de  Rouen  (jiii 
lui  était  assignée  comme  lieu  d'exil;  la  seule  épreuve  vraiment 
douloureuse  ([u'elle  eut  à  subir  après  tant  de  crainte,  fut  de  se 
voir  séparée  de  ses  deux  filles,  Ingoude  et  Chlodoswinde ,  que 
le  roi  llilpcrik,  on  ne  sait  jwurquoi,  fit  conduii'c  et  garder  à 
Meaux  (2). 

Ce  départ  laissa  le  jeune  Merowig  tourmenté  d'un  chagiin  d'au- 
tant plus  vif  qu'il  n'osait  le  confier  à  personne  ;  il  suivit  son  père 
au  palais  de  Draine,  séjour  assez  triste  pour  lui ,  el  (jui  maintenant 
surtout  devait  lui  paraître  insuppoitable.  Fredegonde  nourrissait 
contre  les  enfans  de  son  mari  une  haine  de  belle-mère,  qui ,  à  dé- 
faut de  tout  autre  exemple,  aurait  pu  devenir  proverbiale.  Tout 
ce  que  leur  père  avait  pour  eux  de  tendresse  ou  de  complaisance 

(i)  Gregorii  Tiiion.  Hisl.,  lib.  V,  pag.  245. 

(a)   Brunichildcm    ,'ipiul  Rolhoniagensem  civilalem  in   exilium    trusit...  Filias 
vero  ejus  Meldis  urbe  teneri  piœcepil.  Ihid. ,  pag.  2  33. 


,.  ^ôYa^x 


NOUVELLES    LETTRES    SLF.    l'uLSTOIRE    DI:    FilA.NtE.  157 

oxcitait  sa  jalousie  et  son  dépit.  Elle  désirait  leur  mort  ;  el  celle  de 
Theodebert,  tué  l'année  précédente,  lui  avait  causé  une  grande 
joie  (1).  Merowi}»,  comme  chef  ruliir  de  la  l'amille,  était  mainle- 
nanl  le  principal  ol)jel  de  son  aversion  et  des  persécutions  sans 
nombre  qu'elle  avait  l'art  de  susciter  contre  ceux  qu'elle  baissait. 
Le  jeune  prince;  aurait  voulu  (|uiltei"  Bi'aine  et  aller  retrouver  à 
Rouen  celle  dont  les  rejfards  el  peut-être  les  paroles  lui  avaient 
tait  croire  (pi'elle  l'aimait;  mais  il  n'avait  ni  moyens  ni  [)rétexl(> 
|)Our  tenter  sûrement  ce  voyajje.  Son  père  lui-mèu)e ,  sans  se  dou- 
ter de  ce  qu'il  faisait,  lui  en  fournil  bientôt  l'occasion. 

llilperik,  peu  fertile  en  projets  nouveaux,  mais  d'une  tenacile 
imperturbable  pour  ceux  (|u'il  avait  une  fois  résolus,  après  avoir 
regk'  de  son  mieux  les  affaires  de  la  Neustrie,  songea  à  faire  iui.î 
<|uatrièmc  teniaiive  sur  les  villes  (|ui  avaient  été  le  sujet  d'ui-.c 
guerre  de  cinq  années  entre  son  frère  et  lui.  (k's  villes,  leprises 
par  les  généraux  austrasiens  un  peu  avant  la  mort  de  Sigliebert, 
venaient  toutes  de  reconnaître  l'autorilé  de  son  (ils,  à  l'exception 
de  Tours,  dont  les  Iiabitans,  séduits  par  les  manœuvi'es  de  leur 
ancien  comte,  Leudasle,  (îauîuis  d'origine  et  partisan  dévoué  du 
loi  llilperik,  avaient  prêté  sermenl  à  ce  roi.  11  s'agissait  donc  d'en- 
treprendre encore  une  fois  cette  campagne  si  souvent  reconnnen- 
cée  contre  Poitiers,  Limoges,  Calioi-s  ellîordeaux.  Entre  les  deux 
(ils  (|ui  lui  restaient  depuis  la  mort  de  Theodebert,  llilperik  choisit , 
poui-  commander  la  nouvelle  exp('dition,  celui  qui  ne  s'était  pas 
encore  fait  battre  :  c'était  Merowig,  Son  p'Jre  lui  confia  une  petite 
armée,  et  lui  ordonna  de  {)rendrc,  à  sa  tète,  le  chemin  du  i*oi- 
tou(i2). 

Cette  direction  n'était  pas  celle  que  le  jeiaie  homme  aurait  sui- 
vie de  préférence,  s'il  eût  él<'  libre  de  marcher  à  sa  fantaisie  ;  <  ar 
il  avait  dans  le  c(eur  une  tout  autre  passioii  <jue  celle  de  la  gloire 
et  des  combats.  En  cheminant  à  petites  journées  vers  le  cours  de 
la  Loire  avccsescavalieiietvSes|)iétons,  il  pensait  à  Biunehilde,  cl 

(i)  Eôquod  (;iiii(I(lirunHui-<  l'iedei^iinclis  regiiiiv  ncniili.s  aniicitiis  poliicliu' |iici 
inlc-rreclioiie  Theodoberli.  Crrf^\  Tiirofi ■  Mi^t.,  lil).  V,  pii;^.  2|6. 

(a)  Chilpcriciis  \cvn  rilniiii  siimii  Mcro\f:clium  cum  cxerrilu  l'iclavii,  ilirigil. 
/'•iJ.,  p.'ij;.  îi"?. 


ir»S  lu'.vn    iti;s  Di.i  \   M»»M>i'.s. 

lij;itll;iil  .le  lie  |);is  se  IruiiNcr  Mir  mic  roule  (|iii  |»iil  :iii  iikhiis  le 
r;i|»|)r(»(li('r  (rdlc.  < '.cite  idée  roccnpanl  sans  (•esse  lui  lit  Idcmùl 
iM'iilrc  tloviii'  rdlijcl  (Irsoii  V(iya{;<'  <i  hi  missicjndoiil  il  clailcliai-fn'. 
Parvfiiii  a  l'ours,  au  lieu  (iiiiic  Niin|>l('  halle,  il  lil  dans  celle  \ill(; 
un  s»'j()iii-  (le  plus  d'une  seniaiiu',  pri'lexlant  le  desii'  de  celt'lHUir 
iivs  tV'tcs  de  Pâques  à  la  hasili(|ue  de  Saint-Martin  (I).  Durant  ce 
lenips  de  lepos,  il  s'occupait,  non  do  piéparer  à  loisii'  son  i)lan  de 
canipajjne,  mais  d'ananjjer  des  projets  d'évasion,  et  de  se  coni- 
poseï-,  pai"  tous  les  moyens  possibles ,  avec  des  objets  de  grand 
prix  et  d'un  volume  peu  considc-rable ,  un  ir('Sor  facile  à  ti-ans[)or- 
ter.  Pendant  que  ses  soldats  couraient  les  environs  de  la  ville,  pil- 
lant et  ravageant  tout,  il  rançonna  jusqu'au  dernier  écu  l'ami  de 
son  père,  le  comte  Leudaste,  qui  l'avait  accueilli  dans  sa  maison 
avec  toutes  sortes  de  respects  (!2),  Après  avoir  dc-pouillé  celle  mai- 
sou  de  ce  qu'elle  renfermait  de  plus  précieux ,  se  trouvant  maître 
d'une  somme  suffisante  pour  l'exécution  de  ses  desseins,  il  sortit 
de  Tours,  feignant  d'aller  voir  sa  mère  qui  était  religieuse  au 
Mans  depuis  que  Hilperik  l'avait  répudiée  pour  épouser  Frede- 
gonde.  Mais  au  lieu  d'accomplir  ce  devoir  filial  et  de  rejoindre 
ensuite  son  armée,  il  passa  outre  et  prit  la  route  de  Rouen  par 
Chartres  et  par  Evreux  (5). 

Soit  que  Brunehilde  s'attendît  à  un  pareil  témoignage  d'affec- 
tion ,  soit  que  l'arrivée  du  Hls  de  Hilperik  fût  pour  elle  une  cause 
de  surprise,  elle  en  eut  tant  de  joie,  et  l'amour  entre  eux  alla  si 
vite,  qu'au  bout  de  queUiues  jours  la  veuve  de  Sighebert  avait  en- 
tièrement oul)lié  son  mari  et  consentait  à  épouser  Merowig  (4). 
Le  degré  d'affinité  rangeait  ce  mariage  dans  la  classe  des  unions 

(i)  At  ille,  relictà  ordiiialione  pafris,  Tiironis  venit,  i!)k[ne  et  dies  sancfos 
Paschœ  teauit.  Greg.  Turun.  Hist.,  lib.  V,  pag.  233. 

(a)  Multùm  enim  regionem  illani  exercitiis  ejus  vastavit.  Ib'ul.,  —  Advcnicnte 
autem  Tiironis  Merovecho,  omnes  res  ejus  (  Merovechus  )  usqueqiiàque  diripuit. 
Ibid.  pag.  261. 

(3)  Ipse  vero  simulans  ad  inatrem  suam  ire  velle ,  PioUiomagun»  peliit.  Ibid. , 
pag.  233. 

(4)  Et  ibi  Briinichiidi  regina?  conjungitur,  eamque  sibi  ia  inatrimonio  sociavit. 
Ibid. 


NOUVELLES    LETTRES    bUIÎ    LillSTOMïE    DE    I  «  A.NCE.  151) 

pi'uliilji'L's  par  les  lois  de  re.j]iise  ;  el  bien  cjiie  le  sciupule  relij;ieii\ 
eùl  peu  de  prise  sur  la  eonscienee  des  deux  amans,  ils  ris(|Haieiil 
de  se  voir  eontiaries  dans  leur  désir,  faute  de  trouver  un  prêtre 
qui  voulût  exereer  son  ministère  en  violation  des  règles  eanoni- 
((ues.  L't'jjlise  métropolitaine  de  Rouen  avait  alors  pour  évèque 
Pra'textatus,  Gaulois  d'ori{]ine ,  (jui ,  par  une  sin{;ulière  rencontre, 
était  le  parrain  de  3Iero\vij> ,  et  qui,  en  vertu  de  cette  paternité  spi- 
lituelle,  conservait  pour  lui,  depuis  le  jour  de  son  baptême,  une 
véritable  tendresse  de  père  (1).  Cet  lionnne,  d'un  cœur  facile  et 
d'un  espi'it  faible,  ne  put  résister  aux  vives  instances  et  peut-être 
aux  emportemens  fougueux  du  jeune  prince  qu'il  appelait  son 
lils,  et,  malgré  les  devoirs  desonordre,  il  se  laissa  entraîner  àbénir- 
le  mariage  du  neveu  avec  la  veuve  de  l'oncle.  Dans  ce  déclin  de  la 
Gaule  vers  la  baibarie,  l'impatience  et  l'oubli  de  toute  règle  étaient  la 
maladie  du  siècle;  et  pour  tous  les  esprits,  même  les  pluséclaii'és,  la 
fantaisie  individuelle  ou  l'inspiration  du  moment  tendait  à  remplacer 
l'ordre  et  la  loi.  Les  indigènes  suivaient  trop  bien  en  cela  l'exernpKî 
des  con(ju(;rans  germains,  et  la  mollesse  des  uns  concourait  au 
même  but  que  la  brutalité  des  autres.  Obéissant  en  aveugle  à  un 
mouvement  de  sympathie ,  Prsetextatus  célébra  secrètement  la 
messe  du  mariage  pour  Merowig  et  Brunehilde  ,  et  tenant,  selon 
les  rites  del'épotiuc,  la  main  de  chacun  des  deux  époux,  il  prononça 
les  formules  sacramentelles  de  la  bénédiction  conjugale,  acte  de 
condescendance  qui  devait  un  jour  lui  coàtei'  la  vie,  et  dont  les 
suites  ne  furent  pas  moins  fatales  au  jeune  imprudent  qui  le  lui 
avait  arraché  (2). 

llilperilv  se  trouvait  à  Paris,  plein  d'espérance  pour  le  succès 
de  l'expf'dition  d'Aquitaine,  lorsqu'il  reçut  l'étrange  nouvelle  de 
la  fuite  et  du  mai-iage  de  son  fils.  Au  violent  accès  de  colère  qu'il 
éprouva  se  joigMiaienl  des  soupçons  de  tiahison  et  la  crainte  d'un 
complot  ourdi  contre  sa  personne  et  son  pouvoir.  Alin  de  le  dé- 

(i)  riopriiuii  mihi  esse  videbatur,  quotl  filio  meo  Meiovecho  erat,  quein  de 
lavacro  regeueralionis  excepi.  Creg;.  Tuioii.  Hisl.,  lib.  V,  pag.  246. 

(2)  «  Quid  libi  visuni  esl,  6  episcope,  iil  inimicutn  niciiiii  Merovechiini,  qui  filius 
<•  esse  dcl)iicral ,  cmiii  ainilà  suà,  id  est  palnii  sui  iixore,  roiijiingeres  ?  An  ignani'i 
•  eias,  qiia'   pio    liâc  causa  lanoiiuin  stalula  sanxissoiil  •' .    //'/</.,  pag.  ^i-i. 


!  i()  HKVi  i;  i)i:s  i»i:i  \  mo.ndi^s. 

jouer,  sil  cil  iinit  i(iii|is  ciicitrc.  et  ilc  soustraire  .Merowijj;  à  l'in- 
fluonre  n  ;iii\  mauvais  conseils  de  Hriineliilde,  il  j»arlit  aussitôt 
pour  Iî(nirii.  liicM  i('so!ii  (le  les  sc'parci'  l'iiii  de  l'autre  et  de  faire 
ron)|)r(»  leur  union  (I).  Ccpeiidanl  les  nou\eaux  ('poiix  ,  fout  en- 
tiers aux  premières  joies  du  ninria.rfc,  n'avaient  encore  son(j('  ([uii 
liMir  amour,  et  mn|n;ré  son  esprit  actif  et  plein  de  n'ssources, 
liruneliilde  se  vil  prise  nu  dépourvu  |)ar  l'arrivi'c  du  roi  de  INeus- 
trie.  Pour  ne  pas  tomber  entre  ses  mains  dans  le  piemier  feu  de 
sa  colère ,  et  {ja/jner  du  temps  s'il  était  possible,  elle  imagina  de  se 
r('l  ugier  avec  son  mari  dans  une  petite  ('{jlise  de  saint  ^Martin , 
bâtie  sur  les  remparts  de  la  ville.  C'était  une  de  ces  basiliques  de 
bois,  communes  alors  dans  toute  la  Gaule,  et  dont  la  construction 
élancée ,  les  pilastres  formés  de  plusieurs  troncs  d'arbres  liés  en- 
semble, et  les  arcades  nécessairement  aiguës  à  cause  de  la  difficulté 
de  cintrer  avec  de  pareils  matériaux  ,  ont  fourni,  selon  toute  ap- 
parence, le  type  originel  du  style  à  ogives,  qui,  plusieurs  siècles 
après,  fit  invasion  dans  la  grande  architecture  (2). 

Quoiqu'un  pareil  asile  fût  très  incommode  à  cause  de  la  pau- 
vreté des  logemens,  qui,  attenant  aux  murs  de  la  petite  église  et 
participant  à  ses  privilèges,  servaient  d'habitation  aux  réfugiés, 
Merowig  et  Ijrunehilde  s'y  établirent,  décidés  à  ne  point  quitter 
ce  lieu  tant  qu'ils  se  croiraient  en  péril.  Ce  fut  vainement  que  le 
roi  de  jXeiistrie  mit  en  usage  toutes  sortes  de  ruses  poui-  les  attirer 
dehors;  ils  n'en  furent  point  dupes:  el  comme  liilperik  n'osait 
employer  la  violence .  craignant  d'attirer  sur  sa  tête  la  redoutable 
vengeance  de  saint  Martin,  force  lui  fut  d'entrer  en  capitulation 
avec  son  fils  et  sa  I)ell(^-fille;  ils  exigèrent,  avant  de  se  rendre,  que 
le  roi  leur  promît,  sous  le  serment,  de  ne  point  user  de  son  autorité 
pour  les  séparer  l'un  de  l'autre.  liilperik  fit  cette  promesse,  mais 
d'une  manière  adroitement  perfide,  qui  lui  laissait  toute  liberté 


(i)  Hœc  audiens Cliilpericns,  qnod  scilicel  contra  fas  legemque  canonicam  uxorem 
pairui  accepisset,  valdè  stnariis,  diclo  citii'isadsiiprà  memoratiim  oppidum  dirigit. 
nreff.  Tttro/i.  Hisl.,  lih.  V,  pag.  uZ'i. 

(2)  At  illi  ciim  luec  cognovisseut,  cjuod  eosdem  separarc  decernerel,  ad  basili- 
camsancti  Martini,  qiiie  super  miiros  cjvitalis  lignois  tabulis  fabricata  est,  condi- 
îziinn  fariiint.  /f,iJ. 


ÎSOUVELLES   LETTRES   SUR    l'iIISTOIRE    DE    FRANCE.  Î41 

ilii^^ir  comme  bon  lui  semblerait.  Il  jura  que,  si  telle  était  la  vo- 
lonté de  Dieu,  il  ne  les  séparerait  point  (1).  Quelqu'ambigus  que 
i  lissent  les  termes  de  ce  serment ,  les  réfugiés  s'en  contentèrent , 
et,  moitié  par  lassitude,  moitié  par  persuasion,  ils  sortirent  do 
i'enceinte  privili-giée  à  laquelle  l'éjjlisc  de  Saint-Martin  de  Rouen 
communiquait  son  droit  d'asile,  llilporik,  un  peu  rassuré  par  la 
contenance  soumise  de  son  lils,  retint  prudemment  sa  colère  et  no 
laissa  rien  deviner  de  ses  soupçons;  il  embrassa  même  les  deux 
'.poux  et  se  mit  à  table  avec  eux ,  affectant  à  leur  éjjard  un  air  de 
Ifonliomie  paternelle.  Après  avoir  passé  de  la  sorte  deux  ou  trois 
jours  dans  une  parfaite  dissimulation  ,  il  emmena  subitement  Me- 
rowip;,  et  prit  avec  lui  le  chemin  de  Soissons,  laissant  Bruneliilde 
a  Ilouen  sous  une  garde  plus  sévère  (2). 

A  quelques  lieues  en  avant  de  Soissons,  le  roi  de  Ncustrie  et  son 
jeune  compagnon  de  voyage  furent  arrêtés  par  les  nouvelles  les 

lins  sinistres.  La  ville  était  assiégée  par  une  armée  d'Austrasiens  ; 
iredegonde,  qui  y  séjournait  en  attendant  le  retour  de  son  mari, 
avait  à  peine  eu  le  temps  de  prendre  la  fuite  avec  son  beau-lils 
;  ililodowig  et  son  propre  fils  encore  au  berceau.  Des  récits  de  plus 

n  plus  positifs  ne  laissèrent  aucun  doute  sur  les  circonstances  de 
■otlv  attaque  inattendue.  C'étaient  les  transfuges  d'Austrasie,  et  à 

'ur  tête  Godowin  (;t  Sigoald ,  qui ,  abandonnant  llilperik  poui-  le 
jeune  roi  Hildebert  II ,  sur  le  point  de  rentrer  dans  leur  pays,  si- 
;;iialaient  cet  acte  de  résipiscence  par  un  coup  de  main  audacieux 
contre  la  capitale  de  la  Ncustrie.  Leur  armée  peu  nombreuse  se 
composait  surtout  d'Iiabitans  de  la  campagne  rémoise,  gens  tur- 
!)ui(ns  qui,  au  premier  bruit  d'une  guerre  avec  les  Ncustricns , 
passaient  la  frontière  pour  aller  faire  du  butin  sur  le  territoire 


(i)  I\ex  \eio  atlM'nieus,  cùfti  iii  rmiltis  ingeniis  eos  txiiidè  aulerrc  nitcrttiii , 
el  illi  dolosè  eum  putantes  facere,  non  crederent,  jmavit  eis  dicens  :  Si ,  inquit, 
-volunlns  Dei  fuerit,  Insr  Itos  separare  non  conaretur.  Creg.  Tiirun.  Hist.,  lil).  V, 
i.ig.  23:5. 

(V.)  Haec;  illi  .saciiiiiiciila  audifules ,  dt:  L'asilicà  egressi  siiul,  exosciilatisqui'  cl 
';gnanter  acceptis,  epuiavil  ciim  cis.  Post  dips  vcrù  paucos,  adsuiiitu  sccnni  rt-x 
".i(  rovcclin,  Siu'ss'Oiins  ipdiil.  Il>((l. 


rtiiKMiii  ^I).  Le  n»i  llil|u'i'ik  n'ciil  |>;is  (!<■  ptiiic  ;i  ^;l^s(•mlll(•l  ciiirc 
Palis  li  Soissoiis  il«'S  forces  plus  auisidcialdcs.  Il  iiiaK  lii  sm-lc- 
«liaiiip  au  scH'oiirs  de  la  ville  assi('{j('e  ;  inais  toujours  cireoiispeel , 
au  lieu  d'allaiiuer  vivernenl  les  Austrasieiis ,  il  se  conleuta  de  leur 
montrer  ses  iroiipesel  de  leur  euvoyei"  un  niessajje,  espérant  (pi'ils 
se  retiicraient  sans  coinhat.  Godewin  el  ses  eompajjnojis  répon- 
dii'eiil  (]u'ils  eiaient  là  pour  s(î  !»attre.  !\lais  lisse  ljallir(;nl  mal  ;  el 
llil|Hrik,  vaim|ueur  pour  la  première  l'ois,  entra  joyeux  dans  la  ea- 
|)itale  de  son  royaume  (:2). 

Cette  joie  lut  pour  lui  de  eoiirtedurcc,  et  do  jyravcs  rc-llexions  ne 
lardèrent  pas  à  le  rendic  in(piiel  el  soucieux.  Il  lui  vint  à  l'espril 
que  la  tentative  des  Austrasiens  contre  Soissons  était  le  r('sultat 
d'un  complot  trami'par  les  intri{;ues  de  liruneliilde,  (|ue  3Tero\vi{> 
en  avait  eu  connaissance,  qu'il  y  avait  trempé,  cl  que  son  air  de 
soumission  el  de  bonne  loi  n'élail  qu'un  mascjue  d'hypocrisie  (5), 
Fredejjonde  saisit  le  moment  poui'  envenimer  par  des  insinuations 
perfides  la  conduite  imprudente  du  jeune  homme.  Elle  lui  prêta  de 
grands  desseins  donl  il  était  incapable,  l'ambition  de  détrôner  son 
père,  et  de  régner  sur  toute  la  Gaule  avec  la  femme  qui  venait  de 
s'unir  à  lui  par  un  mariage  incestueux.  Grâce  à  ses  adroites  ma- 
nœuvres, les  soupçons  el  la  défiance  du  roi  s'accrurent  au  point  de 
devenir  une  sorte  de  lerreui-  panicjiu;.  S'ima/;iiiant  que  sa  vie  était 
en  péril  par  la  présence  de  son  fils,  il  lui  fil  enlever  ses  armes ,  el 


(i)  CoUecti  aliqui  de  Campanià,  Siiessionas  uibem  aàgrediiinlur,  iugatâque  ex 
eà  Fredegonde  reginà,  atque  ChlodoM'clio  filio  (jliilperici  ,  volebaiU  silji  subderc 
civitatem...  Godinus  aiilein  caput  belli  islius  l'iiil...  (^reg.  Turon.  Ilisl.,  lil).  V, 
pag.  233. — Siggo  qiioque  referendaiiiis...  ad  flhildebertuui  regeni  Sigiberti  liliiini 
relicto  Chilperico  transivit.  Ibid.  pag.  234. 

(2)  Quod  ut  Chilpericii.s  rex  coinperil  ,  ciiiii  exercitu  illuc  direxit,  initteii.s  min- 
liosnesibi  iujuriainfacerenl...  Illi aiileiu liaec  négligentes,  prajparanluradbelkiin, 
commissoque  prœlio  invaluit  pars  Cbilperici...  Fiigatisque  reliquis,  Suessionas 
ingreditur.  Ibld. 

(3)  Quae  postquam  acia  smil,   rex   propter  conjugalioneia    liiimichildis  ,    sus 
pectum  habere  coepit  Merovcchum  filiiim  sinim  dicens,  hoc  praelium  ejiis  ni'qniliâ 
surexisse.  Ibid. 


NoLVLi.i.Ks  i.trruts  nlk  i.'iiisimikl  I»!;  iiivnci:.  I  i") 

ordoimn  qu'il  (Vil  gardé  ;"i  vue  jusqu'à  co  (ju'uuc  résolution  dcliiii- 
livc  eût  (JU;  prise  à  sou  égard  (1). 

Quel(juos  jours  après,  une  ambassade,  envoyée  par  les  seigneurs 
quigouveniaicnirAustrasie  au  nom  du  jeune  llildebert,  et  ehargée 
de  désavouer  la  tenlalive  de  Godewin  comme  un  acte  de  guerre 
privée,  se  rendit  auprès  de  Ililperik.  Le  roi  affecta  un  si  grand 
amour  de  la  paix  et  tant  damitié  pour  son  neveu,  (|ue  les  cnvoycis 
ne  craignirent  pas  de  joindre  à  leurs  excuses  une  demande  dont 
1(!  succès  était  fort  douteux ,  celle  de  la  mise  en  liberté  de  Brune- 
liilde  et  de  ses  deux  filles.  Dans  toute  autre  circonstance,  Ililperik 
se  lût  bien  gardé  de  relâcher,  à  la  première  requête,  un  ennemi 
tombé  en  son  pouvoir;  mais  frappé  de  l'idée  que  l'épouse  deMe- 
rowig  bouleverserait  son  royaume,  et  saisissant  l'occasion  de  faire 
avec  bonne  grâce  un  acte  de  prudence,  il  accorda  sans  peine  ce  qu'on 
lui  demandait  (2),  A  cette  rcnocation  inespérée  df>s  ordres  qui  la  re- 
tenaient en  exil ,  Bruneliilde  s'empressa  de  quitter  Rouen  et  la 
Ncustrie  au  plus  vite,  comme  si  la  tci're  eût  tremblé  sous  ses  pieds. 
Dans  lacrainte  du  moindre  retard,  elle  brusqua  ses  préparatifs  de 
voyage,  et  résolut  nième  de  partir  sans  son  bagage,  qui,  malgré  l'é- 
norme diminution  (ju'il  avait  subie,  était  encore  d'une  grande  valeur. 
Plusieurs  milliers  de  pièces  d'or  et  plusieurs  ballots  renfermant 
des  bijoux  et  des  tissus  de  prix  furent  confiés  par  son  ordre  à 
l'évèque  Prietextatus ,  qui,  en  acceptant  ce  riche  dépôt,  se  compro- 
mit une  seconde  fois  et  encore  plus  gravement  que  la  prcmièn? 
pour  l'amour  de  son  filleul  Merowig  (5).  Partie  de  Piouen,  la  mère 


(i)  Spolialumque  ab  armis ,  datis  ciistodihus ,  libéré  custodiri  piiLcepit,  tractans 
qiiid  de  eo  in  posteniin  ordinarct.  Greg.  Turon.  Hist.,  lib.  V,  pag.  233.  — 
jiilriani  Valesii  Reiiim  fi'ancir.  lih.  X,  pa^.   73. 

(2)  Tune  (luoipie  Cliilpericu.s  legalioiiem  suscepil  (;liilde!)erti  jiiiiioris,  nepolis 
sui,  petentis  malrem  siiam  sibi  reddi  Brunichildem.  (îujiis  il'.e  non  aspernalus 
preces,  eam  cuin  niunere  pacis  poscenli  reniisil  Obo.  yiimoini  munaclù  Floriac,  de 
C.estis  l'ianc.  ;  apud  Script,  reruni  francic.,  tom.  III,  pag.  7'S. 

(3)  Duo  volucra  speciebus  et  diversis  ornamentis  referla  cpiœ  adpreciabanliir 
ainpUùs  quàiii  tria  uiiUia  sobdorum.  Sed  el  saccuhun  euiu  iiuuùsinatis  auri  puiidei  c 
lenenlein  quasi  iiiiliia  duo...  quia  res  ejus,  id  est  quiiique  sareinas,  eommeiidalas 
li.ihorem.  .  Creg.  Turon.  Hisl.,  bb.  V,  pag.  2'i.^, 


fil  lii:Mjfc    Ul.ï.    UIA A    MOMilï». 

«le  llildt'licrl  II  all;i  iroiivor  à  Moaii\  ses  deux  iilk's;  puis  (•vilaiil 
I"a|)|)io(liiMl('S()iss()ns,  oilcscdiiij'jca  vers  rAiistrasicoii  clic  arriva 
sans  obslarlo.  Sa  pic'soncc,  vivcinenl<l('sir('o  dans  ce  pays,  ne  tarda 
|)asà  y  causer  de  {;rantls  troubles,  en  excitant  la  jalousie  des  clicls 
puissans  cl  ambitieux  (|ui  voulaient  rester  seuls  cliar(}és  d(!  la  tu- 
telle du  jeune  roi. 

l.c  (K'parl  de  liruneliiidc  ne  mil  Hn  ni  aux  deliamrs  du  roi  llil- 
perik  ni  à  ses  mesures  de  rijjueu!"  contre  son  lils  aînc*.  Mero\vi{; , 
l)rivc  de  ses  armes  el  de  son  baudrier  militaire,  ce  <|ui ,  selon  les 
mœurs  des  Germains,  étail  une  sorte  de  dtVradaiion  civi»|ue,  con- 
tinua d't'lrc  tenu  aux  arrêts  sous  une  garde  sûre.  Dès  (juc  le  roi  se 
l'ut  remis  de  rap;itation  que  tant  d'cvcnemens  coup  sur  coup  lui 
avaient  causée,  il  revint  à  son  éleiiicl  projet  de  conquête  sur  les 
cinq  villes  d'Aquitaine,  dont  une  seule,  celle  de  Tours,  était  en  sa 
possession.  N'ayant  plus  à  choisir  entre  ses  deux  lils,  il  remit  à 
Clilodowi{},  en  dépit  de  sou  ancienne  mésaventure,  le  commande- 
ment de  celte  nouvelle  expédition.  Le  jeune  prince  eut  ordre  de 
se  diri(;er  sur  Poitiers,  et  de  lassembler  autant  d'iiornmes  qu'il  le 
l)ourrait  dans  la  Touraine  et  dans  l'Anjou  (1).  Ayant  levé  une  pe- 
tite armée,  il  s'empara  de  Poitiers  sans  résistance ,  et  y  fit  sa  jonc- 
lion  avec  des  forces  beaucoup  plus  considérables  (pie  lui  amenait 
du  31idi  un  grand  seigneur  d'origine  gauloise,  appelé  Desiderius. 

C'était  un  houmie  de  haute  naissance,  possesseur  de  grands 
biensaux  environs  d'Alby,  turbulent  el  ambitieux,  sans  aucun  scru- 
pule, comme  on  l'était  alors,  mais  ayant,  de  plus  quesesconcurrens 
d'origine  baibare ,  ([uelque largeur  dans  les  vues  et  d'assez  grands 
lalens  militaires.  Gouverneur  d'im  district  voisin  de  la  frontière 
des  Golhs,  il  s*('tnit  i-endu  redoutable  à  cette  nation  enneniie  des 
Gallo-Franks,  et  avait  acquis  par  ses  actions  d'éclat  beaucoup  do 
renom  et  d'influence  parmi  les  Gaulois  méridionaux  (!2).  Le  grand 


(i)  Chilpericus  rex  Cblodovechiiin  filiiiin  siiuiii  Turonis  transmisit.  Qui  cou- 
gregalo  exerciUi,  in  terminuni  Turonicum  cf  Andcgavimi...  Cicg.  Tiiroii.  Hisl., 
lib.  V,  pag.  239. 

[1)  (irrg.  Tiiioii.  Hisl.,  lib.  VIII  pag.  332. —  Desiderius  Fraiiroiiim  (lux , 
(jotliis  salis  iiiiesliis  Ex  ilimn'ca .runiinis  n'iclnririi\i<.  npnd  Sfii]'!.  ronim  fvancii-  , 
loni.  II,  pag.  2  1. 


NOLVF.Ll.F.S    LETTRES    SVU    I.'lIISTOlRE    DE    IT.AXCE.  14'» 

iiombi'o  (riioinnu's  bien  équipés  (]ui  viiircnl,  sous  ses  ordres,  se 
joindre  aux  lioupes  neuslriennes,  ('lait dû  à  celte  inlluence;  et  du 
moment  que  les  deux  armées  n'eu  firent  plus  qu'ime,  ce  fut  Desi- 
deriusqui  on  prit  le  commandement,  .lupeant  en  homme  de  guerre 
et  en  politique  l'idée  mesquine  d'allei-  surprendre  une  à  une  (juatre 
villes  séparées  par  des  distances  considérables ,  il  substitua  aux 
projets  de  Ililperik  un  plan  de  conciuètc  de  tout  le  pays  compris 
entre  la  Loire ,  l'Océan ,  les  Pyrénées  et  les  Cevennes.  Ce  projet 
d'invasion  territoriale  n'admettant  aucune  distinction  entre  les 
villes  qui  dépendaient  de  l'Austrasie  et  celles  qui  appartenaient  au 
royaume  de  Gonthramn,  Desiderius  n'ciparjjna  point  ces  dernières, 
et  commença  par  s'en)parer  de  Saintes  qui  lui  ouvrait  le  chemin 
de  Boi-deaux  (1). 

A  la  nouvelle  de  cette  agression  qu'il  n'avait  nullement  prévue, 
le  roi  Gonthramn  sortit  pour  la  seconde  fois  de  son  inaction  habi- 
tuelle ;  il  lit  partir  en  grande  hâte,  avec  des  forces  suflisantes,  le  cé- 
lèbre EoniusMummoIus,  palrice  de  Provence,  qui  avait  alors  dans 
toute  la  Gaulela  l'C'putation  d'être  invincible.  Munnnolus,  s'avançant 
à  grandes  journées  pai-  la  plaine  d'Auvergne,  entra  sur  le  teri'i- 
loire  de  Limoges,  et  força  Desiderius  à  abandonner  la  contn'cde 
l'ouest  pour  se  porter  à  sa  rencontre  (2).  Les  deux  armées,  com- 
mandées par  deux  homn-ies  de  race  gauloise,  furent  bientôt  en  pré- 
sence ;  il  se  livra  entre  elles  une  bataille  rangée,  une  de  ces  batailles 
qu'on  ne  voyait  plus  en  Gaule  depuis  ({ue  la  tactique  romaine  avait 
fait  place  à  la  guerre  d'escarmouche  et  de  partisans,  la  seule  que 
comprissent  les  barbares.  La  victoire  fut  vivement  disput(;e;  mais 
elle  resta,  conmie  toujours,  à  Munnnolus ,  (jui  contraignit  son  adver- 
saire à  la  retraite,  après  un  carnage  effroyable.  Les  chroniques 
parlent  de  cincj  mille  hommes  tués  d'un  côté  et  de  vingt-quatre 
mille  de  l'autre.  La  chose  est  difficile  à  croir-e;  mais  cette  exagéra- 
tion montre  à  quel  point  fut  frappée  l'imagination  des  contempo- 

(i)  Usque  Santonas  transiit,  eam(|ue  pervasil.  Greg.  Turon.  Hisl.,  lil).  V 
pag.  239. 

(a)  Mummoliis  vero  palriciiis  Guntchramni  régis,  ciim  magiio  exercitu  iisque 
Lemnoviciiiuni  transiit,  et  contra  Desidcrium ,  ducem  Cliilperici  régis,  belliim 
gessjf.  Ibid. 


I  ii;  KKVUi:  i>i>  in:i  \   momu  s. 

IMiii^.  N  iiN.lIll  1  ;il  IIK  r  liriisli  iiiiiir  liiCilcillfiil  (Icllllilc  ,  .MllMIllItillls 
icloiiiii.i  fil  ;iiiiri'(',  sdil  «|ii('  Iflk'S  l'iisseill  SCS  ilistiiKlioiis ,  soil 
iiiril  fiùl  avoir  Jissc/  l'ail  ili.  Qi;t)i<|ii('  vidorieux,  il  coiicni  iiiic 
'M-aii(i('  csliinc  pour  l'iiabilclo  ilc  iliuiuiiH!  (jui  venait  de  si'  mesurer 
avec  lui:  el  plus  lard  celle  opiiiii)ii  servit  à  les  r(''iiiiir  tous  iU-ux 
dans  une  (  iilrepiise  «|ui  ne  tendait  à  rien  niuins  qu'à  lunder  un 
rovaunie  {jauliiis.  Desiderius  se  narouva  en  peu  de  temps  à  la  tète 
d'une  nouvelle  armée ,  et  aidé  |>ar  la  sympathie  de  race  et  par  son 
crédit  personnel  sur  l'esprit  des  Gallo-llomains,  il  l'cprit  ses  opé- 
rations militaires  avec  un  succès  (|ue  l'ien  ne  vint  plus  interrompre. 
(Jin<|  ans  après,  d"A{;en  à  Poitiers  et  d'Alby  a  Limo{jes,  toutes  les 
villes  ai)partenaient  au  roi  de  Neusti'ie;  et  le  Homain,  auteur  de 
cette  conquête,  installe  dans  Toulouse,  l'ancienne  capitale  des  Yisi- 
gotlis ,  exervait ,  avec  le  titre  de  duc ,  une  sorte  de  vice-royauté  (2). 
Merowig  avait  déjà  passé  plusieurs  mois  dans  un  état  de  demi- 
captivité,  lors(|ue  son  arrêt  lut  prononcé  par  le  tribunal  domestique 
où  la  voix  de  sa  belle-mère  Frede(>onde  était  la  voix  prépondé- 
lanle.  Cet  arrêt  sans  appel  le  condamnait  à  perdre  sa  chevelure, 
c'est-à-dire  à  se  voir  retranché  de  la  famille  des  3Ierowin(;s.  En 
effet,  d'après  une  coutume  antique  et  probablement  rattachée  au- 
trefois à  quelcjne  institution  reli{fieuse,  l'attiibut  particulier  de  cette 
famille  et  le  symbole  de  son  droit  héréditaire  à  la  dijfniK;  royale 
étaient  une  longue  chevelure  conservée  intacte  depuis  l'instant  delà 
naissance  et  que  les  ciseaux  ne  devaient  jamais  toucher.  Les  des- 
cendans  du  vieux  Mero\vi{}  se  distinjjuaient  par  là  entre  tous  les 
Franks;  sous  le  costume  le  plus  vulgaire,  on  pouvait  toujours  les 
reconnaître  à  leurs  cheveux,  qui  tantôt  serres  en  natte,  tantôt  flot- 
tant en  liberté,  couvraient  les  épaules  et  descendaient  jusqu'au 
milieu  des  reins  (5).  Retrancher  la  moindre  partie  de  cet  ornemenl, 


(i)  la  quo  prtelio  cecidère  de  exercitu  ejus  quinque  millia;  de  Desiderii  vero 
vigenti  quatuor  millia.  Ipse  quoqtie  Desiderius  fugiens  vix  evasil.  Mummolus  vero 
particius  per  Arvernum  rediit.  Greg.  Turon.  Hist.,  lib.  V,  pag.  aSg. 

(2)  Yid.  Greg.  ruron.  Hist.,  pag.  281,  282,  296,  3o3,  etc. 

(3)  Solemne  enim  est  Francnrum  regibus  nunquam  tonderi  :  sed  à  pueris  intonsi 
inanent  :  cœsaries  tota  decenter  eis  in  Immeros  projiendet  :  anterior  coma  è  fronfe 
discrimata  in  utnimqiie  latus  deflexa...  Idque  veliit  insigne  quoddam  eximiaqiie 


NOLVEl.l.lS    I.KTTIIK.S    SLll    l.'llIS TOllii:    1)1.    IKANCi;.  147 

c'ctail  prolancr  leur  pcisoiiiR-,  lui  çnlcver  le  priviiè{fe  de  i;i  con- 
seiraliun,  et  suspeiKlresesdi'oils  à  la  soiiverainclé  ;  suspension  que 
l'usage  limitait  par  loléranee  au  temps  nëeessaire  pour  que  les 
eheveux  croissant  de  nouveau  eussent  atteint  une  certaine  mesure. 
In  prince  Merowin{;ien  pouvait  subir  de  deux  façons  cette  dé- 
rhéance  temporaire;  ou  ses  cheveux  étaient  coupés  à  la  manière 
«les  Franks ,  c'est-à-dire  à  la  hauteur  du  col,  ou  bien  on  le  tondait 
très  court,  à  la  mode  romaine,  et  ce  genre  de  déjjradation  ,  plus 
humiliant  (pie  l'autre,  était  ordinairement  accompa(;né  de  la  tonsure 
ccclésiasticiue. Telle  l'ut  la  décision  sévère  prise  parle  roi  Ibipcrik  à 
l'égard  de  son  lîls;  le  jeune  lionmie  perdit  du  même  couj)  le  droit  de 
porter  les  armes  et  le  droit  de  régner  11  fut  ordonné  prêtre  malgré 
lui,  au  mépris  des  canons  de  l'église,  et  contraint  de  se  dépouiller 
de  toutes  les  pièces  de  son  costume  national  pour  revêtir  l'habit 
romain  de  coideur  noire  qui  était  le  costume  du  clergé  (i).  Mero- 
>vi{f  reçut  l'ordre  de  monter  à  cheval  dans  cet  accoutrement  si  peu 
d'accord  avec  ses  goûts,  et  de  partir  aussitôt  pour  le  monastère  de 
Saint-Calais  près  du  3Ians,  où  il  devait  se  former,  dans  une  com- 
plète réclusion,  aux  règles  de  la  discipline  ecclésiastique.  Escorté 
par  des  cavaliers  armés,  il  se  mit  en  route  sans  espoir  de  fuite  ou 
de  délivrance,  mais  consolé  peut-être  par  ce  dicton  populaire  fait 
pour  les  membres  de  sa  famille  victimes  d'un  sort  pareil  au  sien  : 
«  Le  bois  est  encoi-e  vert,  les  feuilles  repousseront  (!2).  > 

Il  v  avait  alors  dans  la  basilicpie  de  Saint-Martin  de  Tours,  le 
plus  respecté  des  asiles  religieux ,  un  réfugié  que  le  roi  llilpcrik 
cherchait  à  en  faire  sortir,  alin  de  mettre  la  main  sur  lui.  C'i'tait 
l'Austrasien  Gonthranin-lîose ,  accusé  par  le  bruit  i^iiblic  d'avoir 

honoris  praeiogativa  regio  gencri  apiid  eos  Iribiiilur.  Siibditi  enim  orbicuialiin 
tondentur.  Ex  Agatliœ  historid  ;  apud  Script,  lerum  fiancic,  toiii.  Il ,  pag.  49. 

(i)  Post  haec  Merovechus ,  c.ùm  in  custodià  à  pâtre  lelinerelur,  lon.siiratus  est , 
miitatàque  veste,  cpia  oleriois  iiti  mes  est,  presbyler  ordinatnr.  Gr.'g.  Titron. 
Hist.,  lib.  V,  pag.  2  3c). 

(a)  Etadmonasteriiiin  Ceiioraauiiicuin,  qnod  vocatiir  Aninsula  ,  dirigitiir,  ut  ibi 
sacerdotali  erudiretur  régula.  Ibïd.  —  In  viridi  ligne  hœ  frondes  succisa;  snnt, 
nec  omninô  arcscunt,  sed  velociler  enierg»Mil  ut  crescere  (lucaiil.  Ilùd.  li!)  II, 
pag.  i8  5.  . 


\\S>  m:\ve  dks  Dr.ix  mondis. 

lui-  i\r  SA  |iio|»n'  main  le  joiiiic  l'IiioilchiTt ,  on  luni  .m  nu/ins  de 
lavuif  hiiss»'  inassacrci"  par  ses  soldai^,  lors(|ircii  onncnii  {fciicrcnx 
il  pouvait  loi  accorik'r  la  vie  \\).  Siiipris  an  contre  de  rAcjnilainc 
par  la  terrible  nouvelle  dn  incnrtrede  Si{]iiel»erl,('l  ei'ai{;nain,  non 
sans  niotil,  de  tond)cr  entre  les  mains  dn  roi  de  Meustrie,  il  était 
venn  se  n)ettreen  snreté  sons  la  prot(.'clion  de  saint  Martin.  A  cette 
sanvejfarde  mysleriensc  se  joignait ,  ponr  assnrei-  an  dne,  Con- 
ihranin  une  con)plètes('enrite,  l'intervention  i)lns  visible,  mais  non 
moins  eftica<'e,  de  l*evè(|ue  de  'l'onrs,  Georjjius  l'ioi-entins  Gi'e.;;o- 
rius,  qi:i  veillait  avec  fermeté  au  maintien  des  (Jroits  de  son  enlise 
eisurlout  du  droit  d'asile.  QueKpic  péri!  qu'il  y  eût  alors,  au  milieu 
de  la  société  bouleversée,  à  del'endre  la  cause  des  faibles  et  des 
proscrits  contre  la  force  brutale  et  la  mauvaise  foi  des  hommes 
puissans,  Grégoire  montrait,  dans  cette  lutte  sans  cesse  renouvelée, 
une  constance  que  rien  ne  pouvait  hisser  et  une  di(jnité  prudente 
mais  intrépide. 

Depuis  le  jour  on  Gonthranm-Cose  s'était  installé  avec  ses  deux 
Hlles  dans  l'une  des  maisons  qui  foimaient  le  parvis  de  la  basilique 
de  Saint-Martin ,  l'évèque  de  Tours  et  son  cler^jé  n'avaient  plus  un 
seul  moment  de  repos.  Il  leur  ixillait  tenir  tète  au  roi  llilperik,  qui, 
altéré  de  venffcance  contre  le  réfii[fié  et  n'osant  le  tirer  par  vio- 
lence hors  de  son  asile,  voulait,  pour  s'épar{jner  le  crime  et  les  dari- 
fjers  d'un  sacrilèfije,  contiaindre  les  clercs  eux-mêmes  a  le  faire 
sortir  de  l'enceinte  privilé{jiée.  D'abord  ce  fut  de  la  part  du  roi 
une  invitation  amicale,  puis  des  insinuations  menaçantes,  puis 
enfin,  comme  les  messages  et  les  paroles  demeuraient  sans  effet, 
des  mesures  comminatoires,  capables  d'agir  par  la  terreur  non-seu- 
lement sur  le  clergé  de  Tours,  mais  sur  la  population  entière.  Un 
duc  neustrien  appelé  Rokkolen  vint  camper  aux  portes  de  la  ville, 
avec  une  troupe  d'hommes  levés  sur  le  territoire  du  Mans.  I!  établit 
ses  quartiers  dans  une  maison  qui  appartenait  à  l'église  métropoU- 
taine  de  Tours ,  et  de  là  fit  partir  ce  message  adressé  à  l'évèque  : 
<  Si  vous  ne  faites  sortir  le  duc  Gonthramn  de  la  basilique,  je  brû- 
lerai la  ville  et  ses  faubourgs.  »  L'évèque  répondit  avec  calme  que 

(i)  Ut  scilicel  Guntchramnum  ,  qui  tune  de  morte  Theodeberti  impetebatur,  à 
basilicâ  sanctà  deberemus  extrahere.  Greg.  Turon.  Hist.,  lib.  V,  pag.  a35. 


NOUVELLES    LETTRES    SL  K    LIIISTOHIE    DE    FRANCE.  149 

la  chose  était  impossible.  Mais  il  icçut  bientôt  un  second  message 
encore  plus  menaçant  :  «  Si  vous  n'expulsez  aujourd'hui  même 
l'ennemi  du  roi,  je  vais  détruire  tout  ce  qu'il  y  a  de  verdoyant  à  une 
lieue  autour  de  la  ville,  si  bien  que  la  charrue  pourra  y  passer  »  (1). 
L'évêque  Grégoire  ne  lut  pas  moins  impassible  que  la  première  fois  ; 
et  Rokkolen  qui ,  selon  toute  apparence,  avait  trop  peu  de  monde 
avec  lui  pour  tenter  quelque  chose  de  sérieux  contre  la  population 
d'une  grande  ville ,  secontenta,  après  tant  de  jactance,  de  piller  et  de 
démolir  la  maison  qui  lui  servait  de  logement.  Elle  était  construite 
en  pièces  de  bois  réunies  et  lixées  par  des  chevilles  de  fer  que  les 
soldats  manceaux  emportèrent,  avec  le  reste  du  butin,  dans  leurs 
havresacs  de  cuir  (2),  Grégoire  de  Tours  se  félicitait  de  voir  finir 
ainsi  cette  rude  épreuve,  lorsque  de  nouveaux  embarras  lui  survin- 
rent, amenés  par  une  complication  d'évènemens  impossible  à  pn-- 
voir.  ; 

Gonthramn-Bose  présentait  dans  son  caractère  une  singularité 
remarcjuable.  Germain  d'origine,  il  surpassait  en  habileté  prati(jue, 
en  talent  de  ressources,  en  instinct  de  rouerie,  si  ce  mot  peut  être 
employé  ici ,  les  hommes  les  plus  déliés  parmi  la  race  gallo-romaine. 
Ce  n'était  pas  la  mauvaise  foi  tudesque,  ce  mensonge  biutal  accom- 
pagné d'un  gros  rire  (5)  ;  c'était  (pie!(|ue  chose  de  plus  raffiné  et  de 
plus  pervers  en  même  temps ,  un  esprit  d'intrigue  universel ,  et  en 
quelque  soile  nomade,  car  il  allait  s'exerçant  d'un  bout  à  l'autre 
de  la  Gaule.  Personne  ne  savait  mieux  que  cet  Austrasien  pousser 
les  autres  dans  un  pas  dangereux  et  s'en  tirer  à  propos.  On  disait 

(i)  Qiiotl  si  non  faceremus,  et  civitatem ,  cl  oinnia  subuibaiia  ejiis  juberel 
incendio  coucremari.  Quo  audilo  miltimus  ad  eum  legationem,  dicentes  :  Ii.tc  ab 
antiquo  facta  non  fuisse,  quse  hic  fierl  deposcebal...  Sed  (  Roccoleniis  )  mandata 
aspera  remittit  dicens:  nisi  hodie  projeceritis  Guntchramnum  diiccm  de  basilicâ, 
ità  cuncla  virentia  qu.-e  sunt  circà  urbem  atloram  ,  nt  digniis  dat  aralio  locns  ille. 
Greg.  Tuion.  hist.,  lib.  V,  pag.  cS'ï. 

(2)  Cùm  in  domo  ecclesiœ  ultra  Ligeriia  rcsideret,  doiuum  ipsainqua;  clavis  ad- 
fixa  erat,  disfixil.  Jpsos  qiioquo  rlavos  Cenomaiinici ,  qui  lune  oum  eodem  adve- 
nerant,  irapletis  t'ollibus  portant,  annonas  evertiinl  et  cuncta  dévastant.  Greg. 
Turon.y  ibid. 

(3)  Ipsis  prodentibus  Francis,  quibus  familiare  est  lidendo  fidcni  frangere.  Ex 
Flavic  Vopisco,  apud  srripf   rerum  francic,  tom.  I,  pag.  54  i. 

TOVF.   III.  —  SIPPI.Î.MKNT.  '0 


|,t()  m   \  (  I.     1)1. >     lui   \     MiiMU.S. 

il<-  lui  (jiir  |;itti:iis  il  n'av.iil  \iùl  ilc  sciintiil:)  un  ;iiiii .  miiisIc  (raliir 
;ui>v,iiùi  après;  et  l'csl  de  là  |»rol»abl(iii(iil  <iiic  lui  vciiail  son  siir- 
noiii  {;»Mniaiii(|iir  ^1).  Dans l'asiledc  Saiiil-Martin  de  Tours,  au  lieu 
(le  mener  la  \ie  lialiiluelle  d'un  n'iugii-  de  dislinelion  ,  c*esl-à-dir<» 
de  passor  le  jour  .'i  boire  <I  à  inan{;er  sans  s'o(;cuper  d'aulrc  chose, 
le  duc  (ioiilhrainn  eiail  à  raflïil  d(î  loules  les  nouvelles,  et  s'in- 
formait du  moindre  événement  pour  tàcliei-  de  le  ineltre  à  profit. 
Il  apprit  d'une  manière  aussi  prompte  qu'exacte  les  mésaventures 
de  -Alerowig,  son  ordination  forcée  et  son  exil  au  monastère  de 
Saint-Calais.  L'idée  lui  vint  de  bâtir  sur  ce  fondement  un  projet  de 
délivrance  pour  lui-même,  d'inviter  le  fils  de  llilperik.  à  venir  le 
joindre  pour  partager  son  asile,  et  s'entendre  avec  lui  sur  les 
ir.ovens  de  passer  tous  deux  en  Auslrasie.  Gonlliramn-Bosc  comp- 
tait par  là  au[jmenter  ses  propres  chances  d'évasion,  de  celles 
beaucoup  plus  nombreuses  que  pourrait  trouver  le  jeune  prince 
dans  le  prestige  de  son  rang  et  le  dévouement  de  ses  amis.  Il  coniia 
son  plan  et  ses  espérances  à  un  diacre  d'origine  franke,  nomme 
KikiiU,  qui  se  chargea,  par  amitié  pour  lui,  d'aller  à  Saint-Calais, 
et  d'avoir,  s'il  était  possible,  une  entrevue  avec  Merowig(l2). 

Pendant  que  le  diacre  Uikull'  s'acheminait  vers  la  ville  du  Mans, 
Gailen ,  jeune  guerrier  frank,  attaché  à  Merowig  par  le  lien  du 
vasselage  et  par  la  fraternité  d'armes,  guettait  aux  environs  do 
Saint-Calais  l'arrivée  de  l'escorte  qui  devait  remettre  le  nouveau  re- 
clus aux  mains  de  ses  supérieurs  et  de  ses  geôliers.  Dès  qu'elle 
parut,  une  troupe  de  gens  postés  en  embuscade  fondit  sur  elle 
avec  l'avantage  du  nombre,  et  la  contraignit  à  prendre  la  fuite  en 
abandonnant  le  prisonnier  confié  à  sa  garde  (ô).  Merowig,  rendu 
à  la  liberté,  quitta  avec  joie  l'habit  clérical  pour  reprendre  le  cos- 

(i)  Bosc ,  en  allemand  moderne  Hccse,  signifie  malin,  mécliunl.  yoy.  la 
i"  lettre.  —  Venimtanien  nulli  amirorum  sacrainentum  dédit,  qiiod  non  protinùs 
omisisset.  Creg.  Turon.  hist.,  lib.  V,  pag  241. 

(2)  Hscc  audiens  Gunlchramnus  Boso,  qui  timc  in  basilicà  Sancli-Martini ,  iit 
diximus,  residebat,  niisit  Rirulfum  subdiaconuro,  lit  ei  consiliiini  ocoiilté  pra-beret 
e\petendi  basilicam  Sancti-Martini.  Greg.  Turon. ■,  pag.  ajy. 

(3)  Ab  alià  parte  Cailenus  puer  ejus  advenit.  (aimqne  parvum  solafiiiin  qui  cum 
diicehant  habereiil,  ab  ipso  Onileiio  in  ilinere  e.vcusiis  (sl.  Greg.  Tiiri>n.  hist., 
tbid. 


NOUVELLES    LLTTKES    SU;    I.IIISTUIKE    DE    l'IlANCE.  l'il 

liiinc  tout  iniliiaiie  de  sa  nation,  la  chaussure  de  cuir  préparé 
avec  !<'  poil,  la  lunicjue  à  manc^hes  courtes  et  lo  justc-au-corps 
doublé  de  fourrures,  sur  le(iuel  passait  le  baudrier  d'où  pendait 
répéc(l).  C'est  dans  cet  équipage  que  le  messager  de  Gonlliramn- 
lîose  le  rencontra,  incertain  de  la  direction  qu'il  d(;vait  suivre  pour 
se  mettre  tout-à-fait  en  sûreté.  La  proposition  de  Rikulf  fut  ac- 
cueillie sans  beaucoup  d'examen;  et  le  [ils  de  Ililperik,  escorté 
«;ette  fois  par  ses  amis,  prit  aussitôt  la  route  de  Tours.  Un  manteau 
de  voyage,  dont  le  capuchon  se  rabattait  sur  sa  tète ,  lui  servit  de 
préservatif  contre  l'étonnement  et  les  risées  qu'aurait  excités  la 
vue  de  cette  tète  de  clerc  sur  les  épaules  d'un  soldat.  Arrivé  sous 
les  murs  de  Tours,  il  mit  pied  à  terre  ;  et,  la  tète  toujours  envelop- 
pée dans  le  capuchon  de  son  manteau  ,  il  marcha  vers  la  basilique 
de  Saint-3Iartin ,  dont,  en  ce  moment,  toutes  les  portes  étaient  ou- 
vertes (i2). 

C'était  un  jour  de  fête  solennelle,  et  l'évèque  de  Tours  qui  ofîi- 
ciait  pontilicalement  venait  de  donner  aux  Hdèles  la  communion 
sous  les  deux  espèces.  Les  pains  qui  s'étaient  trouvés  de  reste 
après  la  consécration  de  l'eucharistie  couvraient  l'autel,  rangés  sur 
des  nappes  à  côté  (]i\  grand  calice  à  deux  anses  qui  contenait  le  vin. 
L'usage  voulait  qu'à  la  (in  de  la  messe  ces  pains,  non  consacrés  et 
siuïplemenl  bénis  par  le  prêtre,  fussent  coupés  en  monceaux  et  dis- 
tribués entre  les  assistans  :  on  appelait  cela  donner  les  culogies. 
L'assemblée  entièi'e,  à  l'exception  des  pei'sonnes  excommuniées, 

(i)  Quorum  pedes  prinii  peroue  scloso  talus  aJ  usqiie  vincitibaiitur  ;  j,'Piuia  , 
crura,  suiœque  sine  tegniine.  Prœter  hoc  vestis  alla,  stricta  ,  versicolor,  vix  appro- 
pinquaiis  poplitibusexertis  :  manicae  sola  hrachiorum  principia  vêlantes...  l'endiiîi 
ex  humero  gladii  balteis  supercurrentibus  strinxeiant  clausa  bullatis  latera  ilieno- 
nibtis.Ex  ApoUinari  Sidonîo,  apud  script,  reruni  fraiicic,  tom.  I,  pag.  79  i. 

(t.)  Opeitoque  capile,  indutusque  veste  ScECulari,  beati  Martini templum  expetit. 
(•l'fg.  Turon.  hist.,  lib.  V,  pag.  289 .  —  Ces  mots  ;  operioqiie  cap/le,  se  trouvent 
éclaircis  dans  le  sens  que  je  leur  attribue  par  le  passage  suivant  du  même  auteur  : 
et  tecto  capitc  ne  agnoscaris  s'Uvam  pete....  et  ille  accfplo  consilio,  dam  obtccto 
capite  fugere.  n'Uerelur ,  exlracto  quidam  gladio  capttt  ejiis  ctini  cucnllo  Jecidil. 
Ijb.  VII,  pag.  iio.  —  L'usage  des  manteaux  à  capuchon  avait  passé  des  Gaules 
à  Rome.  yoy.  les  satires  de  Jnvenal  pussïm ,  et  le  père  Sloiilfauron ,  a/ifiai/ile  er- 
piiqucp. 

l'J. 


I.'i'i  isivii    nr>;  ni  r\   monuks. 

;i\;iil  |>;iil  ;'i  celle  (lisliihiilicii  l.iili'  |»;ir  les  dincres ,  cumiiH'  (('Ile 
•  le  r»'ii(h;irisli('  »'l;iil  l'.iilt'  p.ir  !<•  piTlic  (»ii  r('\n|iic  ofliciiml  (I). 
Après   avoir  pnrcniini   la  liasiliqiic,  en  doimaiil  ;i  clincim  sn   poi'- 
lioii  (le  i^îliii  licni,  les  diarrcs  de  Saint-.Maiiiii  virent  |)n'S(I('s  poiles 
Mil  lininmtMpii  leur  ('lait  ine(Minii,  el  dont  le  visajjeà  deinienveloppi' 
Minlilail  iiidi(|tiei'  de  sa  paît  l'iiitenlion  de  ne  |)as  se;  faire  ((jniiai- 
tre.  Ils  passèrent  (l(>vant  lui  aver  nK'Hance  cl  sans  hii  rien  offrir. 
I.'liiiineiii'  du  jeune  Merowijf,  nainiellenient violente,  sN'tailencon- 
echauflee  par  les  soucis  et  par  la  fati}}ue  de  la  roule.  En  se  voyant 
prive  d'une  faveur  que  tous  les  assisians  avaient  obtenue,  il  tonil»a 
<laiis  un  accès  de  dc'pit  furieux,  'l'raveisanl  la  fouh;  qui  remplis- 
sait la  nef  de  réfjlise ,  il  p('n('tra  jus(|ue  dans  leclueur,  où  se  trou- 
vait (iréjfoire  avec  un  autre  évèque,  liajjlieneniod,  Frank  d'origine, 
(|ai  venait  de  succéder  à  saint  Germain  dans  la  uM-ti-opole  de  Paris. 
Parvenu  en  face  de  l'estrade  où  siégeait  Grégoire ,  dans  ses  habits 
pontificaux,   ^lerowig  lui  dit  d'un  ton  brusque  et  impérieux: 
«  Kvèque,  pourquoi  ne  me  donne-t-on  pas  des  eulogies,  comme 
au  resKî  des  fidèles?  Dis-moi  si  je  suis  excomnnmié(2i?»  A  ces  mots, 
il  rejeta  en  arrière  le  capuclion  de  son  manteau,  et  découvrit  aux 
regards  des  assistans  son  visage  rouge  de  colère  el  l'clrange  figure 
d'un  soldai  tonsuré. 

L'évèque  de  Tours  n'eui  pas  de  peine  à  reconnaître  le  fils  aîné 
du  roi  ililperik,  car  il  l'avait  vu  souvent  et  savait  déjà  toute  son 
histoire.  Le  jeune  fugitif  paraissait  devant  lui  chargé  d'une  double 
infraction  aux  lois  ecclésiastiques,  le  mariage  à  l'un  des  degrés 
prohibés  et  la  renonciation  au  caractère  sacré  de  la  prc'trise,  faute 
si  grave ,  que  les  casuistes  rigides  lui  donnaient  le  nom  d'apostasie. 
Dans  l'é'iat  de  culp.abiliK'  flagrante  où  le  plaçaient  le  costume  sécu- 


(i)  Nobis  aulem  missas  celebiaiilihus  in  sanrlam  Ijasilicam,  aperla  reperiens 
oslia,  ingressus  est.  Greg.  Tiiion.  hist,,  lil).  V.  pai;.  7.39.  —  Prsefatio  D.  Theod, 
Riiinarl  ad  Greg.  Turon.  liisf.  pag.  gS. 

(2)  Peliit,  ut  ei  eiilogias  dare  deberemus.  Erat  aiitem  Innc  noliiscum  Ragnp- 
modiis  Parisiacae  sedis  episcopiis ,  qui  sancto  Gerniano  siiccesseral.  Greg.  Turon. 
liist.  liî).  V,  pag.  23f)  — En  rendant  le  discours  direct  j'ai  employé  une  formule 
d'allocution  très  commune  dans  l'histoire  de  Grégoire  de  Tours  :  Quid  tibi  rlsum 
est,  o  episcope,  etc.  f^oy.  plus  haut  pag.  iSg. 


NOUVELLES    Lim'RKS    SLK    LllISTOlKK    l)L    1'KV.M:i:.  I.'iô 

lier  et  les  armes  qu'il  avait  sur  lui,  Merowijj  ne  pouvait,  saus 
passer  par  l'épreuve  d'un  jujfemcnt  cauoni<jue,  être  admis  ni  à  la 
communion  du  pain  et  du  vin  consacrés,  ni  même  à  celle  du  pain 
simplement  l)(';ni ,  <]ui  était  comme  une  liyui'e  de  l'autre.  C'est  ce 
<|ue  répondit  révé(|ue  Gré/joire  avec  son  calme  et  sa  dij^uité  ordi- 
naiies.  Mais  sa  parole  à  la  fois  {>ravc  et  douce  ne  réussit  (ju'à  au{»- 
mcnler  l'emportement  du  jeune  lionnne,  (|ui,  ])erdanl  toute  mesure 
et  tout  respect  pour  la  sainteté  du  lieu ,,  s'écria  :  «  Tu  n'as  pas  K- 
pouvoir  de  me  suspendre  de  la  commimion  cinétienne  sans  l'aveu 
de  tes  frères  les  évé({ues,  et  si, de  ton  autorité  privée,  tu  me  retran- 
ches de  ta  connnunion  ,  je  me  conduirai  en  excommunié  et  je  tueiai 
(juel(|u'un  ici  (î).  »  Ces  mots,  prononcés  d'un  ton  farouche,  épou- 
vantèrent l'i^iiditoire  et  firent  sur  l'évèque  une  impression  de  tris- 
tesse profonde.  Craignant  de  pousser  à  bout  la  frénésie  de  ce  jeune 
barbare  et  d'an)ener  ainsi  de  {jrands  malheurs,  il  céda  par  néces- 
sité ;  et  après  avoir,  pour  sauver  au  moins  les  formes  h.'gales,  déli- 
bei'('  (piekjue  temps  avec  son  collèjfue  de  Pasis,  il  lit  donnera 
31ero\vig  les  eulogies  qu'il  réclamait  (2). 

Dès  qu(i  le  lîls  de  ililperik,  avec  Gailenson  frère  d'armes,  ses 
jeunes  compagnons  et  de  nombreux  serviteurs,  eut  pris  un  logement 
dans  le  parvis  de  la  basilique  de  Saint-Mailin,  l'évèque  de  l'ours  se 
hâta  de  remplir  certaines  formalités  qu'exigeait  la  loi  romaine ,  el 
dont  la  principale  consistait  pour  lui  à  déclar^'r  au  magisti"at  com- 
pétent et  à  la  partie  civile  l'arrivée  de  chaque  nouveau  réfugié  (5). 
Dans  la  cause  présente,  il  n'y  avait  d'autre  juge  et  d'autre  partie  inté- 
ressée que  le  roi  liilp'erik.  C'était  donc  à  lui  (|ue  la  déclaration  de- 
vait être  faite,  quelle  que  fût  d'ailleurs  la  nécessité  d'adoucir  par 

(i)  Qiiod  cùm  refataremus,  ipse  clamaïc  cœpit  et  dicere,  (jiiod  non  iwlc  eum 

à  communione  sino  fratrnm  ronniveutià  suspendeiennis MinaLalnr  enim  ali- 

(jnos  de  populo  noslro  intcificere,si  commnnioiifni  nostrani  non nieruisset.  Greg. 
Turon.  hist.,  lib.  V  pag.  aSg. 

(2)  Illo  auteiQ  hajc  dicenti;,  ciim  consensu  fralris  qui  pra'sens  eral,  contestatâ 
causa  cauonicà,  eulogias  à  nobis  acccj)it.  Verilus  auleni  sum,  ne  dùiii  unum  à 
communione  suspeudebam ,  in  niultos  exislerein  bomicida.  <î''i'.  Tuwu.  liist,, 
ibid. 

(J)  Loi  de  l'empereur  Léon  pour  les  asiles  (4(>())-  —  ^oy,  bisloirc  ccclésiasli([nc 
de  Fleurv,  lome  VI ,  pag,  562 


des  aclt'!>  de  d«  iVi  fiicc  laijjrciir  df  son  i(s>ciiliiii('iil.  lu  di;icic 
df  réfjlisc  mrtropoliioiru'  de  Tours  parlil  pour  Soissous,  ville  roy;de 
de  Neuslrie,  avec  la  mission  do  faire  un  récil  exact  de  tout  co  i|ui 
venait  d'avoir  lien.  Il  eut  pour  conipajjnon  ,  dans  eetle  ambassade, 
un  parentderévè(]ue,  appeli'  Nieelins,  (jui  se  rendail  à  la  cour  de 
Ililperik  pour  des  affaires  personnelles  (1). 

Arrives  an  i)alais  de  Soissons  et  admis  ensemble  à  l'audience 
royale,  ils  commen(;aient  à  exposer  les  motifs  de  leur  voyage,  lors- 
(jue  Fiede^fonde  survint  et  dit  :  «  Ce  sont  des  espions,  ils  viennent 
s'iiiformer  ici  de  ce  que  f.iit  le  roi ,  afin  d'aller  ensuite  le  rapporter 
à  Merowig.  >  Ces  paroles  suffirent  pour  njettrv  en  émoi  l'esfjiit 
soupçonn«'ux  de  Ililpei'ik.  L'ordre  fut  donné  aussitôt  d'arrêter  ISi- 
cclius  et  le  diacre  porteur  du  messnjje.  On  les  depAuilla  de  tout 
rarxjent  qu'ils  avaient  sur  eux,  et  on  les  conduisit  aux  extrémités 
du  ioyauine,  d'oii  ils  ne  revinrent  l'un  et  l'autre  qu'après  un  exil  de 
sept  mois  (2).  Pendant  que  le  messajjer  et  le  parent  de  Gréjjoire  de 
Tours  se  voyaient  traités  d'une  si  rude  manière ,  lui-même  reçut 
de  la  paît  du  roi  Ililperik.  une  dépêche  conçue  en  ces  termes  : 
t  Chassez  l'apostat  hors  de  votre  basilique,  sinon  j'irai  brûler  tout 
le  pays.  »  L'evèque  répondit  simplement  qu'une  pareille  chose 
n'avait  jamais  eu  lieu,  pas  même  au  temps  des  rois goths  qui  étaient 
hérétiques,  et  (ju'ainsi  elle  ne  se  ferait  pas  dans  un  temps  de  véri- 
table foi  chrétienne.  Obligf'  par  cette  réponse  de  passer  de  la  me- 
nace à  l'effet,  Ililperik  se  décida,  mais  avec  mollesse;  et  grâce  à 
l'instigation  de  Fredcgonde  qui  n'avriil  aucune  peur  du  sacrilège,  il 
fut  résolu  que  des  troupes  seraient  rassemblées,  et  (jucle  loi  lui- 
même  se  mettrait  à  leur  tête  pour  aller  châtier  la  ville  de  Tours  et 
forcer  l'asile  de  Saint-Martin  ^5i. 


(i)  NicelJus  vir  neptis  mex,  propriam  liabens  causain,  ad  Chilpericum  Regeui 
abiitcum  Diacono  nostro,  qui  régi  fugam  Merovechi  narraret.  ,  Cieg^.  Turon.  hist., 
lib.  V,  pag.  239. 

(2)  Quibus  \isLs ,  Fredegundis  regina  ait  :  •<  Exploratores  sunt ,  et  ad  sciscitandum 
<•  quid  agal  rex  advenerunt ,  ut  sciant  quid  Merovecho  reuuntienl.  »  Et  statim 
exspoliatos  in  exilium  relrudi  prœcepit,  de  quo  mense  septimo  expleto  relaxafi 
sunt.  Oreg.  Turon  ,  ihid. 

(3)  Igilur  Chilpericus  nuntios  ad  nos  direxil ,  dicens  :  «  ejicile  apostalam  illum 


NOUVELLES  LETTRES  SLR  LiUSTOlKE  DE  1  RA.XX.      io5 

En  apprenaiu  la  nouv(?llo  do  ces  préparatifs,  Mero\vi{{  l'ul  saisi 
d'une  lerreur  dont  l'expression  se  colorail  d'un  certain  sentiment 
re!i{fieux.  «  A  Dieu  ne  plaise,  s'éeria-t-il,  que  la  sainte  basilique  de 
mon  seigneur  Martin  subisse  aucune  violence,  ou  que  son  pays  soit 
désolé  à  cause  de  njoi  !  »  Il  voulait  partir  sur-le-champ  avec  Gon- 
tliiamn-Bose  et  tâcher  de  gagner  l'Austrasie,  où  il  se  flattait  de 
trouver  auprès  de  Brunehilde  un  asile  siu',  du  repos ,  des  richesses 
et  toutes  les  jouissances  du  pouvoir;  mais  rien  n'était  prêt  pour  ce 
long  voyage:  ilsn'avaientencoreniassezd'liommes  autourd'eux,  ni 
assez  de  relations  au  dehors,  l/avis  de  Gonthramn  fut  qu'il  fallait 
attendre  et  ne  pas  se  jeter  par  crainte  du  péril  dans  un  péril  beau- 
coup plus  grand  (1).  Incapable  de  rien  tenter  sans  le  concours  de 
son  nouvel  ami ,  le  jeune  prince  chei'chait  un  remède  à  ses  anxiétés 
dans  des  actes  de  dévotion  fervente  qui  ne  lui  étaient  pas  oïdinaires. 
Il  résolut  de  passer  tout  un(;  nuit  en  prières  dans  le  sanctuaire  de 
!a  basilique,  et  faisant  apporter  avec  lui  ses  effets  les  plus  précieux, 
il  les  déposa  comme  ofliande  sur  le  tombeau  de  saint  Martin;  puis, 
s'agenouillant  près  du  sépulcre,  il  ])ria  le  saint  de  venir  à  son  se- 
cours, de  lui  accorder  ses  bonnes  grâces,  de  faire  que  la  liberté 
lui  fût  jiromptement  rendue  et  qu'un  jour  il  devînt  roi  (2). 

Ces  deux  souhaits,  pour  Alerowig,  n'allaient  guère  l'un  sans 
l'autre,  et  le  dernier,  à  ce  qu'il  sen)bi(%  jouait  un  assez  grand  rôle 
dans  ses  convei-sations  avec  Gonthr.imn-Bose  et  dans  les  projets 
4|u'ils  faisaient  en  conuTiun.  Gonlhranm  ,  |)lein  de  (;onfiance  dans 
les  ressoui'ces  de  son  esprit,  invoquait  rarement  l'appui  des  saints; 

<•  de  basilici,  sin  aiileni ,  lotam  legionem  illam  igni  siiccindam.  ■>  Ciimque  nos  res- 
cripsissemus ,  inipossibile  esse  qiiod  temporibus  hiereUcorum  non  fuerat,  Cluislia- 
iiornni  nunc  temporil)us  fieri ,  ipse  exercitiim  rommovet.  Gieg.  Tiiron.  hist.,  lib.  V, 
pag.  239. 

(i)  Cùm  videret  Meroveclius  patrem  sutim  in  hâc  deliberafione  intentum,  ad- 
sumto  secum  Guntchramno  dnre  ad  Brunichildeni  pergere  cogitât,  dicens  :  <<  Absit 
<<  ut  propter  meam  personam  basilica  Domini  Martini  violentiam  perferat,  aut 
<•  regio  ejus  per  me  captivitati  subdatur.  >»  Gre^;.  Turon.  hist.,  lib.  V,  pag.  240. 

(2)  Et  ingressus  basiiicain,  di'nn  vigilias  ageret ,  res  quas  secum  habebat ,  ad 
scpulchnnu  beali  Martini  exliibuit ,  orans  ut  sibi  sanrius  succurercl ,  atque 
ei  concederet  gratiam  suam ,  ut  leguum  accipeie  possel.  ('leg.  Turon,  ii>i(/., 
pag.  241. 


mais  fil  irviinclic  il  ;ivail  recours  aux  iliseiirs  ilc  lionne  .iNcniufe  . 
aliii  tl  t|ti(»ii\(  r  |t;ir  leur  science  l;i  jusiesse  de  ses  coniliinaisons. 
Laiss;ini  doiic  Merowijj  prier  seul,  il  depèclia  l'un  de  ses  serviteurs 
vers  une  l'eniine  1res  habile,  a  ce  <iu'il  disail ,  (|ni  lui  avait  i)i'edii, 
enirautres  choses ,  lannée,  le  jour  et  l'heurc!  où  devait  mourir  le 
roi  llarilterl  ^^1).  Inlerro.'fée  au  nom  du  duc  (jonihianui,  sur  l'ave- 
nir  fjui  lui  était  réservé  à  lui  et  au  fils  de  llilperik ,  la  sorcière ,  qui 
proliablcinenl  les  connaissait  bien  tous  deux,  donna  cette  ri'ponsc 
adressée  à  tionthramn  lui-même  :  «  Il  arrivera  (|ue  le  roi  llilperik 
trépassera  dans  Tannée,  et  rpie  ]\Ier()>vi{{,  à  l'exclusion  de  ses  IVères, 
obtiendra  la  royauté;  loi,  Gonthranm,  tu  seras  pendant  ciiu|  ans 
duc  de  tout  le  royaume;  mais,  à  la  sixième  année,  tu  recevras,  par 
la  favcui-  du  |)euple,  la  di.j|nilé  épiscopale  dans  une  ville  située  sur 
la  rive  gauche  de  la  Loire  ,  et  enlin  tu  sortiras  de  ce  monde  vieux 
et  plein  de  jours  (2).  > 

Gonthramn-liose,  qui  passait  sa  vie  à  faire  des  dupes,  était  dupe 
lui-même  de  la  friponnerie  des  sorciers  et  des  devineresses.  Il  res- 
sentit une  giande  joie  de  cette  prophétie  extravagante; ,  mais  con- 
forme sans  aucun  doute  à  ses  rêves  d'aml)ition  et  à  ses  désirs  les 
plus  intimes.  Pensant  que  la  ville  indiquée  si  vaguement  n'était 
autre  que  celle  de  Tours,  et  se  voyant  déjà  en  idée  le  successeur 
de  Grégoire  sur  le  trône  pontifical,  il  eut  soin  de  lui  faire  part, 
avec  une  satisfaction  maligne,  de  sa  bonne  fortune  à  venir,  carie 
litre  (l'évêque  était  fort  envié  des  chefs  barbares.  Grégoire  venait 
d'arriver  à  la  basilit|ue  de  Sainl-Marlin  pour  y  célébrer  l'office  tie  la 
nuit,  lorsque  le  duc  austrasien  lui  fit  son  étrange  confidence,  en 
homme  convaincu  du  savoir  infaillible  de  la  prophélesse.  L'évêque 

(x)  Tune  direxit  Guntchramnus  piieruin  ad  mulicrein  (juamd.Tm,  sil)i  jarii 
cognitani  à  tempore  Chariberti  régis,  hal)enlem  spiritum  Pythonis  ut  ci  quae  erant 
eventura  narraret.   Greg.  Titron.  hist.,  lih.  V,  pag.  240. 

(2)  Quae  hœc  ei  per  pueros  niaiidata  reuiisit  :  ■<  Futunim  est  enim  ut  rex  Chil- 
"  pericushoc  anno  dcllciat,  et  Meiovechus  re\  exclusis  t'ratiibus  onme  capiat  leg- 
•'  nuiii.  Tuvero  ducatum  totiusregniejus  annisquinque  tcnel)is.  Sexto  veroanno  iiï 
«  iiiià  civitatiim  ,  quœ  super  Ligeris  alveum  sila  est  in  dcxlrd  ejus  parte,  favenle 

'  populo,  episcopalùs  giatiamadipisceris »  Greg.  Tiiron.  hist.,  ibld.  — Il  l;iiii 

entendre  ici  par  les  mots  dexird  parle  la  droite  du  fleuve  en  remontani  son  cours. 
Vov.  .-tdriani  J'alcsii  nolil'iam  GaUiariim. 


NOLVLLLIiS    LETTIIES    SL'K    l/lIlSTOlRi:    1>1.    I  liANCE.  llîïl 

l'cpoiiilit  :  4  C'est  à  Dieiiqu'il  l'auldciuaiiderdc  i)aieillcs  choses,  i  cl 
iK^  put  s'empêcher  de  lirc  i^l).  Mais  cette  vanité,  aussi  folle  qu'insa- 
tiable, ramena  douloureusement  sa  pens('e  sur  les  hommes  et  les 
misères  de  son  temps.  De  tristes  reflexions  le  préoccupèrent  au 
milieu  du  chant  des  psaumes;  et  lorsqu'après  l'office  des  vi{jiles, 
voulant  prendre  un  peu  de  repos,  il  se  fut  mis  au  lit  dans  un  appai- 
lement  voisin  de  l'église ,  les  crimes  dont  celte  église  semblait  de- 
voir être  le  théâtre,  dans  la  guerre  contre  nature  allumée  entre  le 
père  et  le  fils,  tous  les  malheurs  qu'il  prévoyait,  sans  pouvoir  les 
conjurer,  le  poursuivirent  en  quelque  sorte  jusqu'au  moment  où  il 
s'endormit.  Durant  le  sommeil,  les  mêmes  idées,  traduites  en 
images  terribles,  se  présentèrent  encore  à  son  esprit.  Il  vit  un 
ange  qui  traversait  les  airs ,  planant  au-dessus  de  la  basilique  cl 
criant  d'une  voix  lugubre  :  «  Hélas!  helas!  Dieu  a  frappé  llil[)erik 
et  tous  ses  fils  !  pas  un  d'eux  ne  lui  survivra  et  ne  possédera  son 
royaume  (!2).  »  Ce  songe  parut  à  Grégoire  une  révélation  de  l'ave- 
nir bien  autrement  digiu^  de  foi  que  les  réponses  et  tous  les  pres- 
tiges des  devins. 

Merowig,  léger  et  inconséquent  par  caractère,  eut  bientôt  re- 
cours à  des  distractions  plus  d'accord  avec  ses  habitudes  turbu- 
lentes, que  les  veilles  et  les  prières  auprès  du  tombeau  des  saints. 
La  loi  qui  consacrait  l'inviolabilité  des  asiles  religieux  voulait  que 
les  réfugiés  fussent  pleinement  libres  de  se  procui-er  toute  espèce  de 
provisions ,  afin  <|u'il  fût  impossible  à  ceux  qui  les  poursuivaient  de 
les  prendre  par  la  fomine.  Les  prêtres  de  la  basilique  de  Saint-31ar- 
lin  se  chargeaient  eux-mêmes  de  pourvoir  des  choses  nécessaires 
a  la  vie  leurs  hôtes  pauvres  et  sans  domestiques.  Le  service  des 
riches  était  fait  tantôt  par  leurs  gens  (jui  allaient  et  venaient  en 

(i)  Statim  jlle  vanitate  elatus ,  tanquam  si  jam  in  cathedra  Turonicae  ecclesiie 
resideret,  ad  me  ha>c  dettilit  verba.  Ciijiis  ego  inridens  stiiltitiani ,  dixi  :  "  A  Deo 

luec  poscenda  sunt »  Illo  quoque  ciim  confusione  discedente,  valdè  inridebam 

liomiiiem,  qui  talia  credi  pulabat.  Greg.  Turcn.  hist. ,  lib.  V,  pag.  240. 

(2)  Vigiliis  in  basilicà  sancti  Antislilis  celebralis,  dùm  lectulo  dccubans  ob- 
dormissem ,  vidi  angelum  per  aéra  volanleni  :  cùmque  super  saiictam  basilicani 
priEleriret,  voce  niagnà  ait  :  <•  Heu!  heu!  percussit  Deui  Chilpericuui ,  et  onmes 
-  filios  ejus,  nec  superabil  de  his  qui  processeruul  ex  lumbis  ejus  qui  regat  reguuni 
••  illni^  i:i  .Tl(  initin.  »  Orrg.  Tiiron.,  ilùd. 


l'iS  lii:Vl!E    DES    UtUX    MO.NDKS. 

toute  liboi'lc,  tniitùt  par  dcslioniinesci  pur  di.'s  fcrniiH's  du  deliors, 
doiil  la  prcscnre  o(«'asioiiait  souvent  de  rcniharras  cl  du  scan- 
dale. A  toute  heure,  les  cours  du  |)arvis  et  je  pi'ristyle  de  la  hasili- 
(|uecUiienl  remplis  d'une  l'unie  al'l'airc-e  ou  de  promeneurs  oisifs 
cl  curieux.  A  l'heure  des  lepas,  un  biuil  d'orjjie,  couvrant  pai- 
fois  le  chant  des  offices,  allait  trouble!'  les  jirèlres  dans  leurs  siallos 
et  les  reli{)ieu\  au  fond  de  leurs  cellules.  Quehjuefois  aussi  les 
convives,  pris  devin,  se  (pierellaienl  jus(pr;t  en  venir  aux  coups,  et 
des  rixes  san(f|antes  av.iient  lieu  aux  portes  cl  nuiine  dans  l'intérieur 
de  réalise  (II. 

Si  de  par<  ils  désordres  ne  venaient  point  à  la  suite  des  festins 
où  Merovvijf  cherchait  à  s'étourdir  avec  ses  compa{»nons  de  refufje, 
la  joie  bruyante  n'y  rnan(juait  pas  ;  des  éclats  de  rire  et  de  {grossiers 
bons  mots  retentissaient  dans  la  salle  el  accompajfnaient  surtout 
les  noms  de  Hilperik  et  de  Fredegonde.  IMerowig  ne  les  ménageait 
pas  plus  l'un  que  l'autre.  Il  racontait  les  crimes  de  son  père  et  les 
débauches  de  sa  belle-mère,  traitait  Fredegonde  d'infâme  prosti- 
tuée, et  Hilperik  de  mari  imbécillc,  persécuteur  de  ses  propres  en- 
fans.  «  Quoiqu'il  y  eût  en  cela  beaucoup  de  vrai ,  dit  l'historien 
contemporain,  je  pense  qu'il  n'était  pas  agréable  à  Dieu  que  de 
telles  choses  fussent  divulguées  par  un  lils  (2).  »  Cet  historien  , 
Grégoire  de  Tours  lui-même,  inviKi  un  jour  à  la  table  de;  Merovvig, 
entendit  de  ses  oreilles  les  scandaleux  propos  du  jenni;  homme. 
A  la  fin  du  repas,  Merowig,  resté  seul  avec  son  pieux  convive, 
se  sentit  en  veine  de  dévotion  et  pria  l'évèque  de  lui  faire  «juelque 
lecture  pour  l'instruction  de  son  ame.  Grégoire  prit  le  livre  de  Sa- 
lomon ,  et  l'ayant  ouvert  au  hasard ,  il  tomba  sur  le  verset  suivant  : 
<  l/œil  qu'un  fils  tourne  contre  son  père  lui  sera  arraché  de  la  tête 

(i)  Nam  saepè  caedes  infrà  ipsum  atrium,  quod  ad  pedes  beati  extat,  exegit 
(  Ebenilfiis) ,  exercens  a<.siduè  ebrietafes  ac  vanitates....  Introeuntes  piicllae,  cum 
reliqiiis  pueris  ejus,  sii.^pieiebant  pictiiras  parieluiii ,    rimabanliirque  ornaineuUi 

beati  sepulcbri  :  qiiod  valdc  faciuorosuni  religiosis  erat haec  ille  cùm  post 

cœnam  vino  niadidus  adverlisset Fiiribuudiisingrediliir..,.  Greg.  Titron.  bist., 

lib,  VII ,  pag.  3oo. 

(2)  Merovechus  vero  dc  patre  atque  iiovercâ  mnlta  crimina  loqiiebalur  :  quaj 
viim  ex  parte  vera  essent,  credo  arceplurn  non  fuisse  Dec,  ut  ha;c  per  filimn  miI- 
garenlnr.  Greg.   Titroii.  hist.,  lib.  V,  j)ag.  240. 


NOUVELLES    LETTRES    SUR    LllISTOlUE    DE    IISA.NCE.  loi) 

par  los  corbeaux  de  la  vallée.  »  Celle  rencontre  faile  si  à  propos  lui 
prise  par  l'évèque  pour  une  seconde  révélaiion  de  l'avenir,  aussi 
menaçante  que  la  première  (1). 

Cependani  Fredo(}onde,  plus  acharnée  dans  sa  haine  el  plus 
active  que  son  mari,  résolul  de  prendre  les  devans  sur  rexj>édi- 
tion  qui  se  préparait  et  de  faire  assassiner  Merowig  au  moyen  d'un 
guet-à-()ens.  Leudaste,  comte  de  Touis,  qui  tenait  à  s'assurer  des 
bonnes  {;races  de  la  reine,  et  qui  d'ailleurs  avait  à  se  venger  du 
pillage  commis  dans  sa  maison  l'année  précédente,  s'offrit  avec 
empressement  pour  exécuter  ce  meurtre.  Comptant  sur  l'impi'é- 
voyance  de  celui  qu'il  voulait  tuer  pai-  surprise,  il  essaya  différens 
stratagèmes  pour  l'attirer  hors  des  limites  où  s'arrêtait  le  droit 
d'asile;  mais  il  n'y  réussit  pas.  Soit  par  un  dépit  sauvage,  soit  pour 
exciter  la  colèj-e  du  jeune  prince,  jusqu'au  point  tUi  lui  faire  per- 
dre tout  seniimenl  de  prudence,  il  lit  attacjuer  à  main  armée  ses 
serviteurs  dans  les  rues  de  la  ville  [H).  ]ji  plupart  furent  massacrés; 
et  Merowig,  saisi  de  fureur  à  cette  nouvelle,  serait  allé  tête  baissée 
dans  le  piège,  si  le  prudent  Gonihramn  ne  l'eût  retenu.  Comme  il 
s'emportait  outre  mesure,  disant  qu'il  n'aurait  de  repos  qu'après 
avoir  châtié  d'une  manière  sanglante  le  complaisant  de  Frede- 
gonde,  Gonihramn  lui  conseilla  de  diriger  ses  représailles  d'un 
côté  où  le  danger  fût  nul  et  le  profit  consid('rable,  el  de  faire  paver 
le  coup,  non  à  Leudaste,  qui  était  sur  ses  gardes,  mais  à  un  autre, 
n'importe  lequel,  des  amis  du  roi  ïlilpcrik  ou  des  familiers  de  sa 
maison  (5). 

(i)  Quâilam  enini  die  ad  conviviuin  ejiis  adscitiis  dùm  pariler  sedercniu.s,sup- 
pliciter  peliil  aliqua  ad  inslniclioneni  aiiiin.'c  legi.  Ego  verô  reseialo  Saloiuoiiis 
libro ,  versiculum  qui  primus  occiirrit  ari'ipiii,  qui  hœc  conliiiebat  :  «  Ocuiuiu  (|ui 
«  adversùs  adspexerit  paliem,  effodiant  cum  coivi  de  iou\alld)us.  »  lllo  cpioque 
non  intelligente,  consideravi  hune  vcrsicnluiu  ;i  domino  prœpaiatum.  Grc§'.  Turo/i 
liist.,  lih.  "V,  pag.  240. 

(a)  Leudastes  lune  cornes  cùm  multas  ei  in  aniore  Fredegundis  insidias  lenderel , 
ad  exlrcniuni  pucros  ejus,  qui  in  pago  cgressi  fueiant ,  cirrunivenlis  dolis  gladio 
trucidavit,  ipstimquc  interiniere  cupiens  si  reperire  loco  oppoituno  poluisset. 
Creg.  Turoii.  liist.,  ib'ul. 

(3)  Sedille  consilioususGunlchramni,  etse  ulcisci  desiderans....  Gipg.  Turon. 
liist.,  ibid. 


Ii>"  UEVfl     m  s    IM  I  \    MMNfttS. 

Maiilcil,  |Hiiiii(i-  iiK'dc»  in  du  roi,  Ikuiiiiic  tri's  riche  el  d'un  n:itn- 
I  cl  piii  li(lli(|ii(ii\ ,  se  iroiniiii  iiloi's  ;"i  'l'ours,  vciKinl  de;  Soissoiis 
r[  se  rciuhm  à  Poilici's,  s:i  ville  iiiitalc  II  ;iv;iil  ;iv<'c  lui  très  peu 
dr  {{c'iisci  li('au(OU|) de bajjujjes;  el  pour  les jeuiu^s  {juerriers,  <;om- 
pajpions  de  Merowiji;,  rien  n'élail  plus  lacilc  (piedc  renicvcr  dans 
son  hôtellerie.  Us  y  entrèrenl  en  elïel  à  l'iiiiprovisle,  el  baiiiicnt 
crucllenieni  le  jmeilique  nu'deciii,  «jui,  heureusement  pour  lui, 
jtarvint  à  s'eeha|>per,  else  rc'iujpa  prescpie  nu  dans  la  catli«'drale, 
laissant  au\  mains  des  assaillans  son  or,  son  arjicnlel  le  reste  de 
son  l>a{}a{}C  il).  Tout  cela  lui  re/;ard(!  connue  de  bonne  prise  pai* 
le  fils  dellilpeiik,  qui,  satisfait  du  tourcju'il  venait  de  jouer  à  son 
père  et  se  croyant  assez  ven{jé ,  voulut  montrer  de  la  clémence. 
Sur  la  prière  derévè(jue,  il  Hl  annoncer  au  pauvn'  ■Marileïf,  qui 
n'osait  plus  sortir  de  son  asile,  qu'il  èUiil  libic  de  continuer  sa 
roule  (2).  Mais  au  momenl  où  Merowig  sapplaudissail  d'avoir  pour 
conipa.jrnon  de  fortune  el  pour  ami  de  cœur  un  honmie  aussi  avisé 
(|ue  Gonlhramn-Bose ,  celui-ci  n'hésitail  pasàvendi-e  ses  services 
à  la  mortelle  ennemie  du  jeune  homme  inconsidéré  (|ui  plaçait  en 
lui  toute  sa  coniiance. 

Loin  de  partager  la  haine  que  le  roi  llilperik  vouait  au  duc  Gon- 
tliranm,  à  cause  du  meurtre  de  'rheodebert,  Frede.jfonde  lui  sa- 
vait gré  de  ce  meurtre  qui  l'avait  debarrass('e  d'un  de  ses  beaux- 
fils,  comme  elle  souhaitait  de  l'èlre  des  deux  autres.  Son  inléicl 
en  faveur  du  duc  auslrasien  était  devenu  encore  plus  vif,  depuis 
(ju'elle  entrevoyait  la  possibilité  de  le  faire  servir  d'inslrumenl  pour 
la  perle  fie  3Ierowig.  Gonilnanm-Bose  se  chargeait  peu  volontiers 
d'une  commission  p(;rilleuse;  mais  le  mauvais  succès  des  lentaiives 
du  comte  Leudaste,  homme  plus  violent  qu'adroit,  détermina  la 
reine  à  tourner  les  yeux  vers  celui  qui  pourrait,  non  pas  exécuter 
<le  sa  propre  main  ,  mais  rendre  infaillible  par  son  astuce  l'assass!- 

(i)  Redeunle  Marileifo  archiatro  de  prœseatià  régis,  (eum)  comprehendi  pra;- 
cepit  :  ca'sumque  giavissimè,  ablato  auro  argenloque  ejus,  et  reliqiiis  rébus  quas 
secum  e\hibebat ,  nudum  reliquit.  Et  interfecisset  utiqiie ,  si  noa ,  inter  maiiiis 
cwdentium  elapstis,  ecclesiam  expetisset.  Cn-g.  Turon.  ,  bist.  lih.  V  ,  pag.  «40. 

(2)  Quem  nos  poslea  indutum  veslimeutis ,  oblentà  viià,  Pitlaviiin  reiiiisiniiis. 
ihid. 


NOUVELLES    LLITUKS    SLIi    l'iIISTOIRE    1)1.    1  ISANCE.  Hil 

liai  qu'elle  in('(lil;iil .  Elle  envoya  donc  près  de  Gontlniimn  une  per- 
sonne afli(l<'e  (|iii  lui  remit  de  sa  part  ee  messa^je  :  "  Si  lu  parviens 
:i  faire  sortir  Merowi}}  de  la  basilique,  afin  <|u'on  le  tue,  je  te  ferai 
lin  nin,oni{i(pic présent  (1).  »  Gonlliramn-Boseaccepta  de {jrand cœur 
la  proposition.  Persuadé  que  l'habile  Frcde^jonde  avait  déjà  pris 
toutes  ses  mesures  et  que  des  meurtri(;rs  apostés  faisaient  le  guet 
aux  environs  de  Tours,  il  alla  trouver  Mcnnvig,  et  lui  dit  du  ton  le 
plus  enjoué  :  «  Pourquoi  menons-nous  ici  une  vie  de  lâches  et  de 
paresseux,  cl  restons-nous  tapis  comme  des  hébétés  autour  de 
cette  basilique  !  Faisons  venir  nos  chevaux  ,  prenons  avec  nous  (Jes 
chiens  et  des  faucons,  et  allons  à  la  chasse  nous  donner  de  l'exercice, 
r(îspirer  le  {jrand  air  et  jouir  d'une  belle  vue  (2).  » 

Le  besoin  d'espace  el  d'air  libre  que  ressentent  si  vivement  les 
emprisonnés  parlait  au  cœur  de  Merowifï ,  et  sa  facilité  de  carac- 
tère lui  faisait  approuver  sans  examen  tout  ce  que  proposait  son 
ami.  11  accueillit  avec  la  vivacité  de  son  âge  celte  invitation  at- 
irayanle.  Les  chevaux  furent  amenés  sur-le-champ  dans  la  cour  de 
la  basilique,  et  les  deux  réfugiés  sortirent  en  complet  équipage  de 
«liasse,  portant  leurs  oiseaux  sur  le  poing,  escortés  par  leurs  ser- 
viteurs et  suivis  de  leurs  chiens  tenus  en  laisse.  Us  prirent  pour 
but  de  leur  promenade  un  domaine  appartenant  à  l'église  de  'l'ours 
et  situé  au  village  de  Jocundiacum ,  aujourd'hui  Jouay,  à  peu  de 
distance  de  la  ville.  Us  passèrent  ainsi  tout  le  jour ,  chassant  et 
courant  ensemble ,  sans  que  Gonthramn  donnât  le  moindre  signe 
de  pr(''(>cciipation  el  parût  songer  à  autre  chose  (ju'à  se  divertir  de 
son  mieux.  Ce  (|u'il  attendait  n'arriva  point.  Ni  durant  les  courses 
dc'  la  journée,  ni  dans  le  trajet  de  retour,  aucune  troupe  armée 
ne  se  présenta  pour  fondre  sur  Merowig,  soit  que  les  émissaires 

(:)  Misit  ad  Guntchramnum  Bosonem  Fredegundis  regiiia,  qiia;quf  vi  jani  pro 
morle  Theodoberti  patrocinabatur,  occulte  dicens:  Si  Merovechiim  ejicere  potiieris 
•<  de  l)asilicâ  ut  interticiatiii-,  magiiuinde  me  inunusaccipies.  »  Crrg.  Turoii.  hisl., 
lib.  A',  pag.  240. 

(2)  At  ille  pr<est6  putans  esse  interfectores ,  ait  adMerovechum  :  «  Ut  quid  liic 
"  quasi  segnes  et,  timidi  residemus,  et  ut  bebetcs  circà  basilicani  hanc  oceulimur? 
«  veniant  enim  equi  nostri ,  et  acceptis  accipilribus,  cum  canibus  exerceamur 
'■  venatione,  spectaculisque  pattilis  jocunoemur-  »  Hoc  enim  agebat  cfiUidè,  ut 
cnin  à  sanctâ  basilicà  separaiet.  Gre^.  Juron,  bisl.,  itid. 


Kii  iii:m  r.  ni.s  i)i;i;x  M<l^Dlis. 

i\r  l"i»'(l('{;oiulc  ne  riissciil  pas  ciicorv  arrivcsà  Tours,  suit  (|ui'  ses 
in.Niriii'lions  ciissculctf  mal  suivies.  MiTowij;  rciiU'a  donc  paisildc- 
uiciit  dans  ri-nci'iulc  qui  lui  servait  d'asilt.',  joyeux  dosa  liljcrle  de» 
(|ucl(|U('s  heures  et  ne  se  doutant  nullement  (ju'il  eût  elc;  en  dan.'jer 
de  périr  pai-  la  plus  insijjue  trahison  ^I). 

L'armée  qui  devait  mareher  sur  Tours  était  prête;  niaiscjuand 
il  s'agit  de  partii-,  ililpeiik  devint  tout  à  eoup  indécis  et  timor»'; 
il  auiait  vimlu  savoir  jusqu'à  quel  point  allait  en  ce  moment  la  sus- 
eeplihilite  de  saint  Martin  contre  les  inlracteursdc'sesprivil('/;es,  cl 
si  le  saint  lonl'esseur  était  en  \eiiie  d'indul^fcnce  ou  de  colère, 
(vonune  personne  au  monde  ne  pouvait  donner  là-dessus  la  nioindn; 
information ,  le  roi  conçut  l'étrange  idée  de  s'adresser  par  écrit 
au  saint  lui-même,  en  sollicitant  de  sa  pari  une  réponse  nette  et 
|)Ositive.  Il  rédigea  donc  une  lettre  qui  énonçait  en  manière  de 
plaidoirie  ses  griefs  paternels  contre  le  meurtiicr  de  son  fils  Theo- 
debert  et  faisait  contre  ce  grand  coupable  un  appel  à  la  justice  du 
saint.  La  requête  avait  pour  conclusion  celle  demande  perempto'ire  : 
«  M'esl-il  permis  ou  non  de  tirer  Gonlhramn  hors  de  la  basilique  (2)?  » 
Une  chose  encore  plus  bizarre ,  c'est  (ju'il  y  avait  la-dessoas  un 
stratagème,  et  (jiie  le  roi  Hilperik  voulait  ruser  avec  son  correspon- 
dant céleste ,  se  promettant  bien ,  si  la  permission  lui  était  donn(;e 
pour  Gonlhramn ,  d'en  user  également  pour  s'emparer  de  Merowig 
dont  il  taisait  le  nom ,  de  peur  d'effaroucher  le  saint.  Cette  singu- 
lière missive  fut  portée  à  Tours  par  un  clerc  de  race  franke,  nommé 
Baudeghisel,  qui  la  déposa  sur  le  tombeau  de  saint  Martin,  el  nu't 
à  côté  une  feuille  de  papier  blanc  pour  que  le  saint  put  écrire  sa 
réponse.  Au  bout  de  trois  jours,  le  messager  revint,  et  trouvant 
sur  la  pierre  du  sépulcre  la  feuille  blanche  telle  qu'il  l'y  avait  mise, 


(i)  Egressi  itaque,  ut  diximus,  de  basilicâ  ad  Jociindiacensem  domum  rivitati 
])ro\imam  progressi  siint  :  sed  à  nemine  Merovechus  nocitus  est.  Gre^.  Tttion. 
hist.,  lib.  V,  pag.  241. 

(2)  Et  quia  iinpetebatur  tune  Guntchramaus  de  inteiitu ,  ut  diximus,  Theodo- 
berti ,  misit  Chilpeiicus  rex  nunlios  et  epistolam  scriplain  ad  sepulcbrum  Sancti- 
Martini,  q\iœ  habebat  iiiserluiii,  ut  ei  beatus  Maitinus  lescriberet ,  utrùni  liceret 
exlrabi  Guutcbramnum  de  basilità  ejus ,  an  nou.  Greg.  Titroii.  hi^t.,  lib.  X, 
ibid. 


NOUVLl.I.ES    l.E'nnES    SL'li    LUlSTOIUi:    bE    FHANCE,  HtT) 

sans  le  moindre  signe  d'éciilure,  il  jugea (jue saint  Martin  refusait 
(le  s'expliquer  et  retourna  vers  le  roi  Ililperik  (i). 

Ce  que  le  roi  craignait  par-dessus  tout,  c'était  que  Merowig 
n'allât  rejoindre  Brunehilde  en  Austrasie,  et  qu'aidé  de  ses  conseils 
et  de  son  argent ,  il  ne  réussit  à  se  créer  un  parti  nombreux  parmi 
les  Franks  neusiriens.  Celte  crainte  l'emportait  même  dans  l'esprit 
de  Ililperik  sur  sa  haine  contre  Gonlliramn-Bose ,  envers  lequel 
il  se  sentait  des  velléités  de  pardon,  f)oui'vu  (ju'il  ne  favorisât  en 
rien  le  dépai'l  de  son  compagnon  d'asile.  De  la  naquit  un  nouveau 
plan,  où  Ililperik  se  montre  encore  avec  le  même  caractère  de 
finesse  lourde  et  méticuleuse.  Ce  plan  consistait  à  tirer  de  Gon- 
tliramn ,  sans  lequel  Merowig,  faute  de  ressources  et  de  décision  , 
était  incapable  d'entreprendre  son  voyage,  la  promesse  sous  le 
serment  de  ne  point  sortir  de  la  basiliciue  sans  en  donner  avis  au 
roi.  Le  roi  Ililperik  comptait  de  cette  manière  être  averti  assez  à 
temps  pour  pouvoir  intercepter  les  communications  entre  Tours  et 
la  fi'onlière  d' Austrasie.  Il  envoya  des  émissaires  pailer  secrètement 
à  Conthranm  ;  et  dans  cette  lutte  de  fourbe  contre  fourbe,  celui-ci 
ne  recula  pas.  Se  liant  peu  aux  paroles  de  réconciliation  que  lui 
envoyait  Ililpeiik,  mais  trouvant  (ju'il  y  avait  là  peut-être  une  der- 
nière chance  de  salut,  si  toutes  les  autres  venaient  à  lui  man(ju('r, 
il  prêta  le  serment  qu'on  lui  demandait,  et  jura  dans  le  sanctuaire 
même  de  la  basilique ,  une  main  sur  la  nappe  de  soie  qui  couvi'ail 
le  maitre-autel  (!2).  Cela  fait,  il  ne  mit  pas  moins  d'activité  (ju'au- 
paravant  à  tout  pn-parer  dans  le  plus  grand  mystère  pour  une 
évasion  inopinée. 

Depuis  le  coup  de  fortune  qui  avait  fait  tomber  entre  les  mains 
des  réfugiiîs  l'argent  du  médecin  Marileïf ,  ces  préparatifs  mar- 
chaient rapidement  ;  des  braves  de  profession ,  classe  d'hommes 

(i)  Sed  Raudegiselus  diaconus,  qui  hanc  epistolam  exhihiiit,  cliarlam  pnram 
cuin  eàdcin  quam  detulerat,  ad  sancluin  tmniilum  misit.  Cùtnque  per  triduiini 
expectasset,  et  niliil  lescripti  reciperet,  redivit  ad  Ciiilpericum.  Greg.  Tarori. 
hist.,  lib.  V,  pag.  241. 

(2)  nie  verô  misit  alios,  qui  à  Guntrhramno  sacrameiita  exigèrent,  iil  siiic 
cjus  scientiâ  basilicam  non  relinqiieret.  Qui  ambienter  juians  pallaiii  altaris  fide- 
jiissorem  dédit,  niniquani  se  exindc  sine  jussione  regià  egressiirum.  Gie^.  Tiiroti. 
hist.,  ibid. 


Mii  l;i M  I.    I»l .^    1)1  L\    >liiM)l.>. 

<|iif  l.'i  coikiih'Ic  ;i>.iil  irt'('<',  s'oflraicnl  en  loiilr  puni'  servir  d'cs- 
(•(Hlf  jiis(|ir;m  II  rmc  du  \()v;i,<m'.  I.ciir  iidiuIh'c  .s'('Icv:i  hiciilùl  :i 
plus  (If  ciiKi  (Tiils.  Avec  iiiic  ])art'ill('  Idicc,  l'i-vasion  «-lail  facile  e( 
lanivee  on  Aiislrasie  exln'meinetit  piobahle.  (idnlIiiaiiiii-Jiosf 
jujfca  (jnil  nv  avail  plus  de  iimiil"  pour  dilTiM-cr' davanta(je,  <'t  se 
{pirdaiit  bien,  inal{;ro  son  serment,  de  faire  doiuierau  roi  le  nioiii- 
di'c  avis,  il  dit  a  Mei-ovvi{î  (|u'il  fallait  sonjjcr  au  d(''|)arl.  Mer(iwi{;, 
faillie  et  ii'résolu ,  lors(|ue  la  passion  ne  le  soulevait  pas,  sur  le 
point  «le  ris<]ner  eelte  {;rande  aventure,  fléeliil  et  retoniba  de  nou- 
veau dans  ses  anxiétés.  «  Mais,  luiditlionthranni ,  est-ce  que  nous 
n'avons  pas  pour  nous  les  prédictions  de  la  devineresse?  »  Le  jeune 
prince  ne  fut  pas  rassuré,  et,  pour  faire;  diversion  à  ses  tristes  pres- 
sentiniens,  il  voulut  chercher  à  une  meilleure  source  des  informa- 
tions sur  l'avenir  (I). 

Il  y  avait  alors  un  procédé  de  divination  relijjieuse  prohibé  par 
les  conciles,  mais  pratiqué  en  Gaule,  malgré  cette  défense,  par  les 
hommes  les  plus  sages  et  les  plus  éclairés;  Merovvig  s'avisa  d'y 
recourir.  Il  se  rendit  à  la  chapelle  où  était  le  tombeau  de  saint  3Iar- 
tin ,  et  posa  sur  le  sépulcre  trois  des  livres  saints  :  celui  des  Rois ,  le 
Psautier  et  les  Evangiles.  Durant  toute  une  nuit,  il  pria  Dieu  et  le 
saint  confesseur  de  lui  faire  connaître  ce  qui  allait  arriver,  et  s'il 
devait  espérer  ou  non  d'obtenir  le  royaume  de  son  père  (2).  Ensuite 
il  jeûna  trois  jours  entiers;  et  le  quatrième,  revenant  près  du  tom- 
beau ,  il  ouvrit  les  trois  volumes  l'un  après  l'autre.  D'abord  ce  fut 
le  livre  des  Hois  qu'il  avait  surtout  hâte  d'interroger.  Il  tomba  sui- 
une  page  en  tète  de  laquelle  se  trouvait  le  verset  suivant  :  «  Parce 
que  vous  avez  abandonné  le  Seigneur  votre  Dieu  jiour  suivre  des 
dieux  étrangers,  le  Seigneur  vous  a  livrés  aux  mains  de  vos  enne- 
mis. »  En  ouvrant  le  livre  des  Psaumes,  il  rencontra  ce  passage  : 
<  Tu  les  as  renversés  au  moment  oii  ils  s'élevaient.  Oh!  comment  sont- 


(i)  Merovechus  vero  non  credens  Pythouiss.'c...  Girg.  Turon.  liist.,  lil).  V, 
lag.  241. 

(a)  Très  libres  super  Sancti  sepulchruni  posuit,  idest,  psalleiii ,  regiiin,  evan- 
geliorum  :  et  vigilans  lotà  nocte,  peliit  ut  sibi  beatus  confesser  quid  eveniret  osten- 
deret,  et  utrùm  possit  regnum  acripere,  an  non,  ut  Domino  indicante  cognosreret. 
Greg^.  Turon.  hist.,  ih'id. 


NOUVELLES   LETTRES    SLK    LHISTOIIIE    DE    1  liANCK.  lO.J 

ils  tombés  dans  la  dcsolalion  !  »  Enlin,  dans  le  livre  des  Évangiles 
il  lut  ce  verset  :  «  Vous  savez  que  la  pàque  se  fera  dans  deux  jours 
et  que  le  Fils  de  l'homme  sera  livré  pour  être  crucifié  (1).  »  Pour  ce- 
lui qui  dans  chacune  de  ces  paroles  croyait  voir  une  réponse  de 
Dieu  même ,  il  était  impossible  de  rien  imajjiner  de  plus  sinistre , 
et  il  y  avait  là  de  quoi  ébranler  une  anie  plus  forte  que  celle  du  fils 
de  riilperik.  Sous  le  poids  de  cette  triple  menace  de  trahison,  de 
ruine  et  de  mort  violente,  il  resta  comme  accablé  et  pleura  long- 
temps à  chaudes  larmes  auprès  du  tombeau  de  saint  Martin  (t2). 

Gonlliramn-Bose,  qui  s'en  tenait  à  son  oracle,  et  qui  d'ailleurs 
ne  trouvait  là  aucun  sujet  de  crainte  pour  lui-même,  persista  dans 
sa  résolution.  A  l'aide  de  cette  influence  que  les  esprits  décidés 
exercent  d'une  manière  qu'on  pourrait  dire  magnétique  sur  les 
caractères  faibles  et  impressionnables,  il  raffermit  si  bien  le  cou- 
rage de  son  jeune  compagnon  ,  que  le  départ  eut  lieu  sans  le  moin- 
dre délai,  et  que  Merowig  monta  à  cheval  d'un  air  tranquille  et 
assuré.  Gonthramn ,  dans  ce  moment  décisif,  avait  à  se  faire  une 
autre  espèce  de  violence;  il  allait  se  séparer  de  ses  deux  filles, 
réfugiées  avec  lui  dans  la  basilique  de  Saint-Martin,  et  qu'il  n'o- 
sait emmener  à  cause  des  hasards  d'un  si  long  trajet.  Malgré  son 
égoisme  profond  et  son  imperturbable  fourberie,  on  ne  pouvait 
pas  dire  qu'il  fût  absolument  dépourvu  de  bonnes  qualités,  et 
parmi  tant  de  vices  il  avait  au  moins  une  vertu  ,  celle  de  l'amour 
paternel  (3).  La  compagnie  de  ses  filles  lui  était  chère  au  plus  haut 
degré.  Pour  les  rejoindre ,  quand  il  se  trouvait  loin  d'elles ,  il  n'hé- 
sitait pas  à  exposer  sa  personne;  et  s'il  s'agissait  de  les  garantir  de 
(pielque  danger,  il  devenait  batailleur  et  hardi  jusqu'à  la  témérité. 
Contraint  de  les  laisser  dans  un  asile  que  le  roi  Ililperik,  devenu 

(i)  Post  haec  continuato  triduo  in  jejuniis  ,  vigiliisalque  oralionibiis,  adbeatuni 
tumulum  iterùm  accedens ,  revolvit  librum ,  qui  eral  Regum  :  versus  auleni 
primus  paginae  quam  reseravit,  hic  erat...  Greg.  Turon.  Hist.,  lit).  V,  pag.  241. 
—  V.  Rois,  liv.  3,  chap.  9,  v.  9.  —  Ps.  72,  v.  18.  —  Ev.  selon  saint  Matthieu, 
chap.  26,  V.  2. 

(2)  In  his  responsionibus  ille  confusus  flens  diutissimc  ad  sepulchrum  beati 
antistilis...  Oreg.  Turon.  Hist.,  iib.  V,  pag.  24  r. 

(3)  Guntchramnus  verô  aliàs  sanè  bonus.  Nam  ad  perjuria  nimiùm  praeparatus 
erat...  Greg.  Turon.  ihid. 

TOME  III.  H 


|(JG  iu;vn    m  s  i>i  i  \   >io.\in;s. 

tiiritii\.  |)ttuv;iit  irss«'i  tic  lospcclcr,  il  se  proinil  de  venir  les  «licr- 
clici"  liii-iiu'iiic,  cl  rc  lui  ;ivcc  cctlc  pcnsc'O,  la  sciik;  boniK!  qui  put 
{{(•rnuT  (l;ms  sou  aaïc,  <|u'il  rraiM-liil  les  limih'S  coiisacircs,  {^alop- 
|XHU  à  ('Ole  de  .M<'io\vi{;  (I). 

Près  lie  six  cenls  cavaliers,  reeiutes  selon  toute  apparence  paiini 
les  aventuriers  et  les  raj^alionds  du  |iays ,  soit  Kranks ,  soit  Gaulois 
dori{}ine,  aeeompnjfnaient  les  deux  rujjitil's.  Lonjfcanl,  du  sud  au 
nord,  la  rive  {;auelie  de  la  Loire,  ils  lircnl  roule  en  bon  ordre;  sur 
les  terres  du  roi  Gontlnainn.  Arrives  près  d'Orléans,  ils  lournè- 
lent  vers  l'est  pour  éviter  de  passer  par  le  royaume  de  Ililperik,  ei 
parvinrent  sans  obstacle  juscpi'aux  environs  de  la  ville  d'Auxen»'; 
mais  là  s'arrêta  leur  bonne  fortune.  Erp  ou  Erpoald ,  comte  de 
celte  ville ,  refusa  le  passage ,  soit  (|u'il  eût  reçu  quelque  dèptclie 
tlu  roi  Ililperik ,  rèclanianl  son  assistance  amicale,  soit  qu'il  agit 
de  son  propre  mouvement  pour  maintenir  la  paix  entre  les  deux 
royaumes.  Il  parait  que  ce  refus  donna  lieu  à  un  combat,  dans  lecpiel 
la  troupe  des  deux  proscrits  eut  complètement  U;  dessous.  Merowi};, 
<jue  la  colère  avait  sans  doute  poussé  à  quelque  imprudence,  tomba 
entre  les  mains  du  comte  Erpoald;  mais  Gonthranm,  toujours 
liabile  à  s'esquiver,  battit  en  retraite  avec  les  débris  de  sa  petite 
armée  (t2i. 

N'osant  plus  s'aventurer  du  côte  du  noid ,  il  [)rit  le  parti  de  re- 
tourner sur  ses  pas,  et  de  gagner  l'une  des  villes  d'A<|uitaine  qui 
appartenaient  au  royaume  d'Austrasie.  Les  approches  de  Tours 
étaient  pour  lui  extrêmement  dangereuses.  Il  devait  craindre  que 
le  bruit  de  sa  fuite  n'eût  décidé  Ililperik  à  faire  marcher  ses  troupes, 
et  que  la  ville  ne  fût  remplie  de  soldats.  Mais  toute  sa  prudence  ne 
prévalut  point  contre  l'affection  paternelle;  au  lieu  de  passer  au 
large  avec  sa  bande  de  fuyards,  peu  nombreuse  et  mal  armée,  il 
alla  droit  à  la  basilique  de  Saint-Martin  :  elle  était  gardée;  il  y  entra 
par  force  et  en  sortit  aussitôt,  emmenant  ses  (illes  qu'il  voulait  met- 

(i)  Âdsumto  secum  Gunlcbramno  duce,  cum  quingenlis  aut  eo  ampliùs  viiis 

discessit.   Egressus  autem   basilicam  sanctam Greg.   Tiiroii.   Hist. ,    lib.    V, 

pag.  241. 

(a)  Cùm  iter  ageret  per  Autisiodorense  lerritoriuui ,  ab  Erpone  duce  Gunt- 
cbramui  régis  coniprchensus  est.  Greg.  Turon.  îbifJ. 


NOUVELLES   LETTRES    SUR    L  HISTOIRE    DE    FRANCE.  1(^7 

Ire  en  sùrele  hors  du  royaume  de  llilperik.  Après  ce  coup  de  main 
audacieux,  Gonlhramn  piit  le  chemin  de  Poitieis,  ville  qui  était  re- 
devenue austrasicnne  depuis  la  victoire  de  Mummolus.  Il  y  arriva 
sans  aucun  accident,  installa  ses  deux  compagnes  de  voyage  dans  la 
basilique  de  Sainl-llilaire,  et  les  quitta  pour  aller  voir  ce  qui  se  pas- 
sait en  Austrasie  (1).  De  crainte  d'une  seconde  mésaventure,  il  lit 
cette  fois  un  long  détour,  et  se  dirigea  vers  le  nord  par  le  Limousin , 
l'Auvergne  et  la  route  de  Lyon  à  Metz. 

Avant  que  le  comte  Erpoald  eût  pu  avertir  le  roi  Gonihianin  et 
recevoir  ses  ordres  relativement  au  prisonnier,  Merowig  parvint  à 
s'échapper  du  lieu  où  il  était  retenu.  Il  se  réfugia  dans  la  principale 
église  de  la  ville  d'Auxerre,  dédiée  à  saint  Germain,  l'apùtre  des 
Bretons,  et  s'y  établit  en  sûreté  comme  à  Tours,  sous  la  protection 
du  droit  d'asile  (2).  La  nouvelle  de  sa  fuite  arriva  au  roi  Gonlhramn 
pres(|u'aussitôt  que  celle  de  son  arrestation.  G'était  plus  (ju'il  n'en 
fallait  pour  mécontenter  au  dernier  point  ce  roi  timide  et  pacifique, 
dont  le  soin  principal  était  de  se  tenir  en  dehors  de  toutes  les  que- 
relles qui  pouvaient  naître  autour  de  lui.  Il  craignait  que  le  séjour 
de3Ierowig  dans  son  royaume  ne  lui  suscitât  une  foule  d'embarras, 
et  aurait  voulu  de  deux  choses  l'une,  ou  qu'on  laissât  passer  tran- 
quillement le  fils  de  llilperik  ou  qu'on  le  retînt  sous  bonne  garde. 
Accusant  à  la  fois  Erpoald  d'excès  de  zèle  et  de  maladi-esse ,  il  le 
manda  sur-le-champ  auprès  de  lui  ;  et  lorsque  le  comte  voulut  ré- 
pondre et  justifier  sa  conduite,  le  roi  l'interrompit  en  dis;int  :  «  Tu 
as  arrête  celui  que  mon  frère  appelle  son  ennemi;  mais  si  ton  in- 
tention était  sérieuse,  il  fallait  m'amener  le  prisonnier  sans  perdre 
de  temps,  sinon  lu  ne  devais  pas  toucher  un  homme  (|ue  tu  ne 
voulais  pas  garder  (5).  »  \\ 


(i)  Guntchiamnus  Boso  Turonis  ciiin  paucis  armatis  venieas,  filiassuas,  quas 
in  basilicâ  sanctâ  reliquerat,  vi  abstutit,  et  eas  usque  Pictavis  civitatem,  quai 
eral  Childeberti  régis,  perduxit.  Ore^.  Turon.  Hist.,  lib.  V,  pag.  249. 

(2)  Cùmque  ab  eo  detineietur,  casu  nescio  quo  dilapsus,  basilicam  sancti 
Germani  ingressus  est.  Greg.  Turon.  Hist.,  lib.  V,  pag.  241. 

(3)  «  Retiuuisti,  ut  ait  frater  meus,  iuimiciim  suuin:  quod  si  hoc  facere  cogitabas, 
<«  ad  me  ciim  debuisli  priùs  adduccre  :  siu  autem  aliud ,  nec  tangere  débiteras , 
«  quem  tenere  dissimulabas.  ■>  Grcg,  Turon.  ibid. 

11. 


K^H  UKVtli     Ur.S    ItlXX    MUMtKS. 

l/t'xprossidii  aml)i{;uc  de  ces  n'inoclios  proiivnil  de  la  pnrl  du 
nti  Cc.mlnMinii  aiitaiil  do  r(''|»ii}j;nani(>  à  prendre  parti  <;{)iHre  le 
lils  (|iic  (le  crainte  de  se  brouiller  avec  le  p»'re:  il  Ht  toniljorsnr  le 
conile  I'.r|)(»ald  le  poids  de  sa  mauvaise  lunneur;  et,  non  content  de 
le  destituer  de  son  emploi,  il  le  (ondamna  de  plus  à  une  aujendcî 
de  sept  cents  piè<es  d'or  (I).  Il  paiait  rpi'en  (h'pildes  messages  et 
des  instances  de  llilperik,  (ionthramn  ne  prit  aucune  mesure  pour 
inquiéter  le  réfu{jié  dans  son  nouvel  asile,  et  que  bien  loin  de  là , 
sans  se  eomi)rometlrc  et  en  sauvant  les  apparences ,  il  agit  de  façon 
que  Merovvig  trouvât  promplement  l'occasion  de  s'évader  et  de 
continuer  son  voyage.  En  effet,  après  deux  mois  de  séjour  dans 
la  basili(jue  d'Auxerre,  le  jeune  prince  partit  accompagné  de  son 
fidèle  Gailen  ;  et  cette  fois  les  roules  lui  furent  ouvertes.  Il  mil  enfin 
le  pied  sur  la  terre  d'Auslrasie,  oii  il  espérait  trouver  le  repos,  des 
amis,  les  joies  du  mariage  et  tous  les  honneurs  attachés  au  titre 
d'époux  d'une  reine,  mais  où  l'attendaient  seulement  de  nou- 
velles traverses  et  des  malheurs  qui  ne  devaient  finir  qu'avec  sa 
vie  (:2). 

Le  royaume  d'Auslrasie,  gouverne  au  nom  d'un  enfant  par  un 
conseil  de  seigneurs  et  d'évèques,  était  alors  le  théâtre  de  troubles 
continuels  et  de  dissensions  violentes.  L'absence  de  tout  frein  légal 
et  le  déchaînement  des  volontés  individuelles  s'y  faisaient  sentir 
plus  fortement  que  dans  aucune  autre  portion  de  la  Gaule.  Il  n'y 
avait  à  cet  égard  aucune  distinction  de  race  ni  d'état;  Barbares 
ou  Ilomains,  prélats  ou  chefs  militaires,  tous  les  hommes  qui  se 
croyaient  forts  par  le  pouvoir  ou  la  richesse,  luttaient  à  qui  mieux 
mieux  de  turbulence  et  d'ambition.  Divisés  en  factions  rivales,  ils 
ne  s'accordaient  qu'en  ur*;  seule  chose,  leur  haine  acharnée  contre 
Brunchilde,  à  qui  ils  voulaient  enlever  toute  infiuence  sur  le  gou- 
vernement de  son  fils.  Cette  aristocratie  redoutable  avait  [)Our  prin- 
cipaux chefs  i'évèque  de  Ileims  /Egidius,  notoirement  vendu  au 
roi  de  Neustrie,  et  le  duc  Raukhing,  le  plus  riche  des  Auslrasiens , 

(i)  Guntchramnus  rex  in  ira  commotus  Erponeni  septingenlis  aurcis  damnât, 
et  ab  honore  removet.  Greg.  Turon.  Hisl.,  lib.  V,  pag.  241. 

(2)  Merovcchus  propè  duos  menses  ad  ante  dictam  basilicam  lesidens ,  fngam 
iniit,  et  ad  Brunichildeni  nginam  iisque  pervenit.  Greg.  Turon.  Hisl.  ibid. 


-N, 


NOUVELLES    LETTRES    SLR    l'hISTOIRE   DE    1  RANGE.  109 

caractère  typique,  si  l'on  peut  s'exprimer  ainsi,  (jiii  faisait  le  mal 
par  goût,  comme  les  autres  Barbares  le  faisaient  par  passion  ou 
par  intérêt  (1).  On  racontailde  lui  des  traits  d'une  cruauté  vraiment 
fabuleuse,  comme  ceux  que  la  tradition  populaire  impute  à  «juehpies 
châtelains  des  temps  féodaux ,  et  dont  le  souvenir  reste  attaché 
aux  ruines  de  leurs  donjons.  Lorsqu'il  soupait,  éclairé  par  un  es- 
clave qm  tenait  à  la  main  une  torche  de  cire ,  un  de  ses  jeux  favo- 
ris était  de  forcer  le  pauvre  esclave  à  éteindre  son  flambeau  contre 
ses  jambes  nues,  puisa  le  rallumer  et  à  l'éteindre  encore  plusieurs 
fois  de  la  même  manière.  Plus  la  brûlure  était  profonde ,  plus  le 
duc  Raukhing  s'amusait  et  riait  des  contorsions  du  malheureux 
soumis  à  cette  espèce  de  torture  (2).  Il  fit  enterrer  vifs,  dans  la 
même  fosse,  deux  de  ses  colons,  un  jeune  homme  et  une  j(;une 
fille ,  coupables  de  s'être  mariés  sans  son  aveu ,  et  qu'à  la  prière 
d'un  prêtre  il  avait  juré  de  ne  point  séparer.  «  J'ai  tenu  mon  ser- 
ment, disait-il  avec  un  ricianemenl  féroce;  ils  sont  ensemble  pour 
l'éternité  (5).  » 

Cet  homme  terrible,  dont  l'insolence  envers  la  reine  Brunehilde 
passait  toute  mesure  et  dont  la  conduite  était  une  rébellion  per- 
Hianente,  avait,  pour  acolytes  ordinaires,  Bertefredet  Ursio,  l'un 
Germain  d'origine,  l'autre  fils  d'un  Gallo-Romain ,  mais  imbu  à 
fond  de  la  rudesse  et  de  la  violence  des  mœurs  germaniques.  Dans 
leur  opposition  sauvage,  ils  s'attaquaient  non-seulement  à  la  reine, 
mais  à  quiconque  tâchait  de  s'entendre  avec  elle  pour  le  maintien 

(i)  Raucbingus  vir  omni  vanitale  repletus,  superbià  tumidus,  clatione  proter- 
vus  :  qui  se  ità  cum  subjectis  agebat,  ut  non  cogaosceret  in  se  aliquid  bumanitatis 
liabere,  sed  ultrà  moduni  humanœ  nialitiie  atque  stullitite  in  suos  desœviens  nefanda 
niala  gerebat.  Greg.  Turon.  Hist.,  lib.  V,  pag.  233. 

(2)  Nam  si  ante  eum,  ut  adsolet,  convivio  urentem  puer  cereum  tenuisset, 
nudari  ejus  tibias  faciebal,  atque  tamdiù  iii  bis  cereum  coraprimi ,  donec  lumine 
privaretur:  iterùm  cum  inluminatus  fuisset,  simibter  faciebat,  usque  dùm  totœ 
libiîB  famuli  tenenlis  exurerentur;  liebatque  ut,  boc  fiente,  iste  magnâ  laitiliâ  e\- 
sultaret.  iùid.,  pag.  234. 

(3)  SepcUvitque  eos  viventes  dicens  :  "  Quia  non  frustravi  juramentum  meum, 
"  ut  non  separaienlur  hi  in  sempiternum...  -  In  lalibus  enim  openbus  valdè 
nequissimus  erat,  nuliam  abam  babens  potius  utiUtalem,  nisi  in  cachinnis  ac  dobs. 


170  ni:vL'K  i»p.s  ih:l'x  mo.ndks. 

tio  l'oidrc  cl  (le  l;i  |>;ii\  |iiil)li(|iii-.  Ils  l'ii  voiilaicnl  surloiil  :iii  lîo- 
in:)in  Lii|)iis,  duc  tic  CJKimpajjîic  ou  de  la  campajpK;  nirnoisc, 
adiiiinistralcur  scvcre  cl  vi{;ilaiii ,  iioiiiTi  des  vieilles  Iradilions  du 
{jouveiiieincnl  impc'rial  (1).  l*rcs(iue  chaque  jour,  les  domaines  de 
Lupus  éiaicnt  d('vastés,  ses  maisons  pillc'cs  vl  sa  vie  mcnat:ée  par 
la  faction  du  duc  llankliinj;.  Une  fois,  lUsio  et  Berlefred ,  suivis 
d'une  iroupe  de  cavaliers,  fondirent  sur  lui  et  sur  ses  jjens,  aux 
portes  même  du  palais  oii  le  jeune  roi  logeait  avec  sa  mère.  Alliré<^ 
par  le  tumulte,  JJiuneliilde  accourut,  et,  se  jetant  avec;  courage  au 
milieu  descavaliers  armés,  elle  cria  aux  chefs  des  assaillans:  «  Pour- 
quoi attaquer  ainsi  un  honmie  innocent?  Ne  faites  point  ce  mal, 
n'engagez  pas  un  combat  qui  serait  la  ruine  du  pays.  »  —  «  Femme, 
hii  répondit  Ursio  avec  un  accent  de  fierté  brutale ,  retire-toi  ; 
qu'il  te  suffise  d'avoir  gouverné  du  vivant  de  ton  mari;  c'est  ton  fils 
qui  règne  maintenant,  et  c'est  notre  tutelle  et  non  la  tienne  qui  fait 
la  sûreté  du  royaume.  Ketire-toi  donc,  ou  nous  allons  t' écraser  sous 
les  pieds  de  nos  chevaux  (2).  » 

Cette  situation  des  choses  en  Austrasic  répondait  mal  aux  espé- 
rances dont  s'était  bercé  Merovvig.  Son  illusion  ne  fut  pas  de  longue 
durée.  A  peine  arrivé  à  Metz,  capitale  du  royaume,  il  reçut  du 
conseil  de  n-gence  l'ordre  de  repartir  sur-le-champ,  si  toutefois 
même  il  lui  fut  permis  d'entrer  dans  la  ville.  Les  chefs  ambitieux 
qui  traitaient  Brunehildc  comme  une  étrangère  sans  droit  et  sans 
pouvoir,  n'éliiient  pas  gens  à  supporter  la  présence  d'un  mari  de 
cette  reine,  qu'ils  craignaient  en  feignant  de  la  mépriser.  Plus  elle 
Ht  d'instances  et  de  prières  pour  que  Merowig  fût  accueilli  avec 
hospitalité  et  pût  vivre  en  paix  auprès  d'elle ,  plus  ceux  qui  gou- 

(i)  Illis  consulibus  romana  potentia  fulsit; 

Te  duce,  sed  nobis  hic  modo  Roma  redit. 
Juslitià  florente,  favent,  te  judice,  leges, 

Causarumque  aequo  pondère  libra  mânes 

{Foiiunati  Pictav.  ep'isc.  carmen  de  Lupo  duce;  apud 

Script,  rerum  francic,  tom.  II,  pag.  5f4. 

(2)  Haec  illà  loquenle,  respondit  Ursio  :  «  Recède  à  nobis ,  ô  mulier  :  sufficint 

tibi  sub  vire  tenuisse  regnum.  Nunc  aulem  ûlius  tuus  régnât,    regnunique  ejus 

non  tuâ ,  sed  nostrà  tuitione  salvatur.  Tu  verô  recède  à  nobis ,  ne  le  ungulac 

cquornm  noslronimnim  lerrâ  confodiant.  .  Creg.  Turon.  Hisl.,  lib.VI,  pag.  aO?. 


NOUVELLES    LETTRES    SUR    l'hISTOIRE    DE    FRANCE.  171 

vcrnaienl  au  nom  du  jeune  roi  se  montrèrent  durs  et  intraitables. 
Ils  avaient  pour  j)rétexte  le  dan/jer  d'une  rupture  avec  le  roi  de 
Neustrie;  ils  ne  manquèrent  pas  de  s'en  prévaloir;  et  leur  condes- 
cendance pour  les  al'fcctions  de  la  reine  se  borna  à  conjjédier  sim- 
plement le  HIsde  llilporik,  sans  lui  l'aire  de  violence  ou  le  livrer  à 
son  père  (1).  Privé  de  son  dernier  espoir  de  reluge,  Merowig  re- 
prit le  chemin  qu'il  v(;nait  de  suivre;  mais  avant  de  passer  la  fron- 
tière du  royaume  de  Gonlhiainii ,  il  s'écarta  de  la  grande  route  et 
se  mit  à  eii'er  de  village  en  village  à  travers  la  campagne  rémoise. 
Il  allait  à  l'aventure,  marchant  de  nuit  et  se  cachant  le  jour,  évitant 
surtout  de  se  montrer  aux  gens  de  haute  condition  qui  auraient  pu 
le  reconnaître,  craignant  la  trahison,  exposé  à  toutes  sortes  de 
misères,  et  n'ayant  pour  l'avenir  d'autre  pei'spective  que  celle  de 
regagner  sous  un  déguisement  l'asile  de  Saint-Martin  de  Tours. 
Dès  (ju'on  eut  perdu  sa  ti-ace ,  on  pensa  qu'il  avait  pris  ce  dernier 
parti ,  et  le  bruit  en  courut  jusqu'en  Neustrie  (:2). 

Sur  ce  bruit,  le  roi  llilperik  fit  aussitôt  marcher  son  armée  pour 
occuper  la  villede  Tourset  garderrabbayedeSaint-Marlin.  L'armée 
parvenue  en  Touraine  se  mit  à  piller,  à  dévaster  et  même  à  incen- 
dier la  contrée,  sans  épargner  le  bien  des  églises.  Toutes  sortes  de 
rapines  furent  commises  dans  les  bàtimens  de  l'abbaye,  où  une 
garnison  était  cantonnée;  des  postes  de  soldats  bivouaquaient  à 
toutes  les  issues  de  la  basilique.  De  jour  comme  de  nuit,  les  [)orles 
en  restaient  closes,  à  l'exception  d'une  seule  par  laquelle  un  petit 
nombre  de  clercs  avaient  la  permission  d'entrer  pour  chanter  les 
i>l'nces  ;  le  peuple  était  exclu  de  l'église  et  privé  du  service  divin  (5). 

(i)  Sed  ab  Austrasiis  non  est  collecUis.  Grcg.  Turon.  Hist.,  lib.  V,  pag.  241. 
—  Adiiaui  P'alesii,  Rerum  francic.  lib.  X,  pag.  83. 

(2)  Merovechus  verô  dum  in  Remensi  cainpanià  latitarel ,  iiec  palàm  se  Ausliasii.-; 
crederet.  Grcg.  Turon.  Hist.,  lib.  V,  246.  —  Post  ha>c  sonuif ,  qiiôd Merovechus 
ilerùni  basilicam  sancti  Martini  conareliir  expetere.  Ibidem. 

(3)  Exeicitus  aulpiu  Cliilperici  régis  usque  Turonis  accedens,  regionem  illam 
in  prwdas  miltit,  succeudit  al(iue  dévastât  :  nec  rébus  sancti  Martini  pppcrcit. 
Creg.  Turon.  Hist.,  lib.  V,  pag.  241.—  Chilpericus  vero  cnstodiri  basilicam  jubet, 
et  omnes  claudi  adiliis.  Custodes  autem  unum  ostiuin  ,  pcr  quod  pauci  clerici  ad 
officiun»  ingrcdercnlur,  reliisqucnles ,  vcliquaostia  dausa  tencljanl,  quod  non  sine 
•aedio  popuiis  luit,  ihul.,  pag.  246. 


17'J  IIIMI.    Kl. s    1»!  I  \     VIO.MH.s. 

Kii  nit'iiic  temps  (jiic  ces  ilisposilioiis  .s'rxtcutaienl  [>our  couper  la 
iTtiailt'  :ui  l'iijfiiil',  le  roi  llilperik  ,  proliahleineiil  avec  l'aveu  (h'S 
seijftieurs  d'Auslrasie,  passa  la  frontière  on  armes,  el  fouilla  loul  le 
territoire  où  il  était  possible  (jne  Merowi{f  se  tînt  <'aclK;.  Traqué 
comme  une  b('t(,'  fauve  que  des  chasseurs  poursuivent,  le  jeune 
lioiiuue  ri'ussil  pourtant  à  échapper  au\  recherches  de  son  père, 
(;ràce  à  la  commisération  des  gens  de  bas  éia{;c,  Franks  ou  llomains 
d'origine,  à  qui  seuls  il  pouvait  se  conlier.  Après  avoir  inutilement 
battu  le  pays  et  fait  une  promenade  militaire  le  long  des  forêts  des 
Ardennes,  llilperik  rentra  dans  son  royaume,  sans  que  la  troupe 
qu'il  conduisait  à  cette  expédition  de  maréchaussée  eiit  commis 
contrôles  habitans  aucun  acte  d'hostilité  (1). 

Pendant  que  Merowig  se  voyait  réduit  à  mener  la  vie  de  pros- 
crit et  de  vagabond,  son  ancien  compagnon  do  fortune,  Gon- 
thramn-Bose,  revenant  de  Poitiers,  arriva  en  Austrasie.  Il  était, 
dans  ce  royaume ,  le  seul  homme  de  quelque  importance  dont  le 
lils  de  Ililj)erik  pût  réclamer  le  secours;  et  sans  doute  il  ne  tarda 
pas  à  connaître  la  retraite  et  tous  les  secrets  du  malheureux  fugi- 
tif. Une  fortune  si  complètement  désespérée  n'offrait  à  Gonthranm 
que  deux  perspectives  entre  lesquelles  il  n'avait  pas  coutume  d'hé- 
siter :  un  dévouement  onéreux  et  les  profits  d'une  trahison  ;  ce  fut 
pour  la  trahison  qu'il  se  décida.  Telle  fut  du  moins  l'opinion  géné- 
rale; car,  selon  son  habitude ,  il  évita  de  se  compromettre  ouverte- 
ment, travaillant  sous  main,  et  jouant  un  rôle  assez  équivoque 
pour  qu'il  lui  fût  possible  de  nier  avec  assurance,  si  le  complot  ne 
réussissait  pas.  La  reine  Fredegonde,  qui  ne  mantjuait  jamais 
d'agir  pour  son  compte,  dès  qu'il  arrivait,  ce  qui  n'était  pas  rare, 
que  l'habileté  de  son  mari  fût  en  défaut,  voyant  le  peu  de  succès 
de  la  chasse  donnée  à  Merowig,  résolut  de  recourir  à  d'autres 
moyens  moins  bruyans,  mais  plus  infaillibles.  Elle  conununiqua 
son  projet  à  iîigidius,  évé(|ue  de  Reims,  qui  était  avec  elle  en 
relation  d'amitié  et  d'intrigues  politiques;  et  par  l'enticmise  de 
ce  dernier,  Gonthramn-Bose  reçut  encore  une  fois  de  brillantes 

(i)  Pater  veio  ejus  exercilum  contra Campanenses  commov il ,  putans  eum  ibi- 
dem occultari  :  sed  nihil  nocuit ,  nec  eum  potuit  reperire.  Grcg.  Tttron,  Hist., 
lib.  "V,  pag.  241. 


NOUVELLiiS    LliTTUES    SUR    LIllSTOmE    DE    FKANCli.  175 

promesses  et  les  instructions  de  la  reine.  Du  concours  de  ces  deux 
lioninies  avec  l'implacable  ennemie  du  fils  de  Ililperik ,  résulta 
contre  lui  une  machination  artistement  combinée  pour  l'entraîner 
à  sa  perte ,  en  le  prenant  par  son  plus  grand  faible ,  sa  folle  ambi- 
tion déjeune  homme  et  son  impatience  de  régner  (1). 

Des  hommes  du  pays  de  Térouanc,  le  pays  du  dévouement  à 
Fredegonde,  se  rendirent  en  Austrasie  d'une  manière  mystérieuse 
pour  avoir  une  entrevue  avec  le  fils  de  Ililperik.  Parvenus  jusqu'à 
lui  dans  la  retraite  où  il  se  cachait,  ils  lui  remirent  le  message 
suivant  au  nom  de  leurs  compatriotes  :  «  Puisque  ta  chevelure  a 
grandi ,  nous  voulons  nous  soumettre  à  loi ,  et  nous  sommes  prêts 
à  abandonner  Ion  père  si  lu  viens  au  milieu  de  nous  (2).  »  Merowig 
saisit  avidement  cette  espérance  ;  sur  la  foi  de  gens  inconnus , 
mandataires  suspects  d'un  simple  canton  de  la  Neustrie ,  il  se  ci'ul 
assuré  de  détrôner  son  père.  11  partit  sur-le-champ  pour  Térouane, 
accompagné  de  quelques  hommes  dévoués  en  aveugles  à  sa  fortune, 
Gailcn,  son  ami  inséparable  dans  les  bons  et  dans  les  mauvais 
jours,  Gaukil,  comte  du  palais  d' Austrasie  sous  le  roi  Sighebert 
et  maintenant  tombé  en  disgrâce,  enfin  Grind  et  plusieurs  autres 
que  le  chroniqueur  ne  nomme  pas,  mais  qu'il  qualifie  du  titre  de 
braves  (3),  Us  s'aventurèrent  sur  le  territoire  neustrien,  sans  songer 
que,  plus  ils  avançaient,  plus  la  retraite  devenait  diflîcile.  Aux  con- 
fins du  district  sauvage  qui  s'étendait  au  nord  d'Arras  vers  les  côtes 
de  l'océan,  ils  trouvèrent  ce  qu'on  leur  avait  promis,  des  troupes 
d'hommes  qui  les  accueillirent  en  saluant  de  leurs  cris  le  roi  Me- 

(r)  Loquebantur  eliain  tune  liomines,  in  hâc  circutnvenlione  Egidium  episco- 
pum  et  Guntchramnuin  Bosonem  fuisse  maximum  caput ,  eô  quùd  Guntchramnus 
Fredegundis  reginae  occultis  amicitiis  poliretur  pro  interfectione  Tlieodoberli  j 
E^idius  verô,  quôd  ei  jam  longo  tempore  esset  carus.  Greff.  Turon.  Hist.,  lib.  V, 
pag.  a46. 

(a) Merovechus  vero,  à  Tarabennensibus  circumventus  est,  dicentibus,  quùd, 
relicto  pâtre  ejus  Chilpcrico,  ei  se  subjugarent,  si  ad  eos  accederet.  Greg.  Turon. 
Hist,,  iib.  V,  pag.  a46.  —  Danibelem  quondam  cltTicum,  ca;saric  capilis  crescente, 
regem  I-ranci  constituunt.  Erchanberti  fragmentum  ;  apud  Script,  rerum  francic, 
tom.  II ,  pag.  690. 

(3)  Qui  velociter,  adsunitis  secum  viris  forlissimis,  ad  ecs  >emt.  Greg,  Turon. 
Hist,,  lib.  V,  pag.  246. 


17  i  lîf.vir  iti-.s  ni  i\   MOMti.s. 

ro\vi{;.  liivilcs  à  so  n'ixtscr  dans  iiiic  (!«•  ces  Icrnics  (|u"lial>il.'iit  la 
popiilaiinii  Ijankc,  ils  y  onlrrronl  sans  drliaucc;  mais  aiissiiôi  les 
porU's  rurcnl  l(iin«rs  sur  eux,  îles  jjaiilcs  «kc  iipcrcnl  loiiics  les 
issues,  et  (les  postes  arnK'Ss'ciahlironl  autour  <Ie  la  maison  eounuc 
autour  d'une  ville  assie{;ée.  lài  uièuie  temps  des  eoui  riers  mon- 
lèrenl  à  cheval  et  lirent  dili,'fence  vers  Soissons,  pour  anrjoncer  au 
roi  llilpcrik  que,  ses  ennemis  ayant  donne  dans  le  i)ié[;e,  il  pouvait 
venir  et  disposer  d'eux  (1). 

Au  bruit  des  portes  l)arricndées  et  à  la  vue  des  dispositions  mi- 
litaires (|ui  rendaient  la  sortie  impossible,  Mcrowi{;,  saisi  par  le 
sentiment  du  danj^ei-,  demeura  pensif  el  abattu.  Celle  imaj;inatioii 
iriiomme  du  Nord,  triste  el  nhcuse,  (jui  formait  le  trait  l(^  plus 
saillant  de  son  caractère,  s'exalta  peu  à  peu  jusciu'au  déliio;  il  fui. 
obsc'dc  par  des  pensées  de  mort  violente  et  d'horribles  imaj^es  de 
tortures  et  de  supplices.  Une  profonde  terreur  du  sort  qui  lui 
éuiit  réservé  s'empara  de  lui  avec  de  telles  an{}oisses,  que, désespé- 
rant de  tout ,  il  ne  vit  de  recours  que  dans  le  suicide  (2).  Mais  le 
coura{Te  lui  manquait  pour  se  frapper  lui-même  ;  il  eut  besoin  d'un 
autre  bras  (jue  le  sien,  el,  s'adressanl  à  son  frère  d'armes: 
«  Gailen ,  dit-il ,  jusqu'à  présent  nous  n'avons  eu  qu'une  ame  et 
qu'une  pensée;  ne  me  laisse  pas,  je  t'en  conjure,  à  la  merci  de 
mes  ennemis;  prends  une  épée  et  tue-moi.  »  Gailen,  avec  l'obéis- 
sance d'un  vassal,  lira  le  couteau  qu'il  portait  à  la  ceinture,  et 
frappa  le  jeune  prince  d'un  coup  mortel.  Le  roi  Hilperik,  qui  ar- 
rivait en  grande  hâte  pour  s'emparer  de  son  fils,  ne  trouva  de  lui 
qu'un  cadavre  (5). 

Gailen  fut  pris  avec  les  autres  compagnons  de  Merowig;  il  avait 
tenu  à  la  vie  par  un  reste  d'espérance  ou  par  une  faiblesse  inex- 

(i)  Hi  pr.neparatos  cletegentes  dolos,  in  villam  eiiin  qiiamdam  concludunt,  el 
tiicumsteptum  cum  armatis,  mintios  patri  diiigunl.  Quod  ille  audiens,  illùc  pro- 
pcrare  destinât.  Greg.  Turon.  Hist.,  lib.  V,  pag.  a46. 

(2)  Sed  hic  cùm  in  hospitiolo  quodam  retineretur ,  limens  ne  ad  vindiclam 
inimicorum  multas  liieret  pœnas Greg.  Turon.  ibid. 

(3)  Vocato  ad  se  Gaileno  familiari  suo ,  ait  :  «  TJna  nobis  usqiie  nunc  et  anima  et 
consilium  fuit  :  rogo  ne  patiaris  me  manibiis  inimicorum  Iradi  ;  sed  acceplo 
gladio  inriias  in  me.  >•  Quod  ille  neo  diibitans ,  riini  rultro  ronfodit.  Advenientc 
aiitem  regc.  mortuus  est  lepeiius.  Ihid. 


NOUVELLES    LETTRES    SUR    l'hISTOIKE    DE    FRANCE.  175 

plicable.  Il  y  eut  des  personnes  qui  mirent  en  doute  la  vérité  de 
<|uelques-uns  de  ces  faits,  et  crurent  (luel^Yedegonde,  allant  droit 
au  but,  avait  fait  poignarder  son  beau-fils  et  supposé  un  suicide 
pour  ménager  les  scrupules  paternels  du  roi.  Au  reste,  les  traite- 
inens  affreux  que  subirent  les  compagnons  de  Merowig  semblèrent 
justifier  ses  presscnlimens  pour  lui-même  et  ses  terreurs  antici- 
pées. Gaïlen  périt  mutilé  de  la  manière  la  plus  barbare  ;  on  lui 
coupa  les  pieds,  les  mains,  le  nez,  les  oreilles;  Grind  eut  les 
membres  brisés  sur  une  roue  qui  fut  élevée  en  l'air  et  où  il  expira. 
Gaukil ,  le  plus  âgé  des  trois ,  fut  le  moins  malheureux;  on  se  con- 
tentîi  de  lui  trancher  la  tête  (1). 

Ainsi  Merowig  porta  la  peine  de  sa  déplorable  intimité  avec  le 
meurtrier  de  son  frère ,  et  Gonthramn-Bose  devint  pour  la  seconde; 
fois  l'instrument  de  cette  destinée  de  mort  qui  pesait  sur  les  fils 
de  llilperik.  11  ne  sentit  pas  sa  conscience  plus  chargée  qu'aupara- 
vant ,  et  comme  l'oiseau  de  proie  qui  revient  au  nid  après  avoir 
terminé  sa  chasse,  il  s'inquiéta  de  ses  deux  filles  qu'il  avait  laissées 
à  Poitiers.  P]n  effet,  cette  ville  venait  de  retomber  au  pouvoir  du 
roi  de  Neustrie  ;  le  projet  de  conquête  suspendu  par  la  victoire  de 
Mummolus  avait  été  repris  après  un  an  d'interruption;  et  Deside- 
rius,  à  la  tête  d'une  armée  nombreuse,  menaçait  de  nouveau  toute 
l'Acjuitaine.  Ceux  qui  s'étaient  le  plus  signalés  par  leur  fidélité  au 
roi  llildebert,  ou  contre  lesquels  le  roi  Hilperik  avait  quelques  griefs 
particuliers,  étaient  arrêtés  dans  leurs  maisons  et  dirigés  sous 
escorte  vers  le  palais  de  Braine.  On  avait  vu  passer  ainsi ,  sur  la 
route  de  Tours  à  Soissons,  le  Romain  Ennodius,  comte  de  Poi- 
tiers, coupable!  d'avoir  voulu  défendre  la  ville,  et  le  Frank  Dak,  fils 
de  Dagarik,  (|ui  avait  essayé  de  tenir  la  campagne  comnie  chef  de 
partisans  (2).  En  de  pareilles  circonstances,  un  retour  à  Poitiers 

(i)  Exstiterunt  tune  qui  adsererent  verba  Merovechi,  quœ  superiîis  diximiis, 
à  reginâ  fuisse  conficla;  Merovechum  verô  ejus  fuisse  jussu  clàm  interemptum. 
Gailenum  vero  adprehensum,  ahscissis  manibus  et  pedibus,  auribus  et  narium 
summitatibus ,  et  aliis  multis  cruciatibus  adfeclnm,  infeliciter  nccaverunt.  Grin- 
dionem  quoque,  intextumrota;,  in  sublime  sustulerunt.  Gucilioncm,  qui  quondam 
romcs  palatii  Sigiberli  rcgis  fucrat,  abscisso  oapite  inlcrfererunt.  Greg.  Tiirori. 
Hist.,  lib.  V,  pag.  246. 

(2)  Chilpericus  quoque  rex  Piclavuni  pervasit,  atque  nepolis  sni  homines  ah 


I7(»  UICVUE    DKS    DKUX    MO.MHIS. 

K'Uùl  pour  (iuiilliratnii-Bosc  une  eiiln'[)iise  siii{|(ili(ri'iii('ni  péril- 
leuso;  mais  il  ik;  calcula  pas  celle  fois,  cl  rcsolul  de  niotue  à  loui 
pii\  SCS  tilles  hors  du  danger  d'cUic enlevées  de  leur  asile.  Accom- 
pajfue  de  quelques  amis,  car  il  en  irouvait  loujours  mal{;ré  ses 
trahisons  nuiltipliécs ,  il  pril  le  chemin  du  midi  par  la  roule  la  |)lus 
sûre ,  parvint  à  Poitiers  sans  accident,  cl  réussit  avec  non  moins  de 
liouheur  à  faire  sorlii"  ses  deux  Hlles  de  la  basilique  de  Saint-Hi- 
laire.  Ce  n'était  pas  tout,  il  fallait  s'éloi{jner  au  plus  vite  et  ga{;ncr 
piomptemenl  un  lieu  où  nulle  poursuite  ne  fùl  plus  à  craindre: 
Gonlhranm  et  ses  amis,  sans  perdre  de  temps,  rcnïontèrenl  à 
cheval,  et  sortirent  de  Poitiers  |)ar  la  porte  qui  s'ouvrait  sur  le 
chemin  de  Tours  (1). 

Ils  marchaient  près  du  chariot  couvert  qui  portait  les  deux  jeunes 
filles,  armés  de  poignards  et  de  courtes  lances,  équipage  ordinaire 
des  voyageurs  les  plus  pacifiques.  A  peine  avaient-ils  fait  quelques 
centaines  de  pas  sur  la  roule,  qu'ils  aperçurent  des  cavaliers  qui 
venaient  au-devant  d'eux.  Les  deux  troupes  firent  halte  afin  de  se 
reconnaître,  et  celle  de  Gonlhramn-Bose  se  mit  en  défense,  car  les 
gens  qu'elle  voyait  en  face  d'elle  étaient  des  ennemis  (2).  Ces  gens 
avaient  pour  chef  un  certain  Drakolen,  partisan  très  actif  du  roi 
de  Neustrie,  et  qui  justement  revenait  da  palais  de  Braine,  où  il 
avait  conduit  le  fils  de  Dagarik  et  d'autres  captifs  les  mains  liées 
derrière  le  dos,  Gonlhramn  sentit  qu'il  fallait  se  battre;  mais,  avant 
d'en  venir  aux  mains,  il  essaya  de  parlementer.  Il  détacha  vers  Dra- 
kolen un  de  ses  amis,  en  lui  donnant  les  instructions  suivantes  : 
t  Va,  et  dis-lui  ceci  en  mon  nom  :  Tu  sais  qu'autrefois  il  y  a  eu  al- 
liance entre  nous,  je  te  prie  donc  de  me  laisser  le  passage  libre; 

ejus  sunt  hominibus  effugali.  Ennodium  ex  coraitatu  ad  régis  prœsentiam  per- 
du.verunt...  Cùm  Dacco,  Dagarici  quondam  filius,  relicto  rege  Chilperico,  hùc 
illùcque  vagaretur,  à  Dracoleno  duce,   qui  dicebalur  industrius,  fraudulenter 

adprebensus  est,  quem  vinctum  ad  Cliilpericum  regeni  Brennacum  deduxit 

Creg.  Turon.  Hist.,  lib.  V,  pag.  249. 

(i)  His  diebus  Gunlchramnus  Boso  filias  suas  à  Pictavo  auferre  conabatur. 
Greg.  Turon.  ibid, 

(a)  Dracolenus  se  super  euni  objecit  :  sed  illi,  sicut  erant  parati,  resistentes, 
se  defensare  nitebanUii .  ihid. 


NOUVELLES    LETTRES    St'U    LHISTÛIUE    DE   FRANCE.  177 

])rends  ce  que  tu  voudras  de  mes  efl"els,  je  l'abandonne  tout  jusqu'à 
rester  nu;  mais  que  je  puisse  me  rendre  avec  mes  filles  où  j'ai  l'in- 
tention d'aller  (1).  »  En  entendant  ces  paroles,  Drakolen,  qui  se 
croyait  le  plus  fort,  fit  un  éclat  de  rire,  et  montrant  un  paquet  de 
cordes  suspendu  à  l'arçon  de  sa  selle,  il  dit  au  messager  :  «  Voici 
la  corde  avec  laquelle  j'ai  lié  les  autres  coupables  que  je  viens  de 
mener  au  roi,  elle  servira  pour  lui  (2),  »  Aussitôt,  donnant  de  l'é- 
peron à  son  cheval,  ilcourut  sur  Gonlhramn-Bose  et  lui  porta  un 
coup  de  lance;  mais  ce  coup  fut  mal  dirigé,  et  le  fer  de  la  lance  se 
détachant  du  bois  tomba  à  terre.  Gonthramn  saisit  le  moment  avec 
résolution,  et  fra|)pant  Drakolen  au  visage,  il  le  fit  chanceler  sur 
les  arçons;  un  autre  le  renversa  et  l'acheva  d'un  coup  de  lance  à 
travers  les  côtes.  Les  Neustriens,  voyant  leur  chef  mort,  tournèren 
bride,  et  Gonthi-amn-Bose  se  remit  en  rout(!,  non  sans  avoir  soi- 
gneusement dépouillé  le  cadavre  de  son  ennemi  (5). 

Après  cette  aventure,  le  duc  Gonthramn  chemina  tranquillement 
vers  l'Austrasie.  Arrivé  à  Metz,  il  reprit  la  vie  de  grand  seigneur 
frank,  vie  d'indépendance  farouche  et  désordonnée,  qui  n'avait  rien 
(le  la  dignité  du  patriciat  romain ,  rien  des  mœurs  chevaleresques 
des  cours  féodales.  L'histoire  dit  peu  de  choses  de  lui  durant  un 
intervalle  de  trois  années  ;  puis,  tout  d'un  coup,  on  le  voit  à  Con- 
stantinople,  où  il  paraît  avoir  été  conduit  par  son  humeur  inquiète 
et  vagabonde.  Il  ne  revient  de  ce  long  voyage  que  pour  prendre 


(i)  (iuntchramnus  verô  misit  iinum  de  amicis  suis  ad  eum,  dicens  :  «  Vade  et 
die  ei  :  scis  enim  quèd  fœdus  inler  nos  initum  habemus,  rogo  ut  le  de  meis  re- 
moveas  insidiis.  Qiiantumvis  de  rébus  tollere  non  prohibée  :  tanlum  mihi  eisi 
nudo  licealcuni  filiabus  meis  accedere  qu6  voluero.  »  (^reg.  Turon.  Hist.,lib,  V, 
pag.  249. 

(2)  <«  Ecce,  inquit,  funiculum,  in  quo  alii  (  ulpabiles  ad  regem,  me  ducente , 
directi  sunt  ;  in  quo  et  hic  hodie  ligandus  illùc  deducelur  vinctus.  Greg. 
Turon.  ib'id,,  pag.  aSo. 

(3)  Elevatoquc  conto ,  Dracolenum  artat  in  faucibus.  Suspensumque  de  equo 
sursùm,  unus  do  amicis  suis  cum  lanceâ  latere  verberalum  finivit.  Fugatisque 
sociis,  ipsoque  spohato  ,  Guntcliramnus  curu  filiabus  liber  abscessit  Greg.  Turon. 
ibid. 


I7S  iir.viii.  iu;n  ui:lx  mo.mjks. 

pari  à  la  {jraiitlf  mtrijîiic  dii  sirclc,  uiio  iiilnjjiic  qui  r(>miia  la  (iaulc 
tiilii'ir,  et  tlans  laijiu'IU^  l'ospril  de  livalilc  ilcs  Fraiiks-Aiistiasicus 
l'onlre  leurs  livres  de  l'oiiesl  lit  alliance  avec  la  haine  nalioiiale  des 
(iaiilois  méridionaux,  pour  la  destruction  des  deux  royaumes  dont 
Soissons  et  Cliàlons-sur-8aùiie  étaient  les  capiuiles. 

Augustin  Thierry. 


LETTRES 


D'UN 


VOYAGEUR. 


aiTa' 


Je  l'ai  raconlé  bien  «les  fois  un  rêve  que  je  fais  souvent  e(  qui  m'a  tou- 
jours laisse,  après  le  réveil,  une  impression  de  l)onlieui'  et  de  méianeolie. 
Au  commencement  de  ce  lève,  je  me  vois  assis  sur  une  rive  déserte,  el 
une  barque,  pleine  d'amis  qui  chantent  des  airs  délicieux ,  vient  à  moi  sur 
le  neuve  rapide.  Ils  m'appellent,  ils  me  tendent  les  bras,  et  je  m'élance 
avec  eux  dans  la  barque.  Ils  me  disent  :  «  Nous  allons  à...  (  ilsnonmieni 
un  pays  inconnu  ),  hàtons-nous  d'arriver.  On  laisse  les  inslrumens,  on 
interrompt  les  chants.  Chacun  prend  la  rame.  Nous  abordons...  à  quelle 
rive  enclianlée?  Il  me  serait  impossible  de  la  décrire;  mais  je  l'ai  vue  vingt 
fois,  je  la  connais;  elle  doit  exister  quelque  part  sur  la  terre  ou  dans  (juel- 
•  prune  de  ces  planètes  dont  tu  aimes  à  contenqdcr  la  pâle  lumière  dans 
les  bois  au  coucher  de  la  lune.  —  Nous  sautons  à  terre;  nous  nous  élan 

(i)  Voyez  la  première  lettre,  livraison  du  i5  mai  i834. 


ISi»  HKViiK  nrs  i»r.i  \  m<»M)i:s. 

çons.  on  comaiil  cl  ni  rliaiil.iiil ,  à  havois  los  buissons  eiulKuitncs.  Mais 
alors  loiil  (lis|>at'ait ,  ol  je  lu'i'voillo.  J'ai  rccoimiicnct'  soiivciil  ci-  lu;a«i 
rt^ve,  et  je  n'ai  jamais  |ni  le  mener  plus  loin. 

Cequ'il  y  a  d'elranijc,  c'est  que  ees  aniis(|ui  me  convient  et  (|iii  ni'en- 
trainent ,  je  ne  les  ai  jamais  vus  dans  la  vie  réelle.  (^)uan(l  je  m'éveille, 
mon  iniaiiination  ne  se  les  représente  pins,  .l'onblie  leurs  traits,  leurs 
noms,  leur  nombre  et  leur  dge.  Je  sais  confusément  qu'ils  sont  tous  beaux 
et  jetmes;  boinmeset  femmes  sont  couronnés  de  fleurs,  el  leurs cbeveux 
flotlent  sur  leurs  épaules.  La  barque  est  prandc  el  elle  est  pleine.  Ils  ne 
sont  pas  divisés  |)ar  coiq)les,  ils  vont  pCle-mt'^Iesansse  clioisir ,  el  semblent 
s'aimer  tous  éf^alemenl,  niais  d'un  amour  tout  divin.  Leurs  chants  el 
leurs  voix  ne  sont  pas  de  ce  monde.  Chaque  fois  que  je  fais  ce  rêve ,  je 
retrouve  aussitôt  la  mémoire  des  rêves  précédens  où  je  les  ai  vus.  INlais 
elle  n'est  distincte  que  dans  ce  moment-lù;  le  réveil  la  trouble  el  l'efface. 

Lorscpie  la  barque  parait  sur  l'eau,  je  ne  songe  à  rien.  Je  ne  l'attends 
pas;  je  suis  triste,  et  une  des  occupations  où  elle  me  surprend  le  plus 
souvent,  c'est  de  laver  mes  pieils  dans  la  première  onde  du  rivage.  Mais 
cette  occupation  est  toujours  inutile.  Aussitôt  (pie  je  fais  un  pas  sur  la 
irrève,  je  m'enfonce  dans  une  fange  nouvelle,  et  j'éprouve  un  sentiment 
de  détresse  puérile.  Alors  la  barque  parall  au  loin;  j'entends  vaguement 
les  chants.  Puis  ils  se  rapprochent,  el  je  reconnais  ces  voix  qui  me  sont  si 
chères.  Quelquefois  après  le  réveil ,  je  conserve  le  souvenir  de  quelques 
lambeaux  des  vers  (ju'ils  chantent;  mais  ce  sont  des  phrases  bizarres  et 
(jui  ne  présentent  plus  aucun  sens  à  l'esprit  éveillé.  Il  y  aurait  peut-être 
moyen,  en  lescommenlanl,  d'écrire  le  poème  le  plus  fanlasti(iue  que  le  siècle 
ait  encore  produit.  Mais  je  m'en  garderai  bien,  car  je  serais  désespéré  de 
composer  sur  mon  rêve ,  et  de  changer  ou  d'ajouter  quekpie  chose  au 
vague  souvenir  qu'il  me  laisse.  Je  brûle  de  savoir  s'il  y  a  dans  les  songes 
quelfiue  sens  prophétique,  quelque  révélation  de  l'avenir,  soit  pour  cette 
vie,  soit  pour  les  autres.  Je  ne  voudrais  pourtant  pas  qu'on  m'apprît  ce 
qui  en  est,  et  qu'on  m'ôtàt  le  plaisir  de  chercher. 

Quels  sont  ces  amis  inconnus  qui  viennent  m'appeler  dans  mon  som- 
meil et  qui  m'emmènent  joyeusement  vers  le  pays  des  chimères?  D'où 
vient  (jue  je  ne  peux  jamais  m'enfoncer  dans  ces  perspectives  enchantées 
que  j'aperçois  du  rivage?  D'où  vient  aussi  que  ma  mémoire  conserve  si 
bien  l'aspect  des  lieux  d'où  je  suis  parti  et  de  ceux  où  j'arrive ,  et  qu'elle 
est  impuissante  à  se  retracer  la  figure  et  les  noms  des  amis  (|ui  m'y  con- 
duisent? Pourquoi  ne  puis-je  soulever,  à  la  lumière  du  jour,  le  voile  ma- 
gique qui  me  les  cache?  Sont-ce  les  âmes  des  morts  qui  m'apparaissent  ? 
Sont-ce  les  spectres  de  ceux  que  je  n'aime  plus?  Sonl-ce  les  formes  con- 


LETTRES   n'ux    VOYAGEUR.  181 

fuses  où  mon  anir  doil  puiser  de  nouvelles  adorations?  Sonl-ce  seulement 
des  couleurs  mêlées  sur  une  palette  par  mon  imagination  qui  travaille  en- 
core dans  le  repos  des  nuits? 

Je  te  l'ai  dit  souvent,  le  matin ,  tout  fraîchement  débarque  de  mon  île 
inconnue,  tout  pâle  encore  d'émotion  et  de  regret  :  rien  dans  la  vie 
réelle  ne  peut  se  comparer  à  l'affection  <}ue  m'inspirent  ces  êtres  mysté- 
rieux ,  et  à  la  joie  (jue  j'éprouve  à  les  retrouver.  Elle  est  telle  que 
j'en  ressens  l'impression  physique  après  le  réveil ,  et  que  pour  tout 
un  jour  je  n'y  puis  songer  sans  palpitations.  Ils  sont  si  bons,  si  beaux, 
si  purs,  à  ce  qu'il  me  semble!  Je  me  retrace,  non  pas  leurs  traits,  mais 
leur  physionomie ,  leur  sourire  et  le  son  de  leur  voix.  Ils  sont  si  heureux , 
et  ils  m'invitent  à  leur  bonheur  avec  tant  de  tendresse  !  Mais  (luel  est-il , 
leur  bonheur? 

Je  me  souviens  de  leurs  paroles  :  —  «  Viens  donc,  nie  disent-ils;  que 
fais-tu  sur  cette  triste  rive?  Viens  chanter  avec  nous;  viens  boire  dans 
nos  coupes.  Voici  des  fleurs;  voici  des  instriimens.  —  «  Et  ils  me  pré- 
sentent une  harpe  d'une  forme  étrange,  et  que  je  n'ai  vue  que  là.  Mes 
doigts  semblent  y  être  habitués  depuis  long-lemps;  j'en  tire  des  sons  di- 
vins, et  ils  m'écoutent  avec  attendrissemenl.  —  O  mes  amis!  ômesbien- 
aimés!  leur  dis-je,  d'où  venez- vous  donc ,  et  pourquoi  m'avez-vous  aban- 
donné si  long-temps  ?  —  C'est  loi ,  me  disent-ils ,  qui  nous  abandonnes 
sans  cesse.  Qu'as-lu  fait,  où  as-tu  été  depuis  que  nous  ne  t'avons  vu? 
Connue  te  voilà  vieux  et  fati2:ué  !  connue  les  pieds  sont  couverts  de  boue  ! 

Viens  te  reposer  et  rajeuniravec  nous.  Viens  à où  la  mousse  est  comme 

un  tapis  de  velours  où  l'on  marche  sans  chaussure Non!  ce  n'est  pas 

comme  cela  qu'ils  disent.  Ils  disent  des  choses  bien  belles,  et  que  je  ne 
peux  pas  me  rappeler  assez  pour  les  rendre.  Moi,  je  m'étonne  d'avoir  pu 
vivre  h)in  d'eux,  et  c'est  ma  vie  réelle  (jui  alors  me  semble  un  rêve  à  demi 
effacé.  Je  vais  leur  demainlanl  aussi  où  ils  étaient  pendant  ce  temps-là. 
—  Comment  se  fait-il,  leur  dis-je,  que  j'aie  vécu  avecd'aulresêlres,  que 
j'aie  connu  d'auties  amis?  Dans  (|uel  monde  inaccessible  vous  étiez-vous 
retirés  ?  et  comment  la  mémoire  de  noire  amour  s'était-elle  perdue?  Pour- 
quoi ne  m'avez-vous  pas  suivi  dans  ce  monde  où  j'ai  souffert  ;  d'où  vient 
que  je  n'ai  pas  songé  à  vous  y  chercher?  —  C'est  que  nous  n'y  sommes 
pasj  c't  si  que  nous  n'y  allons  jamais,  nie  répondent-ils  en  souriant.  Viens 
par  ici,  par  ici  avec  nous.  —  Oui,  oui!  et  pour  toujours,  leur  «iis-je.  ne 
m'abandonnez  pas,  ô  mes  frères  chéiis!  ne  me  laissez  pas  emporter 
par  ce  flot  qui  m'entraîne  toujours  loin  de  vous  ;  ne  me  laissez  plus  remet! re 
le  pied  sur  ce  sol  mouvant  où  je  m'enfonce  jus(|u'à  ce  que  vous  ayez  dis- 
paru à  mes  yeux,  jusqu'à  ce  que  je  me  trouve  dans  une  aulre  vie,  avec 

TOME  m. —  SUPPLÉMENT.  1- 


|S:i  RKVUK    lU'.s    \)\X\    MUNUKS. 

«l'aiilres  iiiiiis  ijni  ii<-  miiis  v.iNmiI  |»:is.  —  l'on  ri  ingrat  (|iic  lu  cs  !  inc 
ili.s(*iit-ils,  en  mu  lailLiiil  iciuliTiiiciit .  lu  vcu\  loujours  y  icloiii'iicr,  cl , 
i|uauil  lu  en  rt'>i('iis.  lu  iii*  nous  iccouiiiiis  |»lus.  —  Oli  !  si,  je  vous  ic- 
rouu.iis'  A  [iirst'iU  il  iu«'  sfnible  <|ii«'je  ne  nous  ai  jamais  (|uill(>s.  Vous 
voilà  loujours  jouucs  ,  loujouis  lieuicux.  —  Alors,  je  les  nomme  tous,  el 
ils  m'embrassent  en  me  ilonnanl  nn  nom  t\iie  je  ne  me  rappelle  pas ,  et 
i|iii  n'est  pas  celui  que  je  porte  dans  le  monde  des  vivans. 

Celle  apparition  d'une  lrou|>e  d'amis  dont  la  banpie  me  porte  vers  une 
rive  heureuse,  est  dans  mon  cerveau  depuis  les  premières  années  de  ma 
vie.  Je  me  souviens  fort  bien  (juc  dans  mon  berceau ,  dès  l'àtcc  de  cin(|  ou 
six  ans,  je  voyais  en  mciulormant  une  troupe  de  beaux  enfans  couronnes 
de  Heurs ,  (pu  m'appelaient  cl  me  faisaient  venir  avec  eux  <lans  une  t;randc 
(•0(piille  de  nacre,  flottante  sur  les  eaux,  et  qui  m'emmenaient  dans  un 
jardin  magnilique.  Ce  jardin  était  différent  du  rivafçe  imaginaire  de  mon 
île.  Il  y  a  entre  eux  la  même  disproportion  qu'entre  les  amis  enfans  et 
les  amis  de  mes  rêves  d'aujourd'hui.  Au  lieu  des  hauts  arbres,  des  vastes 
prairies ,  des  libres  torrens  et  (k's  jdanles  sauvajjes  que  je  vois  maintenant, 
je  voyais  alors  un  jarilin  régulier,  des  gazons  taillés,  des  buissons  de  Heurs 
à  la  portée  de  mon  bras,  des  jets  d'eau  parfumée  dans  des  bassins  d'ar- 
gent ,  et  surtout  des  roses  bleues  dans  des  vases  de  la  Chine.  Je  ne  sais 
pounpioi  les  roses  bleues  me  semblaient  les  fleurs  les  plus  surprenantes  et 
les  plus  désirables.  Du  reste ,  mon  rêve  ressemblait  aux  contes  de  fées 
«lont  j'avais  déjà  la  tête  nourrie,  mais  aux  souvenirs  desquels  je  mêlais 
toujours  un  peu  du  mien.  ÎMaintenant  il  ressemble  à  la  terre  libre  et 
vierge  (pie  je  vais  cberchant ,  et  (jue  je  peuple  d'affections  saintes  et  de 
bonheur  impossible. 

Eh  bien  !  il  m'est  arrivé ,  l'autre  soir,  de  me  trouver  en  réalité  <lans 
une  situation  qui  ressemblait  un  peu  à  mon  rêve,  mais  qui  n'a  pas  fhii  de 
même. 

J'étais  au  jardin  public  vers  le  coucher  du  soleil.  Il  y  avait,  comme 
à  l'ordinaire,  très  peu  de  promeneurs.  Les  Vénitiennes  élégantes  craignent 
le  chaud  et  n'oseraient  sortir  en  plein  jour ,  mais  en  revanche  elles  crai- 
gnent le  froid  et  ne  se  hasardent  guère  dehors  la  nuit.  Il  y  a  trois  ou 
cpiatre  jours  faits  exprès  pour  elles  dans  chaque  saison  où  elles  font  lever 
la  couverture  de  la  gondole,  mais  elles  mettent  rarement  les  pieds  à  terre  ; 
c'est  une  espèce  à  part,  si  molle  et  si  délicate,  qu'un  rayon  de  soleil  ter- 
ni: leur  beauté,  et  qu'un  souffle  de  la  brise  expose  leur  vie.  Les  hommes 
civilisés  cherchent  de  préférence  les  lieux  où  ils  peuvent  rencontrer  le 
iteau  sexe.  Le  théâtre,  les  ninversazioni,  les  cafés  el  l'enceinte  abritée 
<le  la  Piazzelta  à  sept  heures  du  soir.  Il  ne  reste  donc  aux  jardins  que 


LKTÏP.KS    d'un    VOYAGEL'Ri  185 

((uelqiies  vieilianls  grognons,  (iiielqiies  fumein-s  stupides,  et  (inelques  bi- 
lieux mélancoliques.  Tu  me  classeras  dans  Inqnelle  des  (rois  espèces  il  te 
plaira. 

Peu  à  peu  je  me  trouvai  seul,  et  l'élégant  café  qui  s'avance  sur  les 
lagunes,  éteignait  ses  bougies  plantées  dans  des  iris  et  dans  des  algues  de 
ciislal  de  Murano.  Tu  as  vu  ce  jardin  l)ien  humide  et  bien  triste  la  der- 
nière fois  !  Moi,  je  n'y  allais  pas  chercher  de  douces  pensées ,  et  je  n'es- 
pérais pas  m'y  débarrasser  de  mon  spleen.  l\Iais  le  printemps  !  comme  tu 
dis,  qui  pourrait  résister  à  la  vertu  du  mois  d'avril?  A  Venise,  mon  ami , 
c'est  bien  plusviai.  Les  pierres  même  reverdissent,  les  grands  marécages 
infects  que  fuyaient  nos  gondoles  il  y  a  deux  mois ,  sont  des  prairies 
aciuaticpies  couvertes  de  cressons,  d'algues,  de  joncs,  de  glayeuls  et  de 
mille  sortes  de  mousses  marines  d'où  s'exhale  un  parfum  tout  particulier, 
cher  à  ceux  qui  aiment  la  mer,  et  où  nichent  des  milliers  de  goélands, 
de  plongeons  et  de  cannes  petières.  De  grandes  hirondelles  toutes  noires 
rasent  incessamnirnt  ces  prés  floltans  ou  ciu-Kpie  jour  le  llux  et  leretlux 
font  passer  les  flots  de  l'Adriatique,  et  apportent  des  milliers  d'insectes, 
de  madré[)ores  et  de  cof|uillages. 

Je  trouvai,  au  lieu  de  ces  allées  glaciales  que  nous  avions  fuies  ensemlile, 
la  veille  de  ton  départ,  et  où  je  n'avais  pas  encore  eu  le  courage  de  re- 
tourner, un  sable  tiède  et  des  tapis  de  pâquerettes,  des  bosquets  de  su- 
macs et  de  sycomores  fraîchement  éclos  au  vent  de  la  Grèce.  Le  petit  pro- 
montoire planté  à  l'anglaise  est  si  beau,  si  touffu,  si  riche  de  fleurs,  de 
parhmis  et  d'aspects ,  que  je  me  demandai  si  ce  n'était  pas  là  le  rivage  ma- 
gique (pie  mes  rêves  m'avaient  fait  pressentir.  Mais  non,  la  terre  promise 
est  vierge  de  douleurs,  et  celle-ci  est  déjà  trempée  de  mes  larmes. 

Le  soleil  était  descendu  derrière  les  monts  Vicenlins.  De  grandes  nuées 
violettes  traversaient  le  ciel  au-dessus  de  Venise.  La  lour  de  Saint- JMarc, 
les  coupoles  de  Sainte-Marie,  et  celle  pépinière  de  flèches  et  de  minarets 
qui  s'élève  de  tous  les  points  de  la  ville,  se  dessinaient  en  aicruiiles  noires 
.sur  le  ton  étincelant  de  l'horizon.  Le  ciel  arrivait,  par  une  admirable  dé- 
gradation de  nuances,  du  rouge  cerise  au  bleu  de  smalt;  et  l'eau,  calme 
et  limpide  comme  une  glace,  recevait  exactement  le  reflet  de  celle  immense 
irisation.  Au-dessous  de  Venise,  elle  avait  l'air  d'un  grand  miroir  de 
cuivre  rouge.  Jamais  je  n'avais  vu  Venise  si  belle  et  si  féerique.  Celle 
noire  silhouclle  jetée  entre  le  ciel  el  l'eau  ardente  ,  comme  dans  une  mer 
de  feu,  était  alors  une  de  ces  sublimes  aberrations  d'archilecture  que  le 
poêle  de  l'Apocalypse  a  dû  voir  flotter  siu-  les  grèves  de  Patmos,  quand  il 
rêvait  sa  Jérusalem  nouvelle,  el  (pi'il  la  comparait  à  une  belle  épousée  de 
la  veille. 

12. 


ISi  Ili:VL"K    1)I".S    Iil  I  \     MllMd  s. 

I'«'ii  il  |MMi  les  ('i)iil('tirs  s'obsciiiTiiciil ,  li-s  (•(iiilt)nis  (Icviiiniil  plii'. 
iii.issifs,  l«'s  iiroroiiiloiii's  plus  inyslrriensos.  Venise  prit  rasperl  (Tniie  Molle 
immense,  |)iiis  d'un  iiois  de  liaiils  evpn^s  (»n  les  canaux  s'enfonçaieiil 
«•omme  de  iriands  olieniins  de  sable  arpenté.  Ce  sont  là  les  inslans  où 
l'aime  ;^  iei:ard<'r  an  loin.  Quand  les  formes  s'elTaeenI  ,  (|uand  les  objets 
semblent  trendtler  dans  la  brmue;  «|uand  mon  ima-jinalion  peut  s'élanrer 
dans  lin  eliam|)  immense  de  eonjeclures  e|  de  caprices;  quand  je  peux  ,  en 
clignant  un  pen  la  pau[iière,  renverser  el  bouleverser  nneeité,  en  faire 
une  forél ,  un  camp  ou  un  cimetière;  ipiand  je  peux  niélainor[thoser  en 
neuves  paisibles  les  grands  ebemins  blancs  de  poussière ,  el  en  lorrens 
rapides,  les  petits  sentiers  de  snble  (pii  descendent  en  serpentant  sur  la 
sombre  verdure  des  collines,  alors  je  jouis  vraiment  de  la  nature,  j'en 
dispose  à  mon  gré.  je  rèirne  sur  elle,  je  la  traverse  d'un  regard,  je  la 
{teiiple  de  mes  fantaisies. 

Quand  j'étais  adolescent ,  el  ipie  je  gardais  encore  les  troupeaux  dans 
le  plus  paisible  et  le  plus  nisliipie  pays  du  monde,  je  m'étais  fait  une 
grande  idée  de  Versailles,  de  Saint-Cloml,  de  Trianon,  de  tous  ces  anti- 
ques palais  dont  ma  grand'mère  nie  parlait  sans  cesse  comme  de  ce  (pi'il 
y  avait  de  plus  beau  à  voir  dans  l'univers,  ,1'allais  par  les  ebemins  au  com- 
mencement de  la  nuit,  ou  à  la  première  blancheur  d\i  jour,  et  je  me 
créais  à  grands  ti  aits  Trianon  ,  Versailles  et  Sainl-Cloud  dans  la  vapeur 
i]ui  flottait  sur  nos  champs.  Une  baie  de  vieux  arbres  mutilés  par  la  coi- 
gnée.  au  bord  d'un  fossé,  devenait  un  peuple  de  tritons  et  de  nayades  de 
marbre  enlaçant  leurs  bras  armés  de  conques  marines.  Les  taillis  et  les 
vitrnes  de  nos  coteaux  étaient  les  parterres  d'ifs  el  de  buis,  les  noyers  de 
nos  aiiérets  ,  les  majestueux  ombrages  des  grands  parcs  loyaux  ;  el  le  filet 
de  fumée  qui  s'élevait  du  toit  d'une  chaumière  cachée  dans  les  arbres,  et 
dessinait  sur  la  verdure  une  ligne  bleuâtre  et  trend)lante ,  devenait 
à  mes  yeux  le  grand  jet  d'eau  que  le  plus  simple  bourgeois  de  Paris  avait 
le  privilège  de  voir  jouer  aux  grandes  fêtes,  et  qui  était  pour  moi  alors 
une  des  merveilles  du  monde  fantastique. 

C'est  ainsi  ipi'à  irrands  frais  d'ima^îination  je  me  dessinais  dans  un 
vaste  cadre  le  modèle  exagéré  des  petites  choses  que  j'ai  vues  depuis. 
C'est  grâce  à  cette  manie  de  faire  de  mon  cerveau  un  microscope,  «pie 
j'.ii  trouvé  d'abord  le  vrai  si  petit  el  si  peu  majestueux.  Il  m'a  fallu  du 
temps  pour  l'accepler  .sans  dédain,  et  pour  découvrir  enfin  en  lui  des 
beautés  particulières  et  des  sujels  d'admiration  autres  «pie  ceux  que  j'y 
avais  cherchés.  Mais  dans  le  vrai ,  quelque  beau  «pi'i!  soit,  j'aime  à  bâtir 
encore.  Cette  méthode  n'est  ni  d'un  artiste,  ni  d'un  poète,  je  le  sais. 
C'est  le  fait  d'un  fou.  Tu  m'en  as  souvent  railh-,  toi  «[iii  aimes  les  grandes 


LKTTKKS    b'c.N    VOYACiail.  l8o 

lij^iies  pures,  les  eonloius  li.iicliiuenl  dessines,  la  liiinièie  riche  cl  spleii- 
(liilc.  Tu  veux  abonier  ftancliemeiil  dans  le  beau,  voir  et  seulir  ce  qui 
est,  savoir  [>our(]uoi  elconinieut  la  nature  est  dij^ne  de  ton  admiration  et 
de  (on  amour.  J'expli(|uais  cela  à  notre  ami ,  un  de  ces  soirs ,  conmie  nous 
passions  ensemble  en  i;ond(»le  sous  la  sombre  arcade  (in  pont  des  Soupirs. 
Tu  te  souviens  île  celte  pelite  lumière  qu'on  voit  au  i'ond  du  canal  et  qui  se 
rellète  et  se  nndtiplie  sur  les  vieux  marbres  luisans  de  la  maison  de  Bianca 
Capello.  Il  n'y  a  pas  dans  Venise  un  canalello  plus  mystérieux  et  plus 
inélancoli(|ue.  Celte  lumière  unique  qui  brille  sur  Ions  les  objets  et  qui 
n'en  éilaire  aucim ,  {|ui  danse  sm-  l'eau  et  semble  Jouer  avec  le  remous  des 
baripies  qui  passent,  connne  un  follet  atlaclic  à  les  poursuivre ,  me  lit 
souvenir  de  celle  grande  ligne  de  réverbères  (pii  Irenible  dans  la  Seine  et 
qui  dessine  dans  l'eau  dos  zig-zags  de  feu.  Je  racontai  à  Pielro  comme 
(juoi  j'avais  voulu  un  soir  te  faire  goûter  cette  illumination  aquati(pie,  et 
connne  quoi, après  in'avoir  ri  au  nez,  tu  m'embarrassas  beaucoui)avec cette 
question  :  —  En  quoi  cela  est-il  beau?  —  Et  (pi'y  Irouviez-vous  de  beau 
en  effet,  me  dit  notre  ami?  —  Je  m'imaginais,  réiiondis-Je,  voir  dans  le 
jellelde  ces  lumières  des  colonnes  de  feu  et  des  cascades  d'élincellesipii 
s'enfonç^aient  à  perle  de  vue  tians  une  grotte  de  crislal.  La  rive  me  [larais- 
sait  soutenue  et  portée  par  ces  piliers  Imninenx ,  et  j'avais  envie  de  sauter 
ilans  la  rivière,  pour  voir  (pielles  éiianges  sarabandes  les  esprits  de  l'eau 
dansaient  avec  les  esprits  du  feu  dans  ce  palais  enchanté.  —  Le  docteur 
haussa  les  épaules,  et  je  vis  qu'il  avait  un  profond  mépris  |)Our  ce  galima- 
tias. Je  n'aime  pas  les  idées  fantastiques,  dit-il,  cela  nous  vienl  des 
Allemands,  et  cela  est  tout-à-fait  contraire  an  vrai  beau  (jne  cherchaient 
les  arts  dans  notre  vieille  Italie.  Nous  avions  des  couleurs  ;  nous  avions 
des  formes  dans  ce  temps-là.  Le  fantastique  a  passé  sur  nous  une  éponge 
trempée  dans  les  brouillards  du  Nord.  Pour  moi ,  je  suis  comme  notre  ami, 
conlinua-t-il,  j'aime  à  contempler.  Anuisez-vous  à  rêver  si  cela  vous 
plaît. 

Je  te  demande,  une  fois  pour  toutes,  une  licence  en  bonne  forme 
pour  le  chapitre  des  digressions,  et  je  reviens  à  la  soirée  du  jardin  public. 

J'étais  absorbé  dans  mes  fantaisies  accoutumées,  lorsipie  je  vis  sur 
le  canal  de  Saint-Georges,  au  milieu  des  points  noirs  dont  il  était  parsemé, 
un  point  noir  qui  filait  rapidement,  et  qui  laissa  bientôt  tous  les  autres  en 
arrière.  C'était  la  nouvelle  et  pimpante  gondole  du  jeune  Catidlo.  Quand 
elle  fut  à  la  portée  de  la  vue,  je  reconnus  la  Heur  des  gondoliers  en  veste 
de  nankin.  Cette  veste  de  nankin  avait  été  le  sujet  d'une  longue  discus- 
sion a  casa  dans  la  malinée.  Le  docteur,  voulant  la  mettre  à  la  reforme, 
sous  prétexte  d'une  augmentalion  d'embonpoint  dans  sa  persomie,  l'avait 


IS<»  RKVl'i:    I>1>    OKLX    MoMil.s. 

ilodm  (■  ,1  siiii  jciiiif  liôrc  Ciiilin.  M.iis  Caltillu.  cl.iiit  siirvciiii .  sollicil.i  Ir 
|KMir|K)iiit  ;iv«*r  mu'  iriace  irrcsisliltlf.  iMa  ;:oii\fiiiaiile  (ialtiiia,  (|iii  ne 
voit  lusd'iiii  mauvais  cvil  le  scapiilaiiT  siispciulii  au  cuu  blanc  et  rainasse 
(hi  îjondiilit'r,  observa  (|ue  le  seiiineur  .Iules  avail  l)CMU('on|i  f^iantli  eelte 
aniK-e,  el  (pie  la  veste  hii  serait  trop  eourle.  En  eonsétpience(;aliiil<»,  ipii 
esl  cpialre  fois  irrand  ol  jîros  comme  les  deux  frères  enseniMe,  se  (il  fort 
d'endos-er  im  vêlement  trop  roml  |)(uii-  i'im,  trop  elroil  i>om  l'autre.  .le 
ne  .sius  |)ar  (piel  procédé  miraculeux  le  iMiiiotaiire  en  vint  à  bout  sans  le 
faire  cracpier;  mais  il  esl  certain  ipie  je  le  vis  apparaître  sur  la  lai,Mnie  dans 
le  propre  vOlement  d'été  du  docteur.  A  la  vérité,  ce  riche  équipaijfc  nui- 
sait un  peu  à  la  souplesse  de  ses  mouvemens ,  et  il  ne  se  balançait  pas  sur 
la  poupe  avec  toute  l'éléj^ance  accoutumée.  Mais  avant  d'enfoncer  la  rame 
dans  le  tranijuille  miroir  de  l'onde  .  il  jetait  de  temps  en  temps  un  regard 
de  satisfaction  sur  son  iniaijje  resplendissante,  el  charmé  de  sJi  bonne 
tenue,  péncué  de  reconnaissance  poiu"  l'anie  iréiK'reiise  de  son  patron,  il 
enlevait  la  i^oiidole  d'un  bras  vijjoureux  et  la  faisait  bondir  sur  l'eau  connue 
une  siu-celle. 

Giulio  était  à  l'antre  bout  de  la  gondole,  et  le  secondait  avec  toute  l'ai- 
sance d'un  enfant  de  l'Adriatique.  Notre  ami  Pietro  était  couché  indo- 
lemment sur  le  tapis ,  et  sa  belle  FJeppa ,  a.ssise  sur  les  coussins  de  maro- 
quin noir,  livrait  au  vent  ses  lony;s  cheveux  d'ébène,  (jui  se  séparent  sur 
son  noble  front  et  tombent  en  rouleaux  souples  el  nonclialans  jusque  sur 
.son  sein.  Nos  mères  appelaient ,  je  crois,  ces  deux  longues  boucles  repen- 
tirs. Je  m'en  suis  rappelé  le  nom  précieux  en  les  voyant  autour  du  visage 
triste  et  passionné  de  Beppa.  La  barque  se  ralentit  tandis  que  l'un  des 
rameurs  prenait  haleine,  et  quand  elle  fut  près  de  la  rive  ombragée, 
elle  se  laissa  coider  mollement  avec  l'eau  qui  caressait  les  blancs  escaliers 
de  marbre  du  jardin.  Alors  Pierre  pria  Beppa  de  chanter,  (iiulio  prit  sa 
guitare,  el  la  voix  de  Beppa  s'éleva  dans  la  nuit  connue  l'appel  d'une  sy- 
I  ène  amoureuse.  Elle  chanta  une  strophe  de  romance  que  Pierre  a  com- 
po.sée  pour  je  ne  sais  quelle  femme ,  pour  Beppa  peut-être  : 

Ton  lei  sull'  cnda  placida 
Errai  délia  laguna , 
Ella  gli  sguardi  iminobili 
lu  te  fissava,  o  kina! 
E  a  che  pensa  va  allor.' 
Era  un  moi  rente  palpito .' 
Era  un  nascpute  amor.' 

—Te  voilà,  Zorzi?  me  cria-t-elle  en  m'apercevant  au-dessus  de  la  rampe. 


LKTTHES    I)'u^    VOVAGLUll.  187 

Que  tais-lii  là  loiil  seul ,  vil.iiu  boudeur  i'  Viens  avec  nous  prendre  le  calé 
au  Lido.  —  Et  lunier  une  belle  [ùpe  de  caroubier,  dit  le  docteur.  —  Et 
prendre  un  peu  la  rame  à  ma  place,  dit  Giulio.  —  Ah!  pour  cela,  je  le 
remercie,  répondis-je;  cpiant  au  docleur,  toutes  ses  pipes  ne  valent  pas 
imc  de  mes  cigarettes;  mais  pour  loi,  aimable  Beppa,  (pielle  excuse  pour- 
rai-je  trouver?  —  Viens  donc,  dit-elle.  —  Non,  repris-je,  j'aime  mieux 
confesser  (|ue  je  suis  un  butor  et  rester  où  je  suis.  —  J' i  !  le  vilain  carac- 
tère, dit-elle,  en  me  jetant  son  bou(piet  à  demi  eflcuillé  à  la  ligure.  Est- 
ce  que  tu  ne  deviendras  jamais  plus  aimable  (jue  cela ,  mio  Zorzi  bene- 
delto?  Et  pourquoi  ne  veux-tu  pas  venir  avec  nous:-'  —  Que  sais-je? 
rcpondis-je.  Je  n'en  ai  nulle  envie ,  et  pourtant  j'ai  le  plus  grand  plaisir  du 
inonde  à  vous  rencontrer.  —  Calullo,  qui  est  sujet,  comme  tous  les  ani- 
maux domestiques  de  son  espèce ,  à  se  mêler  de  la  conversation  ,  et  à  don- 
ner sou  avis,  haussa  les  épaules  et  dit  à  Giidio,  d'un  air  fm  et  entendu  : 
Forestol  —  Oui,  précisément,  répondit  Giulio,  entends-tu,  Zorzi,  voilà 
Cfilullo  qui  le  traite  de  malade  extravagant.  —  Peu  m'importe,  repris-je, 
je  ne  suis  pas  des  vôtres.  Tu  es  trop  belle  ce  soir,  o  Bepjja;  le  docteur  est 
trop  ennuyeux,  le  justaucorps  de  (^atulio  m'est  insupportable  à  voir,  et 
(jiulio  est  trop  fatigué.  Au  botit  d'un  quart-l'heure  de  hien-èlre,  les  yeux 
de  Beppa  me  feraient  extravaguer,  et  il  m'arriverail  peut-être  de  faire 
pour  elle  des  vers  aussi  mauvais  que  ceux  du  docleur;  le  docteur  en  serait 
jaloux.  Calullo  doit  nécessairement  crever  d'apoplexie  avant  d'arriver  au 
J.ido,  el  Jules  me  forcerait  de  ramer.  Bonsoir  donc,  ô  mes  amis;  vous 
êtes  beaux  comme  la  lune  el  rapides  comme  le  vent,  votre  harque  est  venue 
à  moi  comme  une  douce  vision.  Allez-vous-en  hien  vite  avant  que  je  m'a- 
perçoive (|ue  vous  n'êtes  pas  des  spectres. 

—  Qu'a-t-il  mangé  aujourd'hui?  dit  Beppa  à  ses  compagnons.  —  llibu , 
répondit  gravement  le  docteur.  —  Tu  as  deviné  juste,  ô  mon  grand  Es- 
culape,  lui  dis-je.  Pois,  salade  et  fenouil.  J'ai  fait  ce  que  lu  appelles  un 
dîner  |iylhagorique.  —  Régime  très  sain,  répondit-il,  mais  trop  jieu  sub- 
stantiel. Viens  avec  moi  manger  un  riz  aux  huîtres  el  boire  une  bouteille 
de  vin  de  Samos  à  la  Quinlavalle.  — Va  au  diable!  enipoisonueur,  lui 
dis-je.  Tu  voudrais  m'abrulir  par  des  digestions  laborieuses  et  m'affadir 
le  caractère  par  de  liquoreuses  boissons,  pour  me  voir  élenilii  ensuite  sur 
ce  lapis  connue  un  vieux  épagneul  an  retour  de  la  chasse ,  et  pour  n'avoir 
|iliis  à  rougir  de  ton  intempérance  et  de  ton  inertie,  Vénitien  que  tu  es. 

—  El  que  prélends-lu  faire  à  Venise,  si  ce  n'est  le  far  nienle?  dit  Btpjta. 

—  Tu  as  raison,  benedelta,  lui  répondis-je;  mais  lu  ne  sais  pas  que  mou 
far  uiente  est  délicieux  là  oii  je  suis  à  le  regarder?  Tu  ne  sais  pas  quel 
plaisir  j'ai  à  voir  courir  celle  gondole  sans  me  donner  la  moindre  peine 


ISS 


itKvn:  i)i;s  dki  \  momjks. 


IHiui  la  faire  allrr.  il  me  sniiblc  alors  (|iio  je  dors,  et  qno  je  fais  nu  rôve 
i|iii  m'i'sl  bien  «lier,  ô  ma  Htppa,  et  dans  letjucl  tie  mystérieuses  créaltires 
m'a|'|)ar.iiss('iit  dans  une  bannie  et  passent  comiiie  loi  en  cliantanl.  — 
(^)iielles  sont  ees  mystérieuses  crealnros?  demanda-t-elle.  —  Je  rifrnoie, 
répondis-je;  «"e  ne  sont  pas  des  honunes,  ils  sont  trop  bons  cl  tro|)  beaux 
poiw  ce!.! ,  el  pourtant  ee  ne  sont  pas  des  animes,  Beppa,  car  lu  n'es  pas 
avec  eux.  —  Viens  me  raconter  cela,  dil-elle,  j'aime  les  rêves  à  la  folie. 
—  Demain,  lui  dis-je,  aujourd'Iun  rends-moi  un  peu  l'illusion  du  mien. 
Clianle,  lUppa,  ebanle  avec  ce  beau  timbre  ii;utlural  (pii  s'éclaircil  el 
s'épure  jusipi'aii  son  de  la  eloclie  de  cristal,  clianle  avec  celle  voix  indo- 
lente qui  sait  si  bien  se  passionner,  el  qui  ressemble  à  une  odaliscpie  pa- 
re.'î.sense  (]ui  lève  peu  à  peu  .son  voile  el  finit  par  le  jeter  pour  s'élancer 
blanclie  el  nue  dans  son  bain  parfiimé,  on  plutôt  à  un  sylplie  qui  dorl 
dans  la  brume  embaumée  du  crépuscule,  el  qui  déploie  peu  à  peu  ses 
ailes  pour  munter  avec  le  soleil  dans  un  ciel  embrasé.  Chante,  Beppa, 
chante,  et  éloisne-loi.  Dis  A  les  amis  d'aiiiter  les  rames  comme  les  ailes 
d'un  oiseau  des  mers,  el  de  t'emporler  dans  ta  gondole  comme  une  blan- 
che Lé. la  sur  le  dos  brun  d'un  cygne  sauvage.  Va,  romanesque  lille, 
passe  el  chante,  mais  sache  que  la  brise  .soulève  les  plis  de  ta  mantille  de 
dentelle  noire,  et  que  celle  rose  mystérieusemenl  cachée  dans  les  cheveux 
par  la  main  de  ton  amant  va  s'effeuiller,  si  lu  n'y  prends  garde.  Ainsi 
s'envole  l'amour,  Beppa ,  quand  on  le  croit  bien  gaidé  dans  le  cœur  de 
celui  (ju'on  aime.  —  Adieu,  maussade,  me  cria-l-elle,  je  te  fais  le  plaisir 
de  te  ([uiller.  mais  [lour  le  |ninir,  je  chanterai  en  dialecte,  et  tu  n'y  com- 
prendras rien.  Je  souris  de  celte  prétention  de  Beppa  d'ériger  son  palois 
en  langue  inintelligible  à  des  oreilles  françaises.  J'écoulai  la  barcarole, 
qui  vraiment  était  écrite  dans  les  plus  doux  mots  de  ce  gentil  [larler  vé- 
nitien, fait,  à  ce  qu'il  semble ,  pour  la  bouche  des  enfans. 


Coi  pensieri  maiiinrouici 

No  le  slar  a  tornientar. 

Vien  cou  mi,  montemo  iii  goiulola 

Ândareuio  iu  uiezo  al  mar. 


Co  ,  spandeiido  el  liime  palido 
Sora  l'aqiia  inarzcnlada 
La  se  specia  e  la  se  cocola 
Coine  dona  iiianiorada. 


Pasarenio  i  |)orti  e  l'isole 
(',he  contorna  la  cilà  ; 
El  sol  more  senza  nuvolc 
K  la  luiia  nasraià. 


Sla  bavela  die  le  zogola 
Sui  coveli  siiibovolai , 
No  xc  lorbiii  délia  polveie 
Dele  rode  e  dei  cavai. 


Slo  remelo  clie  ne  dondola 
lusordirne  no  se  sente 


LETTRES    D  U.N    VOYAGELK. 


189 


Corne  i  sciocJii  de  le  scurie 
Corne  i  urli  de  la  zeate. 

In  ua  stalo  al  too  consiniile 
Mo  tiovà  ciiu}iiani  indrio, 
Co  sto  seniplice  riniediu 
Dal  to  mal  me  sou  ^iiario. 

Ti  xe  bella ,  ti  xe  zovene , 
Ti  xe  fresca  corne  un  fior, 


Vieil  per  tuti  le  so  lagreiiu; 
Ridi  adeso  e  fa  1'  amor. 


In  conchiglia  i  greci ,  Venere, 
Se  sognava  un  altro  dî; 
Forse ,  visto  i  aveva  in  gondola 
IJna  bêla  corne  ti. 


La  nuit  était  si  calme  et  l'eau  si  sonore ,  (jue  j'entendis  la  dernière 
strophe  distinctement,  ([uoique  les  sons  n'arrivassent  plus  à  mon  oreille 
que  comme  l'adieu  mystérieux  d'une  ame  perdue  dans  l'espace.  Quand 
je  n'entendis  [)lus  rien,  je  regrettai  de  ne  pas  être  avec  eux.  Mais  je  m'en 
consolai  en  me  disant  que  si  j'y  étais  allé,  je  serais  déjà  en  train  de  m'en 
repentir. 

Il  y  a  des  jours  où  il  est  impossible  de  vivre  avec  son  semblable  :  tout 
porte  au  spleen ,  tout  tourne  au  suicide  ;  et  il  n'y  a  rien  de  plus  triste  an 
monde ,  et  siu'tont  de  plus  ridicule  qu'un  pauvre  diable  qui  tourne  autour 
de  sa  dernière  heure  et  qui  parlemente  avec  elle  pendant  des  semaines  et 
des  années,  conmie  l'homme  deShakspeare  avec  la  vengeance.  Les  gens 
s'en  moquent.  Ils  sont  autour  de  lui  à  le  regarder  et  à  crier  connue  les 
spectateurs  d'un  saltimbanque  maladroit  qui  hésite  à  crever  le  tremplin. 
—  Il  sautera  !  Il  ne  sautera  pas  !  —  Les  hommes  ont  raison  de  rire  au  nez 
de  celui  qui  ne  sait  ni  les  quitter  ni  les  supporter ,  (jui  ne  veut  pas  renon- 
<"erà  la  vie  et  qui  ne  veut  pas  l'accepter  comme  elle  est.  Ils  le  punissent 
ainsi  de  l'ennui  impertinent  qu'il  éprouve  et  (pi'il  avoue.  I\Iais  leur  justice 
est  dure.  Ils  ne  savent  pas  ce  qu'il  a  fallu  cie  souffrances  et  de  déboires 
pour  amener  à  ce  pf)int  de  préoccupation  inconvenante  un  caractère  tant 
.soit  peu  orgueilleux  et  ferme. 

Je  conseille  donc  à  tous  ceux  (pii  se  trouveront,  soit  par  habitude,  soit 
par  accident ,  dans  une  semblable  disposition ,  de  faire  des  repas  légers 
pour  éviter  l'irritation  cérébrale  de  la  digeslion  ,  et  de  se  promener  seuls 
au  bord  de  l'eau ,  les  mains  dans  les  poches,  un  cigarre  à  la  bouche,  pen- 
<lanl  un  certain  nombre  d'heures,  proportionné  à  la  force  et  à  la  ténacité 
de  leur  mauvaise  humeur. 

Je  rentrai  à  miiuiil,  et  je  trouvai  Pierre  cl  Bep|)a  cpii  chaulaient  dans 
la  (jalerie;  c'est  Giulio  qui  l'a  décorée  de  ce  titre  ponq)eux  en  attachant  aux 
murailles  quatre  paysages  peints  à  l'huile  où  le  ciel  est  vert,  l'eau  rousse, 
les  arbres  bleus ,  et  la  terre  couleur  de  rose.  Le  docteur  prétend  faire  sa 


l'JO  KEVUK    DES    DELX    JUJMiES. 

rurliiiio  ou  les  vcikI^iiU  à  *|iicl(|ii('  An^'lais  iinbirillo,  cl  (liiilii)  iricltnd 
r:iiiT  inscrire  le  nom  de  noire  italaisdnns  l.i  nouvelle  édition  <lu  C.iiid*;  du 
voyaeeiu  à  \  cuise.  Poiu' s'inspirer,  sausdoule,  de  la  vue  des  bois  cl  des 
uiouLc'iics ,  le  docleiu'  a  fait  placer  le  jtetil  piano  (|iù  lui  sert  à  improvi- 
ser, sous  le  plus  enfume  de  ces  paysai^es.  Les  heures  où  le  doclcur  impro- 
vise sont  les  plus  béates  de  noire  journée  à  tous.  Ik'ppa  s'assied  au  piano 
et  exécute  lentemenl  avec  une  main  un  |)elil  lliènic  nmsical  (|ui  sert  à 
l'improvisateur  pour  suivre  son  rhylbnie  lyri(|ue,  et  ainsi  éclusenl  dans 
une  matinée  des  myriades  de  strophes  [lendant  lescjuelles  je  m'endors  {iro- 
fonilémeiit  dans  le  hamac;  C/iuiio  roule  à  cheval  sur  la  rampe  {l\\  balcon, 
au  grand  ristpie  de  lomher  dans  ((uelrpie  ban|ue ,  et  de  se  réveiller  à 
(^hioggiaou  à  Palestrine.  Beppa  elle-même  laisse  ses  grands  cilsn(»irs  s'a- 
baisser sur  ses  joues  pâles,  el  sa  main  continue  l'action  mécanirpie  du 
doigter,  tandis  que  son  imagination  fait  (juelque  rêve  d'amour  à  travers 
les  nuages  du  sommeil ,  et  que  le  ohat  roulé  en  pelotte  sur  les  cahiers  de 
musique  exhale  de  temps  en  temps  un  miaulement  plein  d'emmi  et  de 
uiélancolie. 

Ce  soir-là ,  Heppa  élail  seide  avec  Pierre  et  Vespasiano  (  c'est  le  nom  du 
chat). — Miracle, docteur  !  dis-je  eu  entrant  ;  conmienl  as-tu  fait  pour  veiller 
si  tard?  Nous  étions  inipiiets,  me  dit-il  d'un  ton  grondeur,  tandis  que  sa 
dernière  rime  expirait  encore  amoroso  sur  ses  lèvres,  et  vous  savez  que 
nous  ne  dormons  pas  quand  vous  n'êtes  pas  rentré.  —  Ah  çà  !  mes  amis , 
répondis-je ,  votre  tendresse  est  une  persécution.  IMe  voilà  obligé  d'avoir 
desremorils  de  votre  insomnie,  cpiand  j'ai  cru  faire  la  promenade  la  plus 
innocente  du  monde.  —  I\lon  cher  enfant,  me  dit  Jiep[)a  en  me  prenant 
les  mains,  nous  avons  une  prière  à  te  faire.  —  Qui  est-ce  qui  pourrait  te 
refuser  (juelque  chose ,  Beppa  ?  Parle.  —  Donne-moi  la  parole  d'honneur 
de  ne  plus  sortir  seul  après  la  nuit  tombée.  —  Voilà  encore  tes  folles  sol- 
licitudes, ma  Beppa ,  lu  me  traites  comme  un  enfant  de  quatre  ans,  quand 
je  suis  plus  vieux  (|ue  ton  grand-père.  —  Tu  es  environné  de  iJaiigers, 
me  dit  Beppa  avec  ce  petit  Ion  de  déclamation  .senlimenlale  (jui  lui  sied  si 
bien;  celle  qui  te  [wursuit  est  ca|)able  de  tout.  Si  lu  aimes  un  peu  la  vie 
à  cause  de  nous,  Zorzi,  enftrme-toi  à  la  maison,  ou  quitte  le  pays  pour 
(pielque  temps. 

—  Docteur,  ré[)ondis-je ,  je  te  prie  de  tàter  le  pouls  de  notre  Beppa. 
Certainement  elle  a  la  lièvre  et  un  peu  de  délire. 

—  Beppa  s'exagère  le  danger,  dit-il  ;  d'ailleurs  ce  danger,  quelcju'il  fût, 
ne  saurait  commander  à  un  homme  une  chose  aussi  ridicule  (pie  de  fuir 
devant  la  colère  d'une  femme.  Pourtant  il  ne  faut  pas  Irop  rire  dans  ce 
pays-ci  de  certaines  menaces  de  vengeance ,  et  il  serait  prudent  de  ne 


LETTRES    D  L.N    VOYAGEUR.  lîJI 

pas  lani  œurir  st'iil  à  des  lieiues  intliies,  el  par  les  quartiers  les  plus  dé- 
serls  el  les  plus  dangereux  de  Venise. 

—  Dangereux  '.  lui  dis-je  en  haussant  les  épaules,  allons!  voilà  de  la 
piétcniion.  Mes  pauvres  amis!  vous  vous  battez  les  flancs,  pour  soutenir 
raniitjîie  réputation  de  votre  patrie;  mais  vous  avez  beau  faire,  vous 
n'êtes  plus  rien ,  pas  même  assassins  !  Vous  n'avez  pas  une  femme  capable 
lie  loucher  à  lui  poignard  s;ins  tomber  évanouie  ni  plus  ni  moins  (lu'une 
petite  maîtresse  parisieime,  el  vous  ciierclieriez  lonu^-temps  avant  de  trou- 
ver un  bravo  pour  seconder  un  projet  semblable ,  eussiez-vous  à  lui  offrir 
tout  le  trésor  de  Saint-Marc  en  récom[>ense. 

Le  docteur  fit  un  petit  mouvement  du  doigt  par  lequel  les  Vénitiens  ex- 
priment beaucoup  de  choses,  et  qui  piqua  ma  curiosité.  —  Voyons,  lui 
dis-je,  ((u'avez-vous  à  répondre?  —  Je  réponds,  dit-il,  de  vous  trouver 
avant  douze  heures,  pour  la  modique  sonune  de  cinquante  francs  tout  au 
plus,  un  bon  spadassin,  capable  de  donner  à  qui  bon  vous  semblera  une 
roltellata  d'aussi  solide  (jualité  que  si  nous  étions  en  plein  moyen  âge. 

—  Grand  merci ,  mon  maître  !  répondis-je.  Cei)endanl  une  cuIteUata 
me  parait  une  chose  si  romantique  et  tellement  adaptée  à  la  mode  nou- 
velle, que  je  voudrais  en  recevoir  une,  dût-elle  me  retenir  trois  jours  au 
lit. 

—  Les  Français  se  moquent  de  tout,  reprit-il,  et  ils  ne  sont  pas  i)lus  ter- 
ribles que  les  autres  en  présence  du  danger.  Pour  nous ,  nous  sonunes 
heureusement  très  dégénérés  dans  l'art  du  couteau  ;  cependant  il  y  a  en- 
core des  amateurs  qui  le  cultivent ,  et  il  n'y  a  pas  de  danger  qu'il  se  perde 
comme  les  autres  arts. 

—  Vous  ne  me  ferez  pas  croire  que  cela  entre  dans  l'éducation  de  vos 
dandies  ? 

—  Cela  n'entre  dans  celle  de  personne ,  répondit-il  d'un  air  un  peu 
suffisant .  Cependant  il  y  a  dans  la  main  d' un  Vénitien  une  certaine  ailrcsse 
naturelle ,  (jui  le  rend  capable  de  devenir  habile  en  peu  de  temps.  Tenez  , 
essayons  cela  ensemble.  —  Il  alla  prendre  sur  son  bureau  un  vieux  petit 
couteau  de  mauvaise  mine,  et  ouvrant  la  porte  de  ma  chambie,  il  se  mé- 
nagea une  distance  de  dix  pas ,  et  plaça  les  bougies  de  manière  à  éclairer 
im  pain  à  cacheter  collé  au  but  pour  point  de  mire.  Il  tenait  le  couteau 
d'un  air  négligé  el  sans  paraître  songer  à  mal.  —  \  oyez-vous,  dit-il , 
on  fait  connue  cela  .  on  a  une  main  dans  sa  poche  ,  on  regarde  le  tenqis 
(ju'il  fait ,  (tu  sillle  un  air  d'opéra  ,  on  passe  à  distance  de  son  honune,  et 
sans  (jue  personne  s'en  aperçoive ,  sans  presipie  mouvoir  le  bras  ,  on  lance 
le  harpon.  Ilegardez  !  avez-vous  vu  !' 

—  .le  vois,  docteur,  lui  dis-je,  (|ue  la  perruque  est  tomjiée  sur  les  ge- 


llhi  RKVUK    Ui:S    Itl.l'X    MOXUtS. 

iioii\  tleHt*p|i.i,  cl  i|ih:  le  (liai  s'eiiruil  cpoiivaiitc;  (|iiaii(l  lu  voiidias  juiier 
a:i  coulcaii  Uml  ilf  \nn\,  il  faiulra  làrlior  «U'  ne  |ias  lu  liahir  pai  dos  inci- 
ilt'iis  aiis.si  luirU'stiutN.  —  .Mais  lo  coiiloaii  !  dit -il ,  suis  se  docKiicurlcr  cl 
sans soiiircr  à  relever  sa  pentKjiie,  ou  esl  le  e<tuleau,  je  vous  prie:'  —  Je 
rei;ardai  le  luit.  Le  rouleau  elail  eerlaiiieiiieut  piaulé  dans  le  pain  à 
eachcler. 

—  Tudieu  '  lui  dis-je,  esl-ee  ainsi  (pie  lu  saijjfiies  tes  malades,  ("lier 
docteur? 

Il  est  vrai  ipiej'ai  [)enlu  niu  perruipie ,  dil-il  d'un  air  trioniplianl , 
mais  rem;ui|ue/  ipie  j'avais  aflaire  à  une  fiorte  de  plein  rlu^ne,  incoiilesla- 
blemeiil  plus  diflieile  à  peiiélrer  ipie  le  siernnm,  rt'|)if;aslre  ou  le  cœur 
d'un  lioinnie.  —  Quant  aux  femmes,  ajoula-l-il,  inéllez-vous  de  celles 
«|ui  sont  blanches ,  courtes  ei  bloiulej».  Il  y  a  un  certain  type  (jui  n'a  pas 
dégénéré.  Quand  le  bleu  dt-  l'a'il  est  foncé ,  ei  le  coloris  du  visaçe  clian- 
i^eanl,  tâchez  qu'elles  n'aient  pas  de  ressentiment  contre  vous,  ou  bien 

n'allez  pas  luire  le  gentil  sous  leurs  balcons 

.  .  .  Tu  ne  te  dotiies  pas ,  mon  ami ,  de  ce  que  c'est  que  Venise.  Elle  n'a- 
vait pas  quitté  le  deuil  qu'elle  endosse  avec  l'hiver,  (|uand  tu  as  vu  ses  vieux 
piliers  de  marbre  grec,  dont  tu  coni[>arais  la  couleur  et  la  forme  à  celle  des 
ossemens  desséchés.  A  présent,  le  printemps  a  soufflé  sur  tout  cela  comme 
une  [)oussière  d'émeraude.Le  pied  de  ces  palais,  où  les  huîtres  se  collaient 
dans  la  mousse  croupie ,  se  couvre  d'une  mousse  vert  tendre ,  et  les  gon- 
doles coulent  entre  deux  tapis  de  celte  belle  verdure  veloutée  où  le  bruit 
de  l'eau  vient  s'amortir  lauïuissammeiil  avec  l'écume  du  sillage.  Tous 
les  l}a!cons  se  couvrent  de  vases  de  Heurs,  et  les  fleurs  de  Venise,  nées 
dans  une  glaise  tiède,  tcloses  dans  un  air  humide,  ont  une  fraîcheur,  ime 
richesse  de  tissu  et  une  langueur  d'attitudes  qui  les  font  ressembler  aux 
femmes  de  ce  climat,  dont  la  beauté  est  éclatante  et  é|:»hémère  comme  la 
leur.  Les  ronces  doubles  grimpent  autour  de  tous  les  iiilicrs,  et  suspen- 
dent leurs  gdiîiaiules  de  [letites  rosaces  blanches  aux  noires  arabesques 
des  balcons.  L'iris  à  odeur  de  vanille,  la  tulipe  de  Perse  si  purement 
rayée  lie  rouge  et  de  blanc,  qu'elle  semble  faite  de  l'étoffe  qui  servait  au 
costume  des  anciens  Vénitiens  ,  les  roses  de  Grèce  et  des  pyramides  de 
campanules  gigantesques  s'entassent  dans  les  vases  dont  la  rampe  est  cou- 
verte; queUpiefois  un  berceau  de  chèvrefeuille  à  fleurs  de  grenat  cou- 
ronne tout  le  balcon  d'un  bout  à  l'autre .  et  deux  ou  trois  cages  vertes  ca- 
chées dans  le  feuillage  renferment  les  rossignols  qui  chantent  jour  et  nuit 
comme  en  pleii.e  campagne.  Cette  (luanlité  de  rossignols  apprivoisés  est 
un  luxe  particulier  à  Venise.  Les  femmes  ont  un  (aient  remarquable  pour 
mener  à  bien  la  diflicile  éducation  de  ces  pauvres  chauleurs  prisonnieis, 


LETTl'.KS    I)t'.\    VOYAGKUU.  1!)," 

et  savent,  par  loiiles  sortes  de  délicatesses  et  de  recherches,  adoucir  l'en- 
iiui  de  leur  captivité.  La  nuit ,  ils  s'appellent  et  se  répondent  de  cha(i(i« 
côté  des  canaux.  Si  une  sérénade  passe ,  ils  se  taisent  tous  pour  écouter, 
et ,  (juand  elle  est  partie  ,  ils  recommencent  leurs  chants,  et  semblent  ja- 
loux de  surpasser  la  mélodie  qu'ils  viennent  d'entendre. 

A  tous  les  coins  de  rue ,  la  madone  abrite  sa  petite  lampe  mystérieuse 
sous  un  dais  de  jasmins,  et  les  inujuctii,  ombragés  de  grandes  treilles, 
répanilent  le  long  du  grand  canal  le  parfum  de  la  vigne  en  fleur,  le  plus 
suave  peut-être  parmi  les  plantes. 

Ces  tragnetti  sont  les  places  de  station  pour  les  gondoles  publiques. 
Ceux  qui  sont  établis  sur  les  rives  du  canalazo  sont  le  rendez-vous  des 
farhini  qui  viennent  causer  et  fumer  avec  les  gondoliers.  Ces  messieurs 
sont  groupés  là  d'une  manière  souvent  théâtrale,  l'antlis  que  l'un,  cou- 
clie  sur  sa  gondole,  bâille  et  sourit  aux  étoiles,  un  autre  debout  sur  la 
rive ,  dél)raillé ,  l'air  railleur,  le  cliapeau  retroussé  sur  une  foi  et  de  longs 
cheveux  crépus ,  de.-sine  sa  griinde  silhouette  sur  la  muraille.  Celui-là  est 
le  matamore  du  tragnetto.  Il  fait  souvent  des  courses  de  nuit  du  côté  de 
Canaregio  dans  une  barque  où  les  passagers  ne  se  hasardent  guère,  et  il 
rentre  quel(|uefois  le  matin  avec  la  tète  fendue  d'un  coup  de  rame,  qu'il 
prétend  avoir  reçu  au  cabaret.  Il  est  l'espoir  die  sa  famille,  et  sa  poitrine 
est  chargée  d'images,  de  reliques,  et  de  chapelets  que  sa  femme,  sa 
mère  et  ses  sœurs  ont  fait  bénir  pour  le  préserver  des  dangers  de  sa 
piofession  nocturne.  Malgré  ses  exploits,  il  n'est  ni  vantard,  ni  insolent. 
La  prudence  n'abandonne  jamais  un  Vénitien.  Jamais  le  plus  hardi  con- 
trebandier ne  laisse  échapper  un  mot  de  trop ,  même  devant  son  meilleur 
ami  ;  et  quand  il  rencontre  le  garde-finance  dont  il  a  supporté  le  feu  la 
veille ,  il  parle  avec  lui  des  événemens  de  la  nuit  avec  autant  de  sang-froid 
et  de  [)résence  d'esprit  que  s'il  les  avait  appris  par  la  voix  publique.  — 
Auprès  de  lui,  on  peut  voir  souvent  un  vieux  sournois  qui  en  sait  plus 
long  que  les  autres,  mais  dont  la  voix  s'est  enrouée  à  crier  sur  les  canaux 
ces  paroles  d'une  langue  inconnue  ,  dérivée  peut-être  du  turc  ou  de  l'ar- 
ménien, qui  servent  de  signaux  aux  rameurs  de  Venise,  pour  s'avertii- 
et  s'éviter  dans  l'obscurité  ou  au  détour  d'un  angle  du  canal.  Celui-ci, 
couché  sur  le  [»avé,  dans  l'attitude  d'un  chien  rancuneux.  a  vu  les  fastes 
de  la  république;  il  a  conduit  la  gondole  du  d;rnier  doge,  il  a  ramé  sur 
le  Bucentanre.  Il  raconte  longuement,  quand  il  trouve  des  auditeurs,  des 
histoires  de  fêles  qui  ressemblent  à  des  contes  de  fées  ;  mais  quand  il  craint 
de  n'être  pas  entendu  avec  recueillement,  il  s'enferme  dans  son  mépris 
du  temps  présent  et  contemple  avec  philosophie  les  trous  notnbreux  de  sa 
casatpie,  en  se  rappelant  (ju'il  a  porté  la  veste  de  soie  bariolée,  l'écliarpe 


lîM  IIKVUE    DKS   1>KUX    MONDKS. 

Ilotlaiito  il  Ui  lt;ir«'IU'  Miipliiiiu'e.  Tiois  on  (|ii.ilir  aiilrcs  se  prcsscnl  f.ire 
à  f.ictMifvaiil  la  niatlone.  Ils  seinbloiil  avoir  iiii  secret  triiii|ioilaiirc  h  se 
eoulier.  On  ilirail  |inN(|ii('  d'un  irmiipe  de  bandils  incdilaril  un  assassinai 
sur  la  n)ule  de  lenacine.  Alais  ils  vont  se  livrer  à  la  plus  iiuioeenle  dv 
leurs  passions,  etile  de  clianler  en  elio-ur.  J.e  iettore,  (pii  esl  en  f^cuc'ral 
un  fjros  réjoui  à  la  voix  îjrasse  el  f^rùle,  commence  en  fausse!  du  haut  de 
sa  tôle  el  du  fond  de  son  nez.  Celui-là,  selon  letn-  expression  (•nerfîi(|ue  , 
(jaiitc  la  noie,  el  chante  seul  le  premier  vers.  Peu  à  [k'ii  les  aulres  le 
suivent,  el  la  basse-taille,  plus  raucpie  (pi'nn  bœuf  enrhumé,  s'empare 
•les  trois  ou  (piatre  notes  dont  se  compose  sa  partie,  mais  (|u'elle  place 
toujours  bien,  el  ipii  certainement  sont  d'un  t;rand  effet.  I.a  liaissc-laiile 
est  d'oriiinaire  un  yrand  jeune  honnne  sec,  bronzé,  ;\  physionomie  i;rave 
el  dédaii^nense,  un  des  quatre  ou  cimi  types  physicpies  dont  h  Venise 
comme  partout  la  population  se  compose.  Celui-là  est  penl-être  le  pins 
rare,  le  plus  beau  el  le  moins  national.  Le  pnr  sanjç  insidairedes  lagunes 
produit  le  type  (pie  décrit  ainsi  Gozzi  :  Biaurn ,  hiomlo  e  (jrnssolto.  — 
Robert  va  sans  doute  rassembler,  dans  le  cadre  qu'il  rem[i]it  à  présent  à 
Venise,  les  plus  beaux  modèles  de  ces  diverses  variétés,  et  nous  donner  de 
celte  race  caractérisée  une  idée  à  la  fois  poétique  el  vraie.  Sa  couleur, 
broyée  aux  ardens  rayons  dn  soleil  de  l'Italie  méridionale,  pâlira  sans 
doute  à  Venise  et  se  teindra  d'une  clialeur  moins  âpre  et  moins  éblouis- 
sante. Heureux  l'homme  qui  peut  faire  de  ses  impressions  el  de  ses  sou- 
venirs, des  monumens  éternels! 

Les  chants  qui  retentissent  le  soir  dans  tous  les  carrefours  de  cette  ville 
sont  lires  de  tous  les  opéras  anciens  el  modernes  de  l'Italie,  mais  lelle- 
nient  corrompus,  arrangés,  adaptés  aux  facultés  vocales  de  ceux  qui  s'en 
emparent .  qu'ils  sont  devenus  tous  iniligènes,  et  que  plus  d'un  composi- 
teur .serait  embariassé  de  les  réclamer.  Tout  est  bon,  rien  n'embarrasse  ces 
improvisateurs  de  pots-pourris.  Une  cavatine  de  Bellini  devient  sur-le- 
champ  nii  chœur  à  quatre  parties.  Un  chœur  de  liossini  s'ada[»le  à  deux 
voix  au  milieu  d'un  duo  de  Mercadante,  el  le  refrain  d'une  vieille  barca- 
role  d'un  maestro  inconnu,  ralentie  jusqu'à  la  mesure  grave  du  chant 
d'église,  termine  tranquillement  le  thème  tronqué  d'un  caniique  de 
Mozart.  Mais  l'instinct  musical  de  ce  peuple  sait  tirer  parti  de  tant  de 
monstruosités  le  plus  heureusement  possible,  et  lier  les  fragmensde  celte 
mutilation  avec  une  adresse  qui  rend  souvent  la  transilion  difficile  à  aper- 
cevoir. Toute  musique  est  simplifiée  et  dépouillée  d'ornemens  par  leur 
procédé,  ce  qui  ne  la  rend  pas  plus  mauvaise.  Ignorans  de  la  niusi(pie 
écrite,  ces  flileltanti  passionnés  vont  recueillant  dans  leur  mémoire  les 
bribes  d'harmonie  qu'ils  peuvent  sai.sir  à  la  porte  des  théâtres  on  sous  le 


LETTRES    1)  UiN    VOYAGEUlt.  I9o 

balcon  des  palais.  Ils  les  cousent  à  d'autres  portions  cparses  qu'ils  possè- 
dent d'ailleurs,  et  les  pins  exercés,  ceux  (|ui  conservent  les  traditions  du 
chant  à  plusieurs  parties,  règlent  la  mesure  de  l'ensemble.  Celte  mesiue 
est  un  impitoyable  adagio  auquel  doivent  se  soumettre  les  plus  brillantes 
fantaisies  de  Rossini ,  et  vraiment  cela  me  range  à  l'avis  de  ceux  qui  pen- 
sent que  la  musi(|ue  n'a  pas  de  caractère  par  elle-même,  et  se  ploie  à  ex- 
primer toutes  les  situations  et  tous  les  senlimens  possibles,  selon  le  mou- 
venieuL  (ju'il  plaît  aux  exécutans  de  lui  donner.  C'est  le  champ  le  plus 
vaste  et  le  plus  libre  qui  soit  ouvert  à  l'imagination,  et  bien  plus  (|ue  le 
peintre,  le  musicien  crée  pour  les  autres  des  effets  opposés  à  ceux  qu'il  a 
créés  pour  lui.  La  première  fois  que  j'ai  entendu  la  symphonie  pastorale 
de  Beethoven,  je  n'étais  pas  averti  du  sujet,  et  j'ai  composé  dans  ma  tête 
un  poème  dans  le  goût  de  Milton  sur  celle  admirable  harmonie.  J'avais 
placé  la  chute  de  l'ange  rebelle  et  son  dernier  cri  vers  le  ciel  précisément 
à  l'endroit  où  le  compositeur  fait  chanter  la  caille  et  le  rossignol.  Quand 
j'ai  su  (]ue  je  m'étais  trompé,  j'ai  recommencé  mon  poème  à  la  seconde 
audition,  et  il  s'est  trouvé  dans  le  goût  de  Gessner,  sans  que  mon  esprit 
fit  la  moindre  résistance  à  l'impression  que  Beethoven  avait  eu  dessein  de 
lui  donner. 

L'absence  de  chevaux  et  de  voitures  et  la  sonorité  des  canaux  font  de 
Venise  la  ville  la  plus  propre  à  retentir  sans  cesse  de  chansons  et  d'au- 
bades. Il  faudraii  être  bien  enthousiaste  pour  se  persuader  que  les  chœurs 
de  gondoliers  et  de  fiichini  sont  meillems  que  ceux  de  l'Opéra  de  Paiis , 
comme  je  l'ai  entendu  dire  à  queUpies  personnes  d'un  heureux  caractère. 
Mais  il  est  bien  certain  (|u'un  de  ces  chœiu's,  entendu  de  loin  sous  les  ar- 
ceaux des  palais  moresques  (jue  blanchit  la  lune,  ftiit  plus  de  plaisir  ([u'iuie 
meilleure  musique  exécutée  sous  les  châssis  d'une  colonnade  en  toile 
peinte.  Les  grossiers  dilellanti  beuglent  dans  le  ton  et  dans  la  mesure.  Les 
froids  échos  de  marbre  prolongent  sur  les  eaux  ces  haiinonies  graves  et 
rudes  comme  les  vents  de  la  mer.  Celte  magie  des  effets  acoustiques,  el  le 
besoin  d'entendre  une  harmonie  quelcon([ue  dans  le  silence  de  ces  nuits 
enchantées,  font  écouter  avtc  indulgence,  je  dirais  presque  avec  recon- 
naissance ,  la  plus  modeste  chansonnelie  qui  arrive ,  passe  et  se  perd  dans 
l'éloignement. 

Quand  on  arrive  à  Venise  ,  et  qu'un  gondolier  bien  tenu  vient  vous  at- 
tendre à  la  porte  de  l'aiibeige,  avec  sa  veste  de  drap  el  son  chapeau  rond, 
il  est  impossible  de  retrouver  en  lui  la  plus  légère  trace  de  celte  élégance 
(ju'ils  avaient  aux  temps  féeriques  de  Venise.  On  la  chercherait  en  vain 
sous  les  guenilles  de  ceux  qui  abamlonuent  leurs  vêtemens  à  un  désordre 
plus  pittoresque.  Mais  l'esprit  incisif,  pénétrant  et  sidUil  de  celte  classe 


J'K»  nivvur.  mes  m.ix  momïks. 

«'l'Ièbre  nVsl  p;is  encore  loiit-à  fait  penlii.  I.oiirs  pliysioiioinies  oui  péiié- 
raleinont  ce  oaraclfre  tie  finesse  iniellciise  (\\ùn\  |M>inTail  prendre  an  pre- 
mier cotip-iriril  [tour  de  la  piîle  bieiiveillaule.  mais  (|iii  earlie  une  nuu- 
danle  canslicil»-  ol  nue  asiuce  prolonde.  Le  caracicre  de  celle  race  et  celui 
de  la  nation  vénitienne  est  encore  ce  (pi'il  a  été  de  tout  lenjf)s,  la  prn- 
tlence.  Knilc  part  il  n'y  a  plus  de  paroles  el  moins  de  fail.s  ,  pins  de  que- 
relles et  moins  île  rixes.  Les  barcarolcs  ont  un  merveilleux  talent  pour  se 
dire  des  injures,  mais  il  est  bien  rare  qu'ils  en  viennent  aux  mains.  Deux 
barques  se  rencontrent  el  se  beurlent  à  l'an^rle  d'un  mur,  par  la  mala- 
dresse de  l'im  et  l'inallcntion  de  l'antre.  Les  deux  barcarolcs  alicndcnt 
en  silence  le  clioc  (|u'il  ncNt  plus  tem[ts  d'éviter;  lein  premier  re;:^ard  est 
pour  la  barcpie;  (juaiid  ils  se  sont  assurés  l'un  et  l'antre  de  ne  s'être  point 
endommaijés ,  ils  commencent  à  se  toiser  pendant  que  les  barques  se  dc- 
tacbent  et  se  séftarent.  Alors  commence  la  discussion.  —  Pourquoi  n'as- 
tu  pas  crié ,  sidstali  ?  —  J'ai  crié.  —  Non.  — Si  fait.  —  Je  gas;e  que  non , 
rorpo  (ti  Bacco.  —  Je  jure  que  si,  saïujue  di  Diana.  —  Mais  avec  quelle 
diable  de  voix?  —  Mais  quelle  espèce  d'oreilles  as-tu  pour  entendre?  — 
Dis-moi  dans  quel  cabaret  tu  t'édaircis  le  gosier  de  la  sorte.  —  Dis-moi 
de  quel  àne  la  mère  a  rêvé  cpiand  elle  était  grosse  de  toi.  —  La  vacbe  qui 
l'a  conçu  aurait  dû  l'apprendre  à  beugler.  —  L'ânesse  qui  l'a  enfanté 
aurait  dû  te  donner  les  oreilles  de  la  famille.  —  Qu'est-ce  que  lu  dis,  race 
de  cbien?  —  Qu'est-ce  tu  dis ,  fils  de  gnenon?  —  Alors  la  discussion  s'a- 
nime .  et  va  toujours  s'écbauffant  à  mesure  que  les  cbampions  s'éloignent. 
Quand  ils  ont  mis  nn  ou  deux  ponts  entre  eux,  les  menaces  commen- 
cent. —  Viens  donc  un  peu  ici,  que  je  le  fasse  savoir  de  quel  bois  sont 
faites  mes  rames.  —  Attends,  attends,  figure  de  marsouin,  que  je  fasse 
sombrer  ta  coque  de  noix  en  cracbant  dessus.  —  Si  j'élernnais  auprès  de 
ta  co(iuille  d'œuf,  je  la  ferais  voler  en  l'air.  —  Ta  gondole  aurait  bon 
l)esoin  d'enfoncer  nn  peu  pour  laver  les  vers  dont  elle  est  rongée.  —  La 
tienne  doit  avoir  des  araignées,  car  lu  as  volé  le  jupon  de  la  maîtresse 
pour  lui  faire  nne  doublure.  —  i\Iaudite  soit  la  madone  de  ton  tragnet 
pour  n'avoir  [tas  envoyé  la  peste  à  de  pareils  gondoliers  !  —  Si  la  madone 
de  ton  tragnet  n'était  pas  la  concubine  du  diable,  il  y  a  long-temps  que 
tu  serais  noyé.  —  Et  ainsi  de  mélapbore  en  métapbore ,  on  en  vient  aux 
plus  horribles  imprécations  ;  mais  heurensement  au  moment  où  il  est 
question  de  s'égorger,  les  voix  se  perdent  dans  l'cloigncmenl,  et  les  injures 
continuent  encore  long-temps  après  que  les  deux  adversaires  ne  s'enten- 
dent plus. 

Les  gondoliers  des  particuliers  portent  dans  ce  temps-ci  des  vestes 


LETTRKS    b'o    VUYAtiEUn.  iU7 

lomles  (i«^  loile  anglaise  imprimée  à  grands  ramages  Ue  diverses  couleurs. 
Une  veste  fond  blanc  à  dessins  perses,  un  pantalon  blanc,  un  ceinturon 
roiige  ou  bleu ,  et  un  bonnet  de  velouis  noir  dont  le  gland  <le  soie  tombe 
sur  l'oreille  à  la  manière  des  Cbioggiottes ,  composent  un  costume  de  gon- 
dolier très  élégant  et  très  frais.  Il  y  a  encore  quelques  jeunes  gens  de  bon 
ton  (pii  l'endossent  et  (|iii  se  doiment  le  divertissement  de  conduire  une 
petite  barque  sur  les  canaux.  Autrefois  c'était  poin-  les  dandies  de  Venise 
ce  que  l'exercice  du  cheval  est  pour  ceux  de  Paris.  Ils  s'exerçaient  parti- 
culièrement dans  les  petits  canaux  où  le  rapprochement  des  croisées  per- 
mettait aux  belles  d'admirer  leur  grâce  et  leur  bonne  mine.  Cela  se  voit 
encore  quelquefois.  Tous  les  soirs  deux  de  ces  elégans  viennent  sillonner 
notre  canaletio  avec  inie  rapidité  et  une  force  remarquables.  Je  crois  bien 
qu'ils  sont  un  peu  attirés  sous  notre  balcon  par  les  beaux  yeux  de  Beppa  , 
ot  que  l'un  des  deux  a  quelque  prétention  de  lui  plaire.  Il  est  perché  sur 
la  poupe,  le  poste  le  plus  périlleux  et  le  plus  honorable,  et  la  barque  ne 
s'éloigne  guère  de  l'espace  (pie  peut  embrasser  le  regard  de  la  belle.  Il  y 
a  viaiment  peu  de  gondoliers  de  profession  capables  d'en  remontrer  à 
ces  deux  dilettanti.  Ils  lancent  leur  esquif  comme  une  flèche,  et  jedouie 
qu'un  cavalier  bien  monté  pût  les  suivre  sur  un  rivage  parallèle.  Le  grand 
tour  de  force ,  et  celui  que  l'amateur  et  ceux-ci  exécutent  très  bravement , 
est  de  lancer  la  barque  à  pleines  rames,  de  l'amener  jusqu'à  l'angle  d'un 
pout ,  et  de  s'arrêter  là  tout  à  coup  au  moment  où  la  proue  va  toucher  le 
l)ut.  C'est  un  jeu  adroit  et  courageux ,  et  je  m'afflige  plus  de  le  voir  tom- 
ber en  désuétude  que  de  la  perte  du  luxe  et  des  richesses  de  Venise.  Si 
l'énergie  du  corps  el  de  l'esprit  ne  s'était  pas  perdue ,  il  ne  faudrait  dés- 
espérer de  rien.  El  en  outre  ce  n'est  pas  un  trop  mauvais  moyen  pour 
attirer  l'attention  des  femmes.  Je  ne  m'étonnerais  pas  que  Bejipa  vit  avec 
un  certain  inlérét  ce  grand  blond  aux  vives  couleurs,  qui,  en  équilibre 
sur  la  pointe  desa  mince barchella ,  semble  à  chacpie  i..slantprèsde  se  bri- 
ser avec  elle,  et  vingt  fois  en  un  quart  d'heure  triomphe  d'un  danger  au- 
(piel  il  s'expose  pour  avoir  un  regard  de  Beppa.  Beppa  prétend  qu'elle  ne 
sait  pas  seulement  de  quelle  couleur  sont  les  yeux  de  ce  jetme  homme. 
Ilum  !  Beppa  ! 

Tous  les  amateurs  ne  sont  pas  aussi  heureux  que  ceux-ci.  Malheur  à 
ceux  qui  échouent  en  présence  des  dames  placées  aux  fenèlres  et  des  gon- 
doliers groupés  sur  ks  pouls  pour  juger  !  L'autre  joiu-,  deux  braves 
bourgeois,  âgés  chacun  d'un  demi-siècle  el  retranchés  depuis  dix  ans  au 
moins  dans  la  douce  occupation  de  cultiver  leur  obésité,  se  sont,  on  ne 
sait  comment,  défies  à  la  i égala.  Chacun  apparenuneut  s'était  avise  de 
vanter  les  prouesses  de  son  jeune  temps ,  el  l'amour-propre  s'était  mêl« 
TOME  m.  13 


l'.iS  iiiNLi:  i>r.s  lu  r\  moM)I:s. 

lie  la  piilic.  (^>iu»i  i|u'il  en  s*»il  .  oos  drux  luiiui»-U's  C( Til»al;iiio.s  ax.iioiiloii 
M'il   un  pari  A  lonrs  ami><.  A  riiemc  dite,  U's  ^^oiulitlcs  se  ^'r(iii|ienl  mii 
le  lieu  (lu  coiubal.  l.t's  parieurs  el  une  luule  île  dilellanli  el  iToisirs  s'al 
irDupcnl  sur  les  rives  el  sur  les  |X)nLs  voisins.  Les  deux  banpies  rivales 
s'axaneenl,  et  les  deux  champions  s'élèvenl  chacun  sur  sa  poupe  avec  l.i 
lerile  majesle  que  réclame  le  volume  de  leur  abdomen.  Ser  Orlensio  s'e- 
lance  avec  irloire  el  saisit  la  rame  d'un  bias  vigoureux.  Mais  avant  (pie 
ser  Demetrio  eût  le  temps  d'en  faire  autant,  soit  |)ar  hasard,  soit  par 
malice,    une  des  banpies  s|)eclalriccs  heurta  Ici^èrcmcnt  la  sienne:  le 
digne  honnnc  perdit  l'cipiilibrc  et  tomba  lourdement  dans  les  Ilots  connue 
un  .saule  déracine  par  la  tempèlc.  Heureusement  le  fossé  n'était  [>as  pro- 
fond. Ser  Demetrio  se  trouva  jnsiprau  cou  dans  l'eau  tiède  et  jus(pi'au\ 
genoux  dans  la  vase.  Juge  des  rires  et  des  huées  des  assistans  parmi  les- 
«piels  étaienl  bon  nombre  de  caustiques  gondoliers.  Les  amis  du  malheu- 
reux Demetrio  s'empressèrent  de  le  retirer  :  on  le  nettoya  ,  on  le  mit  dauN 
nn  lit  bien  chaud,  el  sa  gouvernante  pas^a  la  Joiu-nce  à  lui  faire  avaler 
des  cordiaux,  tandis  <pie  son  adversaire,  déclare  vainqueur  à  l'unanimité, 
allait,  an  restaurant  de  Sainte-Marguerite,  faire  nn  diner  splendide  avec 
l'argent  de  la  colle(  te  et  les  convives  des  deux  partis. 

Quant  au  gondolier  indépendant,  il  ne  possède  que  son  pantalon,  «;a 
chemise  el  sa  pipe,  (pielquefuis  un  [)elil  caniclie  noir  qui  nage  à  côté  de  la 
gondole  avec  l'agilité  infatigable  d'un  poisson.  Le  gondolier  porte  la  ma- 
done de  son  tragnct  tatouée  sur  la  poitrine  avec  une  aiguilk  rouge  et  de 
la  poudre  à  canon.  Il  a  son  patron  sur  un  bras  et  sa  palrone  sur  l'aiilre.  Il 
n'est  point  jour  el  nuit ,  comme  nos  cochers  de  liacre ,  aux  ordres  du  pre- 
mier venu.  Il  n'obéit  qu'au  chef  de  son  Iragnel  qui  est  un  simple  gondoliei 
comme  lui ,  élu  par  un  libre  vote,  approuvé  de  la  police,  et  qui  désigne  à 
chacun  de  ses  administres  le  jour  où  il  est  de  service  au  tragnet.  Le  reste 
du  temps,  le  gondolier  gagne  librement  sa  journée ,  et  quand  une  ou  deux 
courses  dans  la  matinée  ont  assuré  l'entretien  de  son  estomac  el  de  sa 
pipe  jusqu'au  lemlemain,  il  s'endort  le  ventre  au  soleil,  sans  se  soucier 
(pierempereir  passe,  et  sans  se  laisser  tenter  par  aucune  offre  qui  mettrai! 
de  nouveau  ses  bras  en  sueur.  Il  est  vrai  que  son  office  est  plus  pénible 
que  celui  de  conduire  deux  paisibles  coursiers  du  haut  d'un  siège  de  vdi- 
ture.  Mais  son  caractère  est  aussi  plus  insouciant  el  plus  indéjiendant. 
i>ouple ,  flatteur  el  mendiant  à  jeun ,  il  se  moque  de  celui  qui  lui  marchande 
son  salaire  comme  de  celui  qui  l'outrepasse.  Il  est  ivrogne,  facétieux,  ba- 
vard, familier  et  fripon  à  certains  égards,  c'est-à-dire  qu'il  lespeclera 
scrupuleusement  votre  foulard,  votre  parapluie,  tout  paquet  scellé,  toute 
bouteille  cachetée;  mais  si  vous  le  laissez  en  compagnie  de  quel(|iie  bon- 


LETTRES   d'un    VOYAGEUR.  1!)9 

Jeille  enlaniée  ou  de  qiielqiie  pipe ,  vous  le  retrouverez  occupé  à  boire 
votre  marasquin  et  à  fumer  votre  labac,  avec  la  tranquillité  d'un  homme 
qui  se  livre  aux  plus  légitimes  opérations.  •■  ,;    ,,.■■■ 

On  ne  nous  avait  rertaincment  pas  assez  vanté  la  beauté  du  ciel  et  les 
délices  des  nuits  de  Venise.  T.a  lagune  est  si  calme  dans  les  beaux  soirs, 
que  les  étoiles  n'y  tremblent  pas.  Quand  on  est  au  milieu ,  elle  est  si  bleue, 
si  unie ,  que  l'œil  ne  saisit  plus  la  ligne  de  l'horizon ,  et  (jue  l'eau  et  le  ciel 
ne  font  plus  qu'un  voile  d'azur,  oii  la  rêverie  se  perd  et  s'endort.  L'air  est 
si  transparent  et  si  pur,  que  l'on  découvre  au  ciel  cinq  cent  mille  fois  plus 
d'étoiles  qu'on  n'en  peut  apercevoir  dans  notre  France  septentrionale.  J'ai 
vu  ici  des  nuits  rtoih'es  au  point  que  le  blanc  argenté  des  astres  occupait 
plus  de  place  que  le  bleu  de  l'air  dans  la  voûte  du  firmament.  C'était  un 
semis  de  diamans  qui  éclairait  presfjue  aussi  bien  que  la  lune  à  Paris.  Ce 
n'est  pas  que  je  veuille  dire  du  mal  de  notre  lune.  C'est  une  beauté  pâle 
dont  la  mélancolie  parle  peut-être  plus  à  l'intelligence  que  celle-ci.  Les 
nuits  brumeuses  de  nos  tièdes  provinces  ont  des  charmes  que  personne 
n'a  goûtés  mieux  que  moi  et  que  personne  n'a  moins  envie  de  renier.  Ici, 
la  nature,  plus  vigoureuse  dans  son  influence ,  impose  peut-être  un  peu 
trop  de  silence  ù  l'esprit.  Elle  endort  la  pensée ,  agile  le  cœur  et  domine 
les  sens.  Il  ne  faut  guère  songer ,  à  moins  d'èti  e  un  homme  de  génie ,  à 
écrire  des  poèmes  durant  ces  nuits  voluptueuses  :  il  faut  aimer  ou  dormir. 
Pour  dormir ,  il  y  a  un  endroit  délicieux ,  c'est  le  perron  de  marbre 
blanc  qui  descend  des  jardins  du  vice-roi  au  canal.  Quand  la  grille  dorée 
est  fermée  du  côté  du  jardin,  on  peut  se  faire  conriuire  par  la  gondole  sur 
ces  dalles  chaudes  encore  des  rayons  du  couchant  et  n'être  dérange  par 
aucun  importun  piéton  ,  à  moins  qu'il  n'ait  pour  venir  à  vous  la  foi  <|Hi 
manqua  à  saint  Pierre.  J'ai  passé  là  bien  des  heurts  tout  seul  sans  penser 
à  rien  ,  tandis  que  Catullo  et  sa  gondole  dormaient  au  milieu  de  l'eau  ,  à 
la  portée  du  sifilet.  Quand  le  vent  de  minuit  passe  sur  les  tilleuls  et  en 
secoue  les  fleurs  sur  les  eaux;  quand  le  parfum  des  géraniuuiS  et  des  gi- 
rofliers monte  par  bouflées,  comme  si  la  terre  exhalait,  sous  le  regard  de  la 
lune,  des  soupirs  passionnés;  quand  les  coupoles  de  Sainle-Alarie  élèvent 
dans  les  cioux  leurs  demi-globes  d'alhàtre  et  leurs  minarets  couronn<'s 
d'un  turban ,  (piand  lout  est  blanc ,  l'eau ,  le  ciel  et  le  marbre,  les  trois 
élémens  de  Venise,  et  que  du  haut  de  la  tour  de  Saint-Marc  une  grande 
voix  d'airain  plane  sur  ma  tête ,  je  commence  à  ne  plus  vivre  que  par  les 
pores,  et  malheur  à  qui  vioidrait  faire  un  appel  à  moname  !  Je  végète,  je 
me  repose,  j'oublie.  Qui  n'en  ferait  autant  à  ma  place  •*  Comment  vou- 
drais lu  que  je  pusse  nie  tournieuler  pour  savoir  si  njunsieur  un  tel  a  fait 

iJ. 


2lK)  nr.viK  uk.s  ui:tx  momu.s. 

un  aiiiclo  sur  nios  livirs ,  si  iiionsiour  un  aulir  a  déclare  mes  |)riii('i|«-> 
daiiirorcux  ,  ol  num  (•i;?are  inunoral  !...  l'uni  ce  (luc  je  puis  dire,  c'est 
que  tes  inesMCurs  sont  bien  bons  de  s'occuper  de  moi,  el  que  si  je  n'avais 
pas  de  délies,  je  ne  (juillerais  pas  le  perron  du  vice-roi,  pour  leur  prépa- 
rer du  scandale  à  mon  bureau.  Ma  la  fama  f  ilil  l'orçueilleux  Allieri.  Ma 
la  faute  f  répond  Gozzi  joyeusement. 

Je  délie  qui  que  ce  soit  de  m'enipiVlier  de  dormir  aii!:réableinenl(piand 
je  vois  Venise  si  appauvrie,  si  ()pi)riniéc  et  si  misérable,  défier  le  temps  et 
les  boniuies  de  rem|)cclu'r  d'èUe  belle  et  sereine.  Elle  est  là  autour  de 
moi  qui  se  mire  dans  ses  lagunes  d'un  aii,de  sultane;  et  ce  peuple  de  pé- 
cheurs qui  dort  sur  le  pavé  à  l'antre  bout  de  la  rive ,  hiver  comme  été , 
sans  autre  oreiller  qu'ime  marche  de  granit,  sans  autre  matelas  que  sa 
casaque  tailladée ,  lui  aussi  n'est-il  pas  un  granrl  exemple  de  philosophie  ? 
Quand  il  n'a  pas  de  quoi  acheter  une  livre  de  riz,  il  se  met  à  chanter  un 
cliivur  pour  se  distraire  de  la  faim  ;  c'est  ainsi  qu'il  dofie  ses  maîtres  et  sa 
misère,  accoutumé  quil  esta  braver  le  froid,  le  chaud  et  la  bourrasque. 
Il  faudra  bien  des  années  d'esclavage  pour  abrutir  entièrement  ce  carac- 
tère insouciant  et  frivole,  qui,  pendant  tant  d'années,  s'est  nourri  de  fêtes  et 
de  divertissemens.  La  vie  est  encore  si  facile  à  Venise  !  la  nature  si  riche 
et  si  exploitable  !  La  mer  el  les  lagunes  regorgent  de  poisson  et  de  gibier  ; 
on  pèche  en  pleine  rue  assez  de  coquillages  pour  nourrir  la  population. 
Les  jardins  sont  d'un  immense  produit  :  il  n'est  pas  un  coin  de  cette  grasse 
argile  qui  ne  produise  généreusement  en  fruits  el  en  légumes  plus  qu'un 
champ  en  terre  ferme.  De  ces  milliers  d'isolettes  dont  la  lagune  est  semée, 
arrivent  tous  les  jours  des  bateaux  remplis  de  fruits,  de  fleurs  et  d'her- 
bages si  odorans,  qu'on  en  sent  la  trace  parfumée  dans  la  vapeur  du  ma- 
tin. La  franchise  du  port  apporte  à  bas  prix  les  denrées  étrangères;  les  vins 
les  plus  exquis  de  l'Archipel  coûtent  moins  cher  à  Venise  que  le  plus 
simple  ordinaire  à  Paris.  Les  oranges  arrivent  de  Palerme  avec  une  telle 
profusion  ,  que  le  jour  de  l'entrée  du  bateau  sicilien  dans  le  port,  on  peut 
acheter  dix  des  plus  belles  pour  quatre  ou  cinq  sous  de  notre  monnaie. 
La  vie  animale  est  donc  le  moindre  sujet  de  dépense  à  Venise ,  et  le  trauvs- 
porl  des  denrées  te  fait  avec  une  aisance  qui  entretient  l'indolence  des  habi- 
tans.  Les  provisions  arrivent  par  eau  jusqu'à  la  porte  des  maisons;  .sur 
les  ponts  eldans  les  rues  pavées,  passent  les  marchands  en  détail.  L'échange 
de  l'argent  avec  les  objets  de  consommation  journalière  se  fait  à  l'aidi' 
d'iui  panier  et  d'une  corde.  Ainsi,  toute  une  famille  peut  vivre  laigemenl, 
sans  que  personne,  pas  même  le  serviteur,  sorte  de  la  maison.  Quelle  diffé- 
rence entre  cette  commode  existence  et  le  laborieux  travail  qu'une  famille, 
seulement  à  demi  pauvre,  est  forcée  d'accomplir  chaque  jour  à  Paris  pour 


■*/ 


LETTRES   d'u.N    VOYAGEUR.  201 

|>arvenir  à  dîner  plus  mal  que  le  dernier  ouvrier  de  V^enise  !  Quelle  diffé- 
rence aussi  entre  la  physiononiie  préoccupée  et  sérieuse  de  ce  peuple  qui 
se  heurte  et  se  presse,  qui  se  crotte  cl  se  fait  jour  avec  les  coudes  dans  la 
cohue  de  Paris,  et  la  démarche  nonchalante  de  ce  peuple  vénitien  qui  se 
traîne  en  chantant  et  en  se  coucliant  à  chaque  pas  sur  les  dalles  lisses  et 
chaudes  des  quais  !  Tous  ces  industriels ,  qui  chacpie  jour  apportent  à  Ve- 
nise leur  fonds  de  commerce  dans  un  panier,  sont  les  esprits  les  phisplai- 
sans  du  monde ,  et  débitent  leurs  bons  mots  avec  leur  marchandise.  Le 
marchand  de  poissons,  à  la  fin  de  sa  journée,  fatigué  et  enroué  d'avoir 
crié  tout  le  matin ,  vient  s'asseoir  dans  un  carrefour  ou  sur  un  parapet;  et 
là ,  pour  se  débarrasser  de  son  reste ,  il  décoche  aux  passans  et  aux  fumeurs 
des  balcons  les  invitations  les  plus  ingénieuses.  — Voyez,  dit-il,  c'est 
le  plus  beau  de  ma  provision  !  Je  l'ai  gardé  jusqu'à  cette  heure,  parce  que 
je  sais  qu'à  présent  les  gens  de  bien  dînent  les  derniers.  Voyez  quelles 
jolies  sardines ,  quatre  pour  deux  centimes  I  Un  regard  de  la  belle  camé- 
rière  sur  ce  beau  poisson,  et  un  autre  par-dessus  le  marché  pour  le 
pauvre  pescaor.  —  Le  porteur  d'eau  fait  des  calembours  en  criant  sa 
denrée  :  Aqtia  frcsca  c  ienera.  —  Le  gondolier  stationné  au  tragnet  in- 
vite le  passager  par  des  offres  merveilleuses  :  Allons-nous  ce  soir  à  Trieste, 
monseigneur?  voici  une  belle  gondole  qui  ne  craint  pas  la  bourrasque  en 
pleine  mer,  et  un  gondolier  capable  de  ramer  sans  s'arrêter  jusqu'à  Cons- 
lantinople. 

]Nolre  ami  le  docteur,  malgré  la  gravité  (pi'il  se  incjue  de  posséder,  est 
bien  le  meilleur  type  de  N'énitien  qu'on  puisse  examiner  sous  ce  point  de 
vue.  Il  passe  sa  vie  à  échanger  des  gascoimades  avec  son  peuple  (conmieil 
dit  ) ,  pour  le  seid  plaisir  de  s'exercer.  Les  croisées  de  son  pandémoninm, 
qu'il  décore  du  nom  de  salon,  parce  que  c'est  là  qu'il  nous  offre  le  café 
quatre  ou  cinq  fois  par  jour,  sont  positivement  au  niveau  d'un  de  ces  petits 
ponts  où  la  canaille  tient  cour  plénière.  De  son  balcon,  comme  du  haut 
d'une  chaire  d'éloquence  ,  il  appelle  et  attaque  tous  les  passans,  et  trouve 
mille  prétextes  dignes  d  un  écolier  pour  les  letenir  et  les  engager  dans 
de  longues  discussions.  Il  marchande  toutes  les  oranges  d'un  pauvre 
diable,  sans  en  acheter  une  seule;  il  dénigre  le  poisson  de  l'un  et  goûte 
à  poignées  les  fraises  d'un  autre.  Le  marchand  de  Heurs  lui-môme  grimpe 
sur  le  parapet  pour  lui  faire  flairer  ses  bouquets,  tant  il  semble  de  bonne 
foi  dans  ses  demandes.  S'il  faisait  de  pareilles  gentillesses  à  Paris,  on  dé- 
racinerait les  [tavés  pour  le  lapider;  mais  ces  braves  Vénitiens  sont  char- 
més de  trouver  l'occasion  de  se  battre  avec  la  langue.  Le  docteur  soutient 
avec  gloire  un  feu  roulant  de  railleries  aigre-douces  qui  vont  crescendo 
insensiblement ,  et  auquel  il  riposte  avec  autant  de  courage  et  de  sang- 


ihhj  HKVtK    DtS    UKL'X    MO>iDF.S. 

Il  nid  (lu't'ii  (iciivfiit  tli  ployoi  ;i  l'aris  viiii,M-i'iii(]  ^aniiN  iialioiiadx  charges 
tl'airtMt'r  un  vnt;alKjntl  t-ii  lKt|iiillos  eiuloniii  à  la  porte  (l'on  cabaret  1  Ici. 
les  amateurs  en  lîuenilles  se  îrotiponl  sur  le  lieu  liu  coiiilial  (•(tniine  les 
fWltres  de  Virgfile  autour  des  lutteurs  lyriciues,  et  cet  auditoire  imposanl 
lient  loniî-ternps  en  respect  la  fiirein-  du  provoqué  qui  no  veut  |)as  laisser 
an  provocateur  les  avantages  de  la  présence  d'es[»iit,  et  ipii  met  le  sien  à 
la  torture  potu-  lui  fenuer  la  bouche  par  un  trait  au-dessus  de  tonl(!  ré- 
prupie.  (^)uand  le  docteur  voit  (]ue  son  antagoniste  connucnce  à  rempor- 
ter, il  se  relire  bruscpiement  et  lui  ferme  sa  fenêtre  au  nez ,  en  lui  disant  ; 
Mon  bon  ami,  pendant  que  tu  perds  le  temps  à  babiller  sur  l'excellence  de 
la  marcliandise,  ma  cuisinière  l'a  trouvée  meilleure  et  à  plus  bas  prix. 
IMon  dîner  est  prêt;  tàibe  d'être  plus  raisonnable  ilemain,  si  tu  veux  que 
nous  restions  amis,  et  (jue  je  te  conserve  ma  protection 

Les  plaisirs  inattendus  sont  les  seuls  plaisirs  de  ce  monde.  Hier  je  vou- 
lais aller  voir  lever  la  lune  sur  i'Adriaticiue;  jamais  je  ne  pus  décider 
Catullo  le  père  à  me  conduire  au  rivage  du  Lido.  Il  prétendait,  ce  qu'ils 
prétendent  tous  quand  ils  n'ont  pas  envie  d'obéir,  qu'il  avait  l'eau  et  le 
vent  contraires.  Je  donnais  de  tout  mon  cœur  le  docteur  an  diable ,  pour 
m'avoir  envoyé  cet  asthmalitjue  qui  rend  l'ame  à  chaque  coup  de  rame ,  et 
qui  est  plus  babillard  (pi'une  grive  quand  il  est  ivre.  J'étais  de  la  plus 
mauvaise  humeur  du  monde,  quand  nous  rencontrâmes,  en  face  de  la 
Sainte,  une  barque  qui  descemlait  doucement  vers  le  grand  canal,  en  ré- 
pandant derrière  elle,  comme  un  paifum,  les  sons  d'une  sérénade  déli- 
cieuse. —  Tourne  la  proue,  dis-je  au  vieux  Catullo,  tu  auras  au  moins, 
j'espère,  la  force  de  suivre  cette  barque. 

Une  autie  barque,  qui  flânait  par  là  ,  imita  mon  exemple,  puis  nne  se- 
conde, puis  une  autre  encore,  puis  enfin  toutes  celles  qui  humaient  le 
frais  sur  le  canalazo,  et  même  plusieurs  qui  étaient  vacantes ,  et  dont  les 
gondoliers  se  mirent  à  cingler  vers  nous  en  criant  :  Musicœ  !  musicœ  !  d'un 
air  aussi  affamé  que  les  Israélites  appelant  la  manne  daas  le  désert.  En 
dix  minutes  une  flotille  s'était  formée  autour  desdilettanti.  Toutes  les  rames 
faisaient  silence,  et  les  barques  se  laissaient  couler  an  gré  de  l'eau.  L'har- 
monie glissait  mollement  avec  la  brise,  et  le  haut-bois  soupirait  si  douce- 
ment ,  que  chacun  retenait  sa  respiration  de  peur  d'interrompre  les  plain- 
tes de  son  amour.  Le  violon  se  mit  à  pleurer  d'une  voix  si  triste,  et  avec- 
un  frémissement  tellement  sympathique,  que  je  laissai  tomber  ma  pipe  et 
que  j'enfonçai  ma  casquette  jusqu'à  mes  yeux.  La  harpe  (it  alors  entendre 
deux  ou  trois  gammes  de  sons  harmoniques ,  qui  semblaient  descendre  du 
ciel  et  promettre  aux  âmes  souffrantes  sur  la  terre  les  consolations  et  les 
caresses  des  anges.  Puis  le  cor  arriva  comme  du  fond  des  bois,  et  chacim 


T.ETTRLS    U'UN    VOYAGEIK.  205 

de  lions  crut  voir  son  premier  amour  venir  du  haut  des  forêts  du  Frioul 
e(  s'approcher  avec  les  sons  joyeux  de  la  t'aufare.  Le  haul-hois  lui  adressa 
des  paroles  plus  passionnées  que  celles  de  la  colombe  qui  poursuit  son 
amant  dans  les  airs.  Le  violon  exhala  les  sanglots  d'une  joie  convulsive , 
la  hai-pe  lit  vibrer  généreusement  ses  grosses  cordes  comme  les  palpita- 
lions  d'un  cœur  embrasé  ;  et  les  sons  des  (jualre  instrumens  s'étreignirent 
comme  des  âmes  bienheureuses  (jui  s'embrassent  avant  de  partir  ensem- 
ble pour  les  cieux.  Je  recueillis  leurs  accens,  et  mon  imagination  les  en- 
tendit encore  après  qu'ils  eurent  cessé.  Leur  passage  avait  laissé  dans 
l'atmosphère  une  chaleur  magique,  comme  si  l'amour  l'avait  agitée  de  ses 
ailes. 

Il  y  eut  quelques  instans  de  silence  que  personne  n'osa  rompre.  La 
barque  mélodieuse  se  mit  à  fiiir  comme  si  elle  eût  voulu  nous  échapper. 
Mais  nous  nous  élançâmes  sur  son  sillage.  On  eût  dit  d'une  troupe  de  pé- 
trels se  disputant  à  qui  saisira  le  premier  une  dorade.  Nous  la  pressions 
de  nos  grandes  scies  d'acier,  (jui  brillaient  au  clair  de  la  lune  comme  les 
dents  embrasées  des  dragons  de  l'Arioste.  La  fugitive  se  délivra  à  la  ma- 
nière d'Orphée  :  (jneUpies  accords  de  la  harpe  firent  tout  rentrer  dans 
l'ordre  et  le  silence.  Au  son  des  légers  harpèges,  trois  gondoles  se  rangè- 
rent à  chaque  flanc  de  celle  qui  portait  la  symphonie,  et  suivirent  l'ada- 
gio avec  une  religieuse  lenteur.  Les  autres  restèrent  derrière  comme  un 
cortège,  et  ce  n'était  pas  la  plus  mauvaise  place  pour  entendre.  Ce  fut  un 
coup  d'œil  fait  pour  réaliser  les  plus  beaux  rêves,  que  cette  file  de  gon- 
doles silencieuses  que  le  vent  poussait  doucement  sur  le  large  et  magni- 
fique canal  de  Venise.  Au  son  des  plus  suaves  motifs  ù'Oberon  et  de 
Guillaume  Tell,  chaque  ondulation  de  l'eau,  chaque  léger  bondissement 
des  rames,  semblaient  répondre  affectueusement  au  sentiment  de  chaque 
phrase  musicale.  Les  gondoliers ,  debout  sur  la  poupe ,  dans  leur  attitude 
hardie ,  se  dessinaient  dans  l'air  bleu ,  comme  de  légers  spectres  noirs , 
derrière  les  groupes  d'amis  et  d'amantes  qu'ils  conduisaient.  La  lune  s'é- 
levait peu  à  peu  et  commençait  à  montrer  sa  face  curieuse  au-dessus  des 
toits;  elle  aussi  avait  l'air  d'écouter  et  d'aimer  cette  musique.  Une  des 
rives  de  palais  du  canal,  plongée  encore  dans  l'obscurité,  découpait  dans 
le  ciel  ses  grandes  dentelles  mauresf|ues,  plus  sombres  que  les  portes  de 
l'enfer.  L'autre  rive  recevait  le  rellet  de  la  pleine  lune ,  large  et  blanche 
alors  comme  un  bouclier  d'argent,  sur  ses  façades  muettes  et  sereines. 
Cette  fête  immense  de  constructions  féeri(pies,  (pie  n'éclairait  pas  d'autre 
lumière  que  celle  des  astres ,  avait  un  aspect  de  solitude ,  de  repos  et  d'im- 
mobilile  vraiment  sublime.  Les  minces  statues  qui  se  dressent  par  cen- 
taines dans  le  ciel .  semblaient  des  volées  d'esprits  mystérieux  chargés  de 


'2(ll  RKVti;    l>l  s    KKIX     MdNUES. 

[iiolOLMT  It  rejMis  tic  (  clli' miicllo  <ilc,  |»liiii};c'e  ilaiis  If  .sommeil  ilo  1« 
ÏH-Wc  ;ui  Iniis  (lorriiHiil.  cl  condiimiioc  ((.immc  elk- à  dormir  cenl  ans  el 
plus. 

Nous  vd^MiAriK's  ainsi  piès  d  une  luurc.  i.c'.>>  yontIuliiTs  ctaicnl  devenus 
un  |M.Mi  fous.  Le  vieux  (^alnllo  Ini-na^me  l»unilis.sail  à  ralleu;ro  cl  suivait 
la  course  rapide  de  la  pelile  Molle.  l'nis  sa  rame  retombait  amoroso  i 
l'andante,  el  il  accompagnait  ce  mouvemenl  gracieux  d'une  espèce  d« 
grognement  de  béatitude.  L'orchestre  s'arrêta  sous  le  porli(|ue  du  Lion- 
l^lauc.  .le  me  peuchai  pour  vnir  milor.l  sortir  de  sa  gondole.  C'était  un 
(•iif.mt  s[ileeuali(iue,  de  dix-huit  à  vingt  ans,  chargé  d'une  longue  pipe 
lurcpie,  qu'il  était  certainement  iiu'a|)able  île  fumer  tout  entière  sans  de- 
venir pblhysique  au  dernier  degré.  Il  avait  l'air  de  s'ennuyer  beaucoup  ; 
mais  il  avait  payé  une  sérénade  dont  j'avais  beaucoup  mieux  profilé  que 
lui,  et  dont  je  lui  sus  le  meilleur  gré  du  monde. 

Je  remontai  le  canal,  et,  au  momenl  où  nous  nous  arrêtions  devant  la 
Piazzetla  où  j'avais  donné  rendez-vous  à  mes  amis  pour  aller  prendre  le 
sorbet  ensemble,  je  rencontrai  une  gondole  chargée  de  plusieurs  gondo- 
liers en  goguette  tpai  me  crient  :  Munsiuu  ,  faites  donc  chanter  le  Ta.sse  à 
voire  gondolier.  —  C'était  une  épigramme  adressée  au  vieux  Catullo  qui 
a  une  maladie  chronique  de  la  trachée-artère  et  une  extinction  de  voix 
perpétuelle.  —  Il  paraît  qu'on  te  coimait  ici,  vechio,  lui  dis-je. — Ah! 
lusirissimo  !  répondit-il,  E  cjuenie,  semo  yicoloii.  — Tu  es  Nicoloto , 
loi,  avec  cette  tournure-là?  lui  demandai-je.  — Nicoloto,  reprit-il,  et 
des  bons.  --  Noble,  peut-être?  —  Comme  dit  votre  .seigneurie.  —  As-tu 
par  hasard  un  doge  dans  ta  famille?  —  Lusirissimo  ,  j'ai  trois  premiers 
prix  de  régate,  trois  portraits  à  la  maison  avec  la  bannière  d'honneur,  et 
le  dernier  était  mon  père,  un  grand  homme ,  savez-vous,  mon  maître? 
deux  fois  plus  grand  et  plus  gros  que  mon  fils.  Moi,  je  suis  une  pauvre 
araignée,  toute  tordue  par  accident  ;  mais  mio  fio  prouve  bien  que  nous 
sommes  de  bonne  lignée.  Si  l'empereur  avait  la  bonté  de  nous  ordonner 
une  régate,  on  verrait  si  le  .sang  des  Catulle  est  dégénéré.  —  Diable!  lui 
dis-je.  Auriez-vous  la  complaisance ,  lusirissimo  Catullo ,  de  me  mettre  à 
la  rive  et  de  ne  pas  me  voler  mon  tabac ,  pendant  une  heure  que  vous 
aurez  à  m'atiendre  ?  —  Il  n'y  a  pas  de  danger,  mon  maître ,  répondit-il . 
le  tabac  me  fait  mal  à  la  gorge. 

Est-ce  qu'il  y  a  encore  des  Nicololi  et  des  Caslellani,  dernandai-je  à 
mes  amis  qui  m'attendaient  au  pied  de  la  colonne  du  Lien.  —  Qne  trop, 
repondit  Pierre;  il  y  a  en  ce  moment-ci  une  rumeur  .sourde  dans  la  ville, 
et  une  certaine  agitation  à  la  police,  parce  qu'il  est  question  parmi  \e% 
gondoliers  de  renouveler  les  vieilles  querelles.  —  Je  pense  bien,  dit 


l.tTTRES    DUM    VOYAGEUR.  20â 

Beppa,  qu'on  peut  les  laisser  faire,  de  riuimeur  pacifique  doul  ils  sont, 
leurs  divisions  ne  feront  de  mal  à  personne,  et  lout  se  passera  en  paroles 
burlesques.  —  Il  ne  faut  pas  encore  trop  s'y  fier,  reprit  le  docteur  j  nous 
ne  sommes  pas  déjà  si  loin  de  la  dernière  tentative  qu'ils  ont  faite  de  ré- 
veiller l'esprit  de  parti,  et  leurs  coups  d'essai  s'annonçaient  bien.  —  Celait, 
je  crois,  en  1817,  dit  Beppa  ,  et  tu  sauras,  Zorzi,  toi  qui  méprises  tant  les 
petits  couteaux  de  Venise,  qu'il  y  eut  en  (|uatre  ou  cinq  jours  de  si  bon- 
nes coUellata  échangées  entre  les  deux  factions,  qu'il  y  eut  plus  de  cent 
personnes  blessées  grièvement,  dont  beaucoup  ne  se  relevèrent  pas.  —  A 
la  bonne  heure ^  répondis-je.  Pourrais-lu  me  dire,  docteur  érndit,  l'ori- 
gine de  ces  dissensions,  toi ,  qui  sais  dans  quel  iroût  était  taillée  la  barbe 
du  doge  Orseolo  ?  —  Cette  origine  se  perd  dans  la  nuit  des  temps ,  ré- 
pnndit-il;  elle  est  aussi  ancienne  (jue  Venise.  Ce  que  je  puis  te  dire,  c'est 
que  cette  division  partageait  en  deux  les  nobles  aussi  bien  que  la  plèbe. 
>Les  Caslellani  habitaient  l'ile  de  Caslello,  c'est-à-dire  l'extrémité  orien- 
tale de  Venise  jusqu'au  pont  de  Rialto.  Les  Nicoloti  occupaient  l'île  de 
san  Nicole,  l'extrémité  orientale  ,  où  sont  situés  la  place  Saint-Marc ,  la 
rive  des  Esclavons,  etc.  Le  grand  canal  servait  de  confins  aux  deux  camps. 
Les  Castellani,  plus  riches  et  plus  élégans  (pie  les  autres,  représentaient 
la  faction  aristocratitpie.  Les  nobles  a^ aient  les  premiers  emplois  de  la 
république,  et  le  peuple  était  employé  aux  travaux  de  l'arsenal.  Il  fournis- 
sait les  pilotes  pour  les  vaisseaux  de  guerre,  et  les  rameurs  du  doge  dans 
le  Bucentaure.  Les  Nicoloti  formaient  le  parti  démocrati(iue.  Leurs 
gentilshommes  étaient  envoyés  dans  les  petites  villes  de  la  terre  ferme, 
comme  gouverneurs ,  ou  occupaient  dans  les  armées  les  em|jlois  secon- 
daires. Le  peuple  était  pauvre,  mais  brave  et  indépendant.  Il  était  spé- 
cialement occupé  de  la  pêche,  et  avait  son  doge  particulier,  plébéien  et 
soumis  à  l'autre  doge,  mai,s  investi  de  droits  magnifiques,  entre  autres 
relui  de  s'asseoir  à  la  droite  du  grand  doge  dans  les  assemblées  et  fêles 
solennelles.  Ce  doge  était  d'ordinaire  un  vieux  marinier  expérimenté,  et 
poitait  le  litre  de  (jasUddo  dei  Nicoloti  :  son  office  était  de  présider  à  l'or- 
dre des  pêches  et  de  veiller  à  la  trampiillité  de  ses  administrés,  dont  il 
fiait  à  la  fois  le  supérieur  et  l'égal.  C'est  ce  qui  faisait  dire  aux  Nicoloti, 
s'adressant  à  leurs  rivaux  :  —  Tu  rames  poiu-  le  doge,  et  nous  ramons  avec 
le  doge.  Ti,  ti  voghi  cl  dose,  e  mi  rof/o  col  dose.  —  La  république 
maintenait  celte  rivalité  et  protégeait  scrupuleusement  les  privilèges  des 
Nicoloti ,  sous  le  prétexte  de  tenir  vivante  l'énergie  physique  et  morale 
de  la  population,  mais  plus  certainement  pour  contrebalancer,  par  un 
sage  équilibre,  la  puissance  patricienne.  >        -  : 

Le  gouvernement  ne  perdait  aucune  occasion  de  flatter  Tamour-propre 


iî(H)  UKVl'I.    IU>    liLlX    MONDKS. 

lie  trs  Itr.iM's  |ilelH'it'iis ,  et  leiii-s  ilonnail  îles  ItHcs  ou  ils  (.•l;ii«'iil  .i|i|trlt>. 
.1  moiiUer  la  vi^:iioiir  de  leurs  muscles  el  leur  lialùlelc  à  eoiuiuire  la  bar 
que.  Les  (ours  de  force  des  Mcoioli  soûl  encore  d'iuleruiitiables  sujets  de 
\aulerie  el  d'orgueil  chez  les  eufans  de  cette  lace  liercnicciuie .  et  tu  as 
|)ii  voir,  daus  les  boujjes  où  nous  allons  (lueltiticlois  |iauser  des  blesses  eu- 
senible,  ces  !;rossiei-s  tableaux  à  l'buile  (jui  reiircseulenl  le  i^iaud  jeu  de 
la  pyrantide  binuaincet  les  portraits  des  vaituiueurs  de  la  régale  ave<' 
leur  baïuiière  brodée  et  fraui^éed'or  fin,  au  milieu  de  laquelle  était  lirodée 
l'iniaçe  d'un  porc;  le  don  d'un  porc  véritable  aeeompai^nait  ce  |nix  (|ui 
n'était  que  le  troisiètne,  mais  ([in'  n'était  pas  le  ?noins  envié.  J.es  !\icoloti 
s'exerçaient  aussi  à  la  lutte,  et  leurs  femmes  avaient  leurs  rcf^ates ,  où 
elles  ramaient  à  l'envi  avec  une  force  et  une  dexlcrité  incontestables. 
Juijez  de  ce  qu'eût  été  cette  population  en  colère,  si  par  ces  adroites  Mat- 
leriesà  sa  vanité,  et  par  «ne  administration  scruptdeusement  étpntable, 
le  gouvernement  ne  l'eût  tenue  en  joie  el  belle  bumeur  !  —  Le  gouverne- 
ment étranger,  dis-je,  se  sert  d'autres  moyens,  il  jette  en  prison  el  pu- 
nit sévèrement  le  moindre  témoignage  ostensible  de  courage  et  de  force. 

—  Il  faut  avouer,  repril-il ,  (pi'il  n'eut  pas  absolument  tort  de  réprimer 
les  excès  de  1817;  mais  il  aurait  dû  trouver  en  outre  un  moyen  de  pré- 
venir le  retour  de  ces  fureurs.  —  Les  croyez-vous  bien  éteintes  ?  A  la  ma- 
nière dont  Catullo  parlait  de  sa  noblesse  plébéienne  tout-à-riieure,  je  croi- 
rais assez  que  les  Castellani  ne  sont  pas  encore  très  liés  avec  les  Nicoloti. 

—  Si  peu,  me  répondit  le  docteur,  qu'une  conspiration  des  Nicoloti  vient 
d'êlredécouverte,el  qu'il  est  question  de  s'assurer  de  la  personne  de  qua 
rante  ou  cinquante  d'entre  eux. 

Quand  nous  eûmes  pris  le  sorbet,  nous  retrouvâmes  Catullo  tellement 
endormi ,  que  le  docteur  ne  vit  rien  de  mieux  que  de  remplir  d'eau  la 
pomme  de  sa  main  el  de  l'épanclier  doucement  sur  la  barbe  grise  (le 
oneste  piume,  comme  aurait  dit  Dante)  du  gondolier  centenaire.  Il  ne 
se  fàcba  nullement  de  cette  plaisanterie  et  se  mit  courageusement  à  l'ou- 
vrage. —  ?s'étais-tu  pas ,  lui  dit,  cliemin  faisant ,  le  docteur,  de  ce  fameux 
repas  à  Saint-Samuel ,  la  semaine  dernière?  —  Qui,  moi.  parou  ?  répon- 
dit le  vieillard  bypocrile.  Pourquoi  cela?  —  Je  te  demande ,  reprit  le  doc- 
teur, si  tu  en  étais,  ou  si  lu  n'en  étais  pas.  —  Mi  son  Nicoloto,  Paron. 

—  Je  ne  parle  pas  de  cela ,  dit  le  docteur  en  colère.  Voyez  s'il  répondra 
droit  à  une  (luestion  ?  me  prends-tu  pour  un  mouchard,  vieux  sournois  ?  — 
Non  certainement ,  illustrissime,  maisqu'est-ceque  vous  voulez  demandera 
un  pauvre  homme,  moitié  sourd,  moitié  imbécile?  —  Dis  donc  moitié 
ivrogne,  moitié  vénitien,  luidis-je.  —  Il  n'y  a  pas  de  danger  que  ces  drôlcs-là 
répondent ,  sans  savoii'  pourquoi  on  les  interroge.  Eh  bien  1  puisque  tu  ne 


LETTRES    d'un    VOYAGEUR.  207 

veux  pas  parler,  je  parlerai,  mui  ;  je  l'averlis,  mon  vieux  renard,  (jue  lu 
vas  aller  en  prison.  —  /n  preson!  mi!  parché,  lustrissimo  f  —Parce  que 
tu  as  dîne  à  Saint-Samuel ,  dit  le  docteur.  —  Et  (piel  mal  y  a-t-il  à  diner 
à  Saint-Sainuei ,  paron  ?  —  Parce  que  tu  as  conspiré  contre  la  sûreté  de 
l'état,  lui  dis-je.  —  i»ii/  Ciisto!  quel  mal  peut  l'aire  un  pauvre  homme 
comme  moi  à  l'clat?  —  N'es-tu  pas  INiooloto?  dit  le  docteur.  —  Mi  si! 
je  suis  né  Nicoloto.  —  Eh  hien  !  tous  les  Nicololi  sont  accusés  de  conspira- 
lion  ,  repris-je  ,  et  loi  comme  les  autres.  -  Santo  Dio  !  je  n'ai  jamais  l'ail 
de  conspiration.  —  IVe  connais-lu  pas  un  certain  Gambierazi  ?  dit  le  doc- 
teur.—  Gamhierazi!  dit  le  prudent  vieillard  d'un  air  émerveillé;  quel 
Gambierazi?  —  Parbleu  !  Gambierazi,  ion  compère.  On  dirait  que  tu  ne 
l'as  jamais  vu.  —  Lusinssimu,ie  n'ai  pas  entendu  le  nom  que  vous  disiez. 
Gamba..  C.ambicrazi?  Il  y  a  beaucoup  de  Gambierazi!  —  Eh  bien!  tu 
répondras  demain  plus  catégori{|uement  à  la  police ,  dit  le  docteur.  Voyez- 
vous  cet  animal  que  j'ai  sauvé  vingt  fois  de  la  corde ,  et  qui  devrait  croire 
en  moi  comme  en  Dieu  :  le  voilà  qui  joue  au  plus  fin  avec  moi  et  qui  se 
méfie  de  moi  comme  d'un  suppôt  de  police  !  qu'il  aille  au  diable  !  Si  je 
m'intéresse  à  lui  dans  cette  affaire ,  je  consens  à  être  pendu  moi-même. 

Ce  malin,  comme  nous  prenions  le  café  sur  le  balcon,  nous  vîmes 
passer  dans  inie  gondole  Catulus  paler  et  Calulus  filius,  accompagnés  de 
quatre  sbires.  —  Fort  bien!  dit  le  docteur,  je  ne  croyais  pas  deviner  si 
juste;  mais  qu'est-ce  que  veut  ce  vieux  bavard  avec  sa  voix  de  grenouille 
enrhumée  et  ses  signes  d'intelligence?  —  Calulus  pater  faisait  en  effet 
des  efforts  incroyables  pour  se  faire  entendre  de  nous ,  mais  son  enroue- 
ment chronique  ne  le  lui  permettant  pas ,  il  eut  un  colloque  conciliatoire 
avec  un  sbire,  (]ui  consentit  à  faire  arrêter  la  gondole  et  à  accompagner 
son  prisonnier  jusqu'à  nous.  —  Ah  !  ah  !  dit  le  docteur ,  que  viens-tu  faire 
ici  ?  ne  sais  tu  pas  que  c'est  moi  qui  t'ai  dénoncé  ? 

—  Oh!  je  sais  bien  que  non,  lustrissime  !  Je  viens  me  recommander  à 
su  protezion.  —  Mais  qu'as-tu  fait ,  malheureux  scélérat?  dit  le  docteur 
d'un  air  terrible.  Quand  je  te  disais  que  tu  avais  trempé  dans  quelque 
infâme  conspiration.  —  L'infortuné  |)risonnier  baissa  la  tête  d'un  air  si 
pileux,  et  le  sbire  posé  sur  le  seuil  de  la  porte,  dans  une  attitude  tragique, 
prit  une  expression  de  visage  si  terrible,  que  Bep[)a  et  moi  partîmes  d'un 
éclat  de  rire  sympathique.  —  Mais  enfin  quel  crime  as-tu  conuuis ,  danuié 
vieillard?  dit  Giulio.  —  Gnente,  paron  !  —  Toujours  la  même  chose!  dit 
Pierre,  de  quoi  diable  veux-tu  que  je  te  justifie ,  si  je  ne  sais  pas  de  cpioi 
lu  es  accusé?  —  Gnente,  lustrissimo,  allro  rhe  gavemo  fato  un  Mcolotn. 
—  Qu'est-ce  que  cela  veut  dire?  demandai-je.  —  Ma  foi!  je  n'en  sais  rien, 
répondit  Giulio.  Qu'est-ce  que  tu  entends  par  là,  vechio  birbn  ?  —  Nous 


"J^'S  I;IM  t    I»KS    OKLX    HIOM)i:.S. 

avons  fail  nn'Mcololo,  rcpota  CaUillo.  —  El  cuiiirnetit  s'y  prend-on,  de- 
uiaiida  le  doi'ti'iir  en  fronraiit  le  souieil ,  |t(iiir  faire  un  Micoloto?  —  Avec 
le  (.;iuisl.  avee  (|ualre  Utrelies  et  avee  le  bouillon  de  seppia.  —  Ma  foi, 
e'esl  trop  mystérieux  pour  moi,  ilil  le  doeleur.  Kx|>li(|ue  les  soiedleries, 
reprouvé!  car  je  suis  clirelien,  el  n'entends  rien  au  culte  du  diable!  — 
F.  nu  ancà!  semo  crisliani!  s'écria  le  vieillard  désolé.  Mais  il  n'y  a  pas 
de  mal  à  cela  ,  paron!  c'est  une  coutume  de  tous  les  temps  ;  nos  pères  \'o\y 
•sen  aient  el  nous  l'avons  praticpiée  sans  y  rien  ajouter  de  mal.  Nous  avons 
élu  notre  chef  el  nous  l'avons  ba|)tisc.  —  Ah!  je  co!ii[»rends.  Vous  avez 
voulu  faire  un  doi^^e.  —  Siur.  si!  —  El  vous  l'avez  baptisé  avec  l'encre  de 
sejipia,  |iarce  (jue  le  noir  est  la  couleur  des  INicoloti  ?  —  Sioi\  si!  —  Bravo, 
canai;tia  !  Et  vous  lui  avez  fail  jurer  sur  le  Christ  de  défendre  les  droits 
el  [iriviléfj^es des  Nicololi?  —  Siur,  si!  —  Et  d'éj^orger  une  vingtaine  de 
Castellani  tous  les  malins?  —  Sior,  nà!  —  El  ce  doge,  c'est l'illuslrissinie 
gondolier  Ganibierazi?  —  Sior,  si,  me  compare,  Gambierazi.  —  Que  tu 
ne  connaissais  pas  hier  soir?  —  Sior,  si.  —  El  Ion  fds  a  pris  part  aussi  à 
cette  farce  sacrilège?  —  Ancà  uiio  fiu.  —  El  que  veux-lu  que  je  fasse 
pour  loi,  quand  tu  Uo  mets  sur  le  dos  de  semblables  accusations?  Songes- 
tu  que  tu  me  compromets  moi-même ,  et  que  je  serai  peut-être  soupçonné 
de  l'avoir  soudoyé  pour  exciter  les  pareils  à  la  révolte?  —  Ce  mot  de  soit- 
doyer,  dans  la  bouche  de  Pietro,  fil  tellement  rire  Beppa,  que  le  docteur 
perdit  sa  gravite,  et  que  le  sbire,  qui  avait  bien  la  meilleure  figure  de  sbire 
qu'on  puisse  imaginer,  se  laissa  gagner  par  le  rire  sans  savoir  pourquoi. 
Mais,  craignant  d'avoir  dérogé  à  la  dignité  de  son  rôle,  il  lit  aussitôt  une 
grimace  épouvantable;  el,  montrant  la  i)orte  à  Calullo  :  Allons  !  dit-il, 
en  voilà  assez.  Calullo  partit  après  avoir  baisé  les  mains  du  docteur,  en  le 
conjurant  d'aller  chez  le  commissaire.  — Va-l-en  bien  vite,  chien  maudit! 
lui  dit  le  docteur,  qui,  commençant  à  se  sentir  attendri ,  redoublait  de  ma- 
nières bourrues  selon  sa  coutume.  Je  veux  être  damné  si  je  m'occupe  de 
toi!  —  Et  aussitôt  que  le  criminel  fut  hors  de  la  chambre,  il  pril  son  cha- 
peau el  courut  chez  le  commissaiie.  Là,  il  apprit  que  l'affaire  était  plutôt 
comique  que  sérieuse;  qu'on  avait  arrêté  une  quarantaine  de  Nicoloti,  et 
parmi  eux  tous  les  gondoliers  du  tragnet  de  la  Madonetta ,  dont  faisaient 
partie  Catulus  paler  et  fiiius;  mais  qu'après  les  avoir  tenus  quatre  à  cinq 
jours  sous  les  verroux  pour  les  effrayer,  on  les  laisserait  aller  en  paix  à 
leurs  affaires. 

George  Sand. 


POETES 


ET  ROMANCIERS  MODERNES 

DE  LA  FRANCE. 


XUI. 


VOLUPTE. 


Le  roman  que  je  viens  de  lire  est  bien  ce  que  j'attendais;  le 
poète  et  le  critique  sont  résumés  dans  ce  livre  et  transformés  sans 
altération  notable.  La  connaissance  des  choses  humaines  y  est 
plus  complète  et  plus  à  nu ,  mais  poursuivie  et  systématisée  d'après 
les  mêmes  principes.  Les  sentimens  et  les  opinions  sur  l'ordre  so- 
cial oîi  nous  vivons  s'y  révèlent  plus  nettement,  mais  sans  troubler 
la  continuité  harmonieuse  de  la  vie  littéraire  de  l'auteur. 
.1.-1.  ...  -     ...  

(i)  chez  Eugène  Renduel.  rue  des  Grands-Augustins,  i.-?.. 


:2I0  RKVUK  1)1  N  i>i;rx  momu.s. 

(  >iii.  mius  sommes  ln'iirt'ii\  de  le  iccomiailic,  <i  ce  Loiilieur  est 
assez  rare  |HUir  (inun  pieune  In  |H'iiic  do  le  sifjnalcr,  le  roman  de 
SaiiHc-lJcini-  ne  d«  luciil  pas  une  seule  des  espérances  <|u'il  donnait 
il  \  a  (li\  ans,  à  Irpotiue  de  ses  debuls.  C'est  une  conclusion  lo{;i- 
<|ue  et  yloiieuse  dans  la  série  des  tentatives  intellectuelles  (|ii'il  a 
courafrensement  abordées  depuis  18tii. 

Aussi,  pour  bien  comprendre  et  pour  expliquer  le  sens  intime 
de  ce  roman,  il  faut  rappeler  sommairement  les  travaux  et  les 
volontés  de  l'auteur.  Envisagé  de  cette  sorte,  Vuliipié  n'a  plus  rien 
dobseui-  ni  de  mystérieux  :  c'est  dans  l'ordre  humain  et  dans  l'ordre 
littéraire  une  œuvre  inévitable  et  prévue;  c'est,  sous  la  forme  du 
récit,  l'expression  plus  familière  et  plus  vive,  plus  abondante  et 
plus  accessible,  des  idées  révélées  d('jà  sous  la  forme  dialectique  et 
sous  la  forme;  lyrique.  I)('taché  de  l'unité  à  la(|uelle  il  se  rapporte, 
ce  livre  court  le  danger  d'être  mal  compris.  Happroché  des  pré- 
misses dont  il  est  le  complément ,  il  s'éclaire  d'un  jour  lumineux  et 
j)aisible. 

Je  répugne  volontiers  à  publier  ce  que  je  sais  des  contemporains. 
Quand  je  posséderais  toute  la  vie  privée  des  hommes  dont  le  nom 
est  aujourd'hui  célèbre,  je  me  garderais  bien  de  la  révéler.  Mais  je 
crois  qu'en  de  certaines  circonstances  Ihomme  importe  à  l'expli- 
cation de  l'artiste  :  et,  par  exemple,  à  moins  de  supposer  à  Sainte- 
Beuve  un  caractère  spécial,  choisi,  exceptionnel,  il  est  impossible 
de  comprendre  ses  pèlerinages  et  ses  dévolions.  Il  y  a  en  lui  un 
mélange  heureux  d'enthousiasme  et  de  curiosité  qui  se  renouvel- 
lent à  mesure  qu'ils  s'apaisent,  et  qui  enrôlent  son  esprit  et  ses 
études  au  service  de  toutes  les  gloires  naissantes  ou  méconnues.  Ce 
n'est  pas  tout  :  celte  singularité  d'intelh'gence  ne  dénouerait  qu'à 
demi  le  problème  de  ses  travaux.  Il  est  doué  d'une  abnégation  bien 
rare  en  ce  temps-ci.  Quoi(|u'il  ait  pratiqué  bien  des  amitiés  pas- 
sagères et  qu'il  croyait  durables,  quoiqu'il  ait  foulé  aux  pieds 
bien  des  cendres  qu'il  ne  prévoyait  pas,  il  ne  recule.  Dieu  merci, 
devant  aucune  ingratitude.  Il  ne  perd  pas  son  temps  à  supputer  les 
oublis  dont  il  a  peuplé  sa  mémoire.  Il  dit  la  vérité  pour  le  plaisir 
de  la  dire.  Il  popularise  les  noms  dédaignés  par  l'ignorance  ou  la 
frivolité,  sans  trop  se  soucier  du  destin  réservé  à  son  dc'vouement. 
Le  tiMP.oignage  qu'il  se  rend  à  lui-même  d'avoir  bien  fait,  et  cou- 


l'ÛKTliS    KT    li()>l.\M.ir.llS    FKA^ÇAIS.  21  I 

rageusement,  siil'lii  à  le  coiiteiiler  et  à  le  .soiilenir  dans  les  luîtes 
nouvelles.  Chaque  lois  (ju'il  agrandit  pour  la  foule  eui'ieuse,  moins 
prodigue  de  louanges  que  de  railleries,  le  cercle  de  la  famiîle  lil- 
leraiie,  il  s'applaudit  et  se  repose,  sans  réclamer  un  prix  plus  glo- 
rieux et  plus  pur,  sans  demander  aux  disciples  qu'il  initie;,  aux 
<lieux  nouveaux  qui  n'avaient  pas  d'autels  avant  ses  prédications, 
une  longue  reconnaissance,  une  solide  amitié. 

Il  marche  par  le  chemin  qu'il  a  choisi,  et  se  fait  une  gloire  invo- 
lontaire de  toutes  les  gloires  qu'il  a  révélées.  Quand  il  rencontre 
sur  sa  route  un  poète  dont  la  voix  est  à  peine  entendue,  il  s'appli- 
que sans  relâche  à  grossir  son  auditoire,  il  construit  de  ses  mains 
un  théâtre,  il  place  lui-même  les  vases  d'airain  qui  doivent  enfler 
le  son  et  le  porter  aux  oreilles  les  plus  rétives.  Puis,  quand  le 
peuple  s'est  assis  pour  écouler,  il  épie  d'im  œil  vigilant  sur  les 
figures  étonnées  l'intelligence  ou  l'inattention,  et,  comme  le  chœur 
de  la  tragédie  antique,  il  moralise  la  foule  et  déroule  devant  elle  le 
sens  mystérieux  des  symboles  poétiques  dont  elle  se  laisse  éblouir 
^ans  les  comprendre. 

Comptez  parmi  nous  ceux  qui  se  résignent  au  rôle  du  chaMu- 
antique;  comptez  ceux  qui  suivent  l'histoire  et  ne  s'y  mêlent  pas; 
comptez  ceux  qui  expliquent  la  chute  et  l'élévation  des  trônes,  et 
ne  prétendent  pas  à  la  royauté!  et  pourtant  le  rôl<;  du  chœur  est 
un  rôle  grave  et  sérieux  ,  plein  d'ampleur  et  de  majesté,  mais  (jui 
va  mal  aux  égoismes  hâtés  de  notre  temps.  Chacun  pour  soi  et 
Dieu  pour  tous,  c'est  là  ce  qui  se  lit  au  fond  des  amitiés  les  plus 
bruyantes.  Triste  vérité!  mais  qu'il  ne  faut  pas  nier.  D'ordinaire, 
le  blâme  ou  l'éloge  d<'i)artis  aux  contemporains  ne  sont  guère  que 
des  contrats  passés  avec  la  vanité.  En  élevant  sur  un  piédestid 
ceux  qui  gisaient  dans  le  sable,  le  plus  grand  nombre  songe  à  soi 
et  se  promet  bien  de  monter  au  mém(î  rang;  ceux  qui  chantent 
Ilosannah  sans  espérer  pour  eux-mêmes  la  divinité  sont  rares  et 
peuvent  se  nombrer. 

Or,  parmi  les  désintéressemens  littéraires  je  n'en  sais  pas  de 
plus  éclatant  que  celui  de  Sainte-Beuve;  depuis  dix  ans,  il  n'a  pas 
écrit  une  page  qui  ne  rende  témoignage  pour  lui,  (;t  malheureuse- 
mont  aussi  contre  bien  d'autres.  Il  a  tendu  à  bien  des  grandeurs 
chancelantes  une  main  Iralernelle  dont  l'étreinte  s'est  relâclu'e 


21:2  nr.vtK  df.s  dklx  mondes. 

siins  qu'il  v  l'ùl  de  s;>  l'niitc  II  ,i  secouru  Iticn  des  n.'uifr;ifj:<'s  (|ui  oiM 
oiililic  If  nom  de  leni"  sauveur  m  touoliaiil  le  riva{;e.  Il  :i  couveii 
(.le  l;i  pourpre  iuipc'riale  bien  des  solchts  obscurs  avant  son  accla- 
mation, el  <|ui  se  sont  eloi{;nes  de  lui  en  <lisaiil  <oinnie  un  des 
(^('sarsà  son  lit  de  mon  :  Je  sens  (lae  je  dcvïcivi  dieu. 

3Iais  à  cluKiue  nouvel!»'  d('faite  son  coura{je  {jrandissail  pour 
tenter  un  nouveau  pélcrinajje,  el  marcher  à  de  nouvelles  décou- 
vertes.  Avant  lui ,   la  crirKiue   française,  lorsqu'elle   n'('tait  pas 
savante  ou  acrimonieuse,  n'était  fjuère  qu'un  blutage  assez  vul{]aire 
de  préceptes  et  de  formules  dont  le  sens  ('tait  perdu.  C'est  à  Sainte- 
Beuve  qu'il  faut  rapporter  l'Iionncui-  d'avoir  mis  la  poésie  dans  la 
critique.  C'est  lui  qui  le  premiei-  a  fait  de  l'analyse  des  œuvres  lit- 
téraires quelque  chose  de  vivant  et  d'animé,  capable  d'intéresser 
par  soi-même,  en  dehors  de  l'œuvre  qui  avait  servi  de  point  de 
départ.  Son  Tableau  du  xvi*"  siècle  et  ses  Vortraïis  prouvent  assez, 
quoique  diversement,  ce  que  j'avance.  Bien  que  la  partie  plastique 
de  la  poésie  occupe,  dans  le  premier  de  ces  ouvrages,  une  place 
importante  et  presque  souveraine,  pourtant  il  est  facile  de  deviner 
à  chaque  page  que  si  l'auteur  estime  si  haut  la  naïveui  de  l'expres- 
sion ,  ce  n'est  pas  de  sa  part  un  caprice  puéril,  et  qu'il  poursuit 
sous  la  simplicité  du  mot  la  simplicité  du  sentiment.  D'ailleurs, 
lorsque  parut  ce  premier  livre,  en  1828,  toutes  les  questions  de 
plastique  poétique  étaient  encore  flagrantes.  On  se  battait  pour 
des  droits  encore  mal  définis.  La  querelle  était  bariolée  de  blasons 
inexpliqués  ;   à  ces   obscures    généalogies  qui   s'échauffaient  à 
l'orgueil  sans  produire  leurs  titres,  il  fallait  un  d'IIosier  pour  les 
mettre  d'accord.  Cette  tâche  était  réservée  à  Sainte-Beuve.  Il  a 
retrouvé  les  origines  de  notre  poésie;  il  a  dressé  l'arbre  généalo- 
gique de  nos  franchises,  que  le  temps  et  les  commentaires  avaient 
enfouies;  il  a  nommé  les  aïeux  inconnus  d'André  Chénicr  et  de  Mo- 
lière; il  a  franchi  3Ialherbe  pour  atteindre  Bégnier. 

Il  s'est  chargé  de  légitimer  historiquement  l'école  poétique  de  la 
restauration ,  que  la  foule  prenait  pour  une  invasion  d'usurpateurs; 
il  a  tiré  de  la  poudre  de  nos  bibliothèques  les  chartes  oubliées,  les 
constitutions  méconnues  de  la  vieille  IVance;  i!  a  réconcilié  les  no- 
vateurs avec  les  amis  du  passé,  en  distribuant  à  chacune  de  ces 


POÈTES  ET  ROMANCIERS  FRANÇAIS.  Z\'^ 

tètes  plébéiennes  les  perles  et  les  fleurons  qui  maiiipiaieiit  à  leurs 
couronnes  de  fer. 

Ce  premier  travail  achevé,  il  s'abaissait  de  jufTcr  le  passé  d'après 
les principesaujourd'luii  reconnus.  Après  avoir  rcUtaché  lexix*"  siècle 
au  xvi%  il  fallait  estimer  les  deux  siècles  intermédiaires  d'après  leur 
parenté  plus  ou  moins  prochaine  avec  les  premiers  ou  les  derniers 
noms  de  la  famille  française,  et  surtout,  ce  qui  était  plus  important 
cl  pins  difficile,  d'après  le  rang  qu'ils  occupaient  dans  la  grande 
famille  humaine.  Cette  seconde  moitié  de  la  tâche  n'a  pas  étc;  moins 
glorieusement  accomplie  que  la  première.  Une  fois  résolu  à  clier- 
cher  constamment  l'homme  sous  l'artiste  en  même  temps  qu'à  pré- 
ciser la  généalogie  de  tous  les  noms,  Sainte-Beuve  a  courageuse- 
ment pratiqué  le  double  devoir  qu'il  s'était  imposé.  Chacune  d;'s 
individualités  qu'il  a  choisies  lui  devient  pour  quehpies  semaines 
un  monde  de  prédilection ,  une  atmosphère  préféi'ée  où  il  respire 
à  pleins  poumons,  un  paysage  chéri  dont  il  étudie  curieusement  les 
moindres  ondulations,  un  lleuve  bienheureux  dont  il  suit  le  cours 
dans  ses  sinuosités  les  plus  capricieuses.  Chacune  de  ces  études 
est  un  véritable  voyage.  Il  nous  revient  de  ses  lectures  aventureuses 
comme  d'une  course  lointaine;  il  secoue  de  ses  pieds  le  sable  des 
rivages  ignorés;  il  rapporte  à  sa  main  la  tige  des  plantes  inconnues 
qu'il  a  cueillies  sur  sa  route.  Aussi  ne  faut-il  pas  s'étonner  si, 
comme  tous  les  voyageurs  lointains,  il  s'imprègne  des  mœurs  et 
des  passions  des  peuples  qu'il  a  visités,  s'il  lui  arrive  de  vanter  tour 
à  tour  les  temples  de  Bombay,  de  Memphis  et  d'Athènes,  et  de 
confesser  tant  de  religions,  qu'on  le  prendrait  pour  un  impie. 

Non ,  cette  perpétuelle  mobilité  n'est  qu'une  bonne  foi  constant,". 
Sainte-Beuve  ne  perd  jamais  de  vue,  dans  chacune  de  ses  initia- 
tions, les  paroles  de  François  Bacon  :  Ojwrlct  disccntcm  crcdcrc. 
Il  croit  à  Saint-Martin  et  à  Lamartine;  il  croit  à  Chateaubriand  et 
à  LaMennais;  il  croit  à  Diderot  et  à  l'abbé  Prévost  ;  mais  croire, 
pour  lui  ce  n'est  qu'une  manière  de  comprendre.  Il  croit  pour  sa- 
voir; il  étudie  avec  le  cœur  comme  les  femmes;  il  se  livre  comme 
elles  pour  obtenir.  La  foi  nouvelle  qu'il  accepte  n'a  rien  de  factice 
ni  d'irrésolu  ;  à  force  de  contempler  son  nouvel  ami,  il  se  transforme; 
en  lui;  il  se  met  à  vivre  de  sa  vie;  il  évoque  les  ombres  d'une  so- 
délc  qui  n'est  plus;  il  réveille  les  passions  éteintes;  il  reconstruit 

TOME  Ilî.  —  SLPPI.KMEXT.  •  l 


^lli  KF.VIÎF.    I>KS    lil.l  \     M(>M>i:s, 

les  (Miarti-rcs  cl  li'S  NoIoiiM's  iiiipossiblt'S  aiijoiird'liiii ,  cl  (oui  ccl.i 
(le  NI  Itomic  /|r;KT ,  ;u(h;  nu  iialiircl  si  piuiail,  (|iic  nous  ccdoiis  ;i 
l'illtision  comme  lui.  (lliaciiu  des  modelés  qu'il  fiiil  poser  dovaiil 
nous  {}a{jne  noire  affection  en  n'vdant  à  nos  yeux  des  mériles  in- 
aitcndus. 

II  se  peut  que  des  intelligences  plus  sdvcres  et  moins  expansives 
répudient  (jueicpics-imes  des  aduiiiaiions  de  Sainte-Beuve.  Il  y  a 
des  âmes  sérieuses,  pleines  de  candeur  et  d'austérité  tout  à  la  fois, 
qui  ne  se  rési.jrnenl  pas  à  la  sympathie  aussi  focilement  que  lui; 
mais  il  dc'sarme  le  blâme  par  la  sincérité  de  ses  opinions.  Il  est 
heureux  d'admirer,  comme  d'autres  sont  heureux  de  comprendre. 
C'est  poinviuoi  je  m'expplique  sans  peine  qu'il  ait  omis  jusqu'ici 
dans  ses  études  les  natures  trop  distantes  de  la  sienne,  celles  sur- 
tout qui  se  sont  produites  au  milieu  du  bruit  et  des  pompeux  spec- 
tacles; s'il  lui  arrive  presque  toujours  d'aimer  pour  comprcndi'c, 
on  peut  dire  avec  une  éfjale  vérité  qu'il  ne  comprend  guère  que 
ceux  qu'il  ainie. 

Dans  la  poésie  lyrique,  Sainte-Beuve  a  eu  pareillement  deux 
momcns  bien  distincts ,  mais  non  pas  contradictoires.  Dans  les  mor- 
ceaux publiés  sous  le  pseudonyme  de  Joseph  Delorme,  comme 
dans  le  Tableau  du  xvi^  siècle,  il  semble  plutôt  préoccupé  du  méca- 
nisme de  la  versification  que  du  fond  même  des  pensées.  Il  s'ap- 
plique, avecune  curiosité  amoureuse,  à  reproduire  tous  les  rhythmes 
essayés  au  temps  de  la  renaissance  par  Baïf ,  Ronsard  et  Dnbcllay. 
L'esprit  tiède  encore  de  cette  laborieuse  exploration  qu'il  vient 
d'achever,  il  s'empresse  de  consigner  les  résultats  de  ses  études 
dans  une  lutte  assidue  avec  les  modèles  qu'il  a  quittés  ton t-à-l' heure. 
C'est  ainsi  que  faisait  Warton ,  en  étudiant  l'histoire  de  la  poésie 
anglaise. 

Que  si  l'on  veut  pénétrer  sérieusement  le  caractère  intérieur  des 
poésies  de  Joseph  Delorme,  on  s'aperçoit  bien  vite  que  l'auteur  a 
surtout  cherché  à  traduire  sous  une  forme  naïve  et  harmonieuse  le 
journal  de  ses  impressions  personnelles.  Si  l'on  excepte  en  effet 
l'ode  à  la  rime,  qui,  par  la  prestesse  des  évolutions  et  la  variété  des 
similitudes,  ressemble  volontiers  à  une  gageure,  on  retrouve  pres- 
que à  chaque  page  le  retentissement  d'une  pensée  qui  étonne  d'a- 
bord par  sa  nudité,  mais  qui  bientôt ,  lorsque  les  yeux  sont  façon- 


POÈTES    ET    HOMA.NCIEKS    KKA.NCAIS.  î21o 

nés  à  ce  nouveau  speclacle ,  nous  ulUclie  et  nous  intéresse  par  sa 
nudité  même. 

C'est  une  révélation  frandie  et  hardie,  dédai.;;nciise  des  réti- 
cences ,  pleine  de  mépris  pour  la  ptiriphrase ,  préix'rant  le  mot  vrai 
aux  images  les  plus  clé^janles;  c'est  une  causerie  domestique. 

Dans  les  Consolatiom  ,  l'élément  humain  s'est  complètement d(î- 
gagé  des  questions  de  rhythme,  de  césure  et  d<;  rime,  l^artiste  est 
sûr  de  l'instrument  qu'il  manie;  il  choisit  volontiers  les  plus  simples 
mélodies.  11  ne  paraît  guère  songer  qu'à  lui-même.  Ce  qu'il  dit,  ce 
n'est  pas  pour  plaire,  car  s'il  voulait  plaire,  il  le  dirait  autrement. 
II  connaît  tous  les  manèges  de  la  coquetterie  pot'tique.  11  s'est 
rompu  de  bonne  heure  aux  ruses  les  plus  difficiles  de  l'expression. 
S'il  procède  avec  une  austérité  continue,  c'est  qu'il  a  subi  depuis 
un  an  une  métamorphose  irrésistible;  c'est  que,  livré  à  lui-même, 
loin  du  monde  qu'il  a  toujours  mal  connu  ,  en  société  de  ses  livres 
chéris  qu'il  devait  bientôt  épuiser ,  las  de  mordre  au  fruit  de  la, 
science,  il  est  monté  jusqu'à  Dieu  pour  lui  demander  compte  de  sa 
misère  et  de  son  impuissance;  c'est  qu'il  s'est  réfugié  dans  les  mvs- 
tiques  entretiens  pour  échapper  au  doute  qui  le  rongeait. 

Si  j'insiste  délibérément  sur  le  caractère  religieux  des  Consola- 
tions, c'est  que  ce  livre  contient  le  germe  entier  de  Volupté;  c'est 
qu'on  y  voit  déjà  le  cœursediibattre  sous  les  sens,  et  se  révolter 
contre  l'avilissement  du  plaisir. 

Envisagées  poétiquement,  les  Consolations ,  malgré  l'empreinte 
personnelle  qui  les  distingue  en  ce  temps  d'imitation  et  de  prosé- 
lytisme, sont  unies  à  l'école  des  lacs  et  en  particulier  à  Wordsworth 
par  une  étroite  parenté.  Sainte-Beuve ,  comme  le  poète  anglais, 
ennoblit  par  la  pensée  qu'il  y  mêle,  plutôt  que  par  l'expression 
dont  il  les  décore ,  les  sujets  les  plus  vulgaires,  les  accidens  les  plus 
indifférens  de  la  vie  quotidienne. 

Je  sais  qu'on  a  reproché  aux  Consolations  de  ressembler  trop 
directement  à  la  prose.  Je  sais  qu'à  de  certains  esprits  habitués 
dès  long-temps  à  la  pompe  de  l'alexandrin  ces  confidences  fami- 
lières ont  paru  presque  triviales.  Mais  ceci,  je  crois,  est  plutôt 
l'effet  de  la  surprise  que  le  symptôme  d'un  réel  mécontentement. 
Le  même  dédain  pourrait  se  manifester  en  présence  d'un  liobbema, 
chez  un  homme  qui  n'aurait  vu  jusque-là  que  des  Claude  Lorrain. 

li. 


2iCt  j.iNLt:   DES  i>Ki;\  mondei. 

Kl  puis,  tlaiH  son  aiiiour  l'.oiir  les  simples  |)ays.i{;cs  do  l'rcole 
llninandc,  Saiiitt-Bciive  ne  s'inlcidil  |)as  Tcssor  d'une  pons<r  plus 
élevée.  Il  V  a  dans  les  Consnlalions  deux  iiièees  qui  se  dislin/juent 
entre  toutes  par  la  naïveté  du  dt'but,  le  progrès  lent  et  mesuré  des 
premières  pensées,  et  aussi,  je  dois  le  dire,  par  la  ma^juilicence 
<t  la  suhlimile  de  la  eonelusion  ;  je  veux  parler  des  premières 
amours  d'AIi.jfliieii  et  de  Béatrice,  et  de  la  monudie  désespérée 
df  Miehfl-Ange.  A  coup  sûr  il  est  impossible  de  commencer  plus 
familièrement  (jue  ne  le  fait  Sainte-Beuve  dans  ces  deux  morceaux. 
Il  traduit  presque  littc-ralement  un  sonnet  de  Buonarroii ,  une  page 
de  ia  Vie  nomcUe.  11  épèlc  le  thème  qu'il  a  placé  sur  son  pupitre, 
il  le  commente  et  le  décompose  nonchalamment,  on  dirait  qu'il 
promène  au  hasard  ses  doigts  sur  le  clavier.  Mais  peu  à  peu  il 
s'exalte,  il  s'enivre  de  sa  [)ensée,  le  son  grandit  et  monte  jusqu'au 
faîte,  le  murmure  (jui  tout-à-lheure  chuchotait  à  nos  oreilles 
s'enfle  jusqu'à  la  menace;  nous  étions  dans  une  prairie,  au  bord 
d'un  limpide  ruisseau,  et  voici  que  nous  sommes  transportés  sur 
la  crête  d'un  rocher,  au  bord  d'un  fleuve  écumant.  Ceci,  qu'on  y 
prenne  garde,  est  une  grande  habileté,  et  très  rare,  je  vous  as- 
sure. C'est  le  procédé  familier  aux  grands  symphonistes  de  l'Alle- 
mngnc. 

Il  y  a  dans  ces  deux  morceaux  assez  de  poésie  pour  défrayer 
bien  des  poèmes.  Quant  au  caractère  mystique  du  recueil  entier, 
qui  a  paru  à  quel([ues  personnes  plutôt  découragé  que  fervent,  il 
n'v  a  qu'une  réponse  à  faire,  c'est  que  les  plus  fermes  espérances, 
qu'elles  s'adressent  à  Dieu  ou  bien  à  un  cœur  préféré,  ont  leurs 
défaillances  et  leurs  abaltemens,  c'est  qu'il  n'y  a  pas  de  prière  pos- 
sible dans  une  perpétuelle  glorification. 

Des  Consolations  au  roman  la  transition  est  toute  naturelle.  Le 
sujet ,  qui  d'abord  ne  se  révèle  pas  en  plein ,  mais  qui  se  dessine  et 
se  précise  au  bout  de  (pielques  prges,  n'est  autre  que  la  lutte  des 
sens  et  de  la  volonté;  c'est  le  duel  du  plaisir  et  de  l'intelligence,  de 
la  mollesse  cl  de  la  réflexion,  du  corps  et  de  l'ame,  et  enfin  le 
combat  acharné  de  la  volupté  contre  l'amour.  —  Ceci  pourra  sem- 
bler singulier  aux  esprits  inaitentifs;  mais,  avec  un  peu  de  com- 
plaisance, et  surtout  de  bonne  foi,  on  se  convaincra  bien  vite  de  la 


POÈTtS    ET    ROMANCIER:»    I  KANÇAIS.  217 

réalité  de  la  guerre  que  Saiiile-Beuve  a  choisie  comme  sujel  d'eiudo 
poétique. 

Qu'est-ce  à  dire  en  effet?  Croyez-vous  que  l'amour  pouc  le 
poète,  pour  l'artiste,  pour  le  philosophe,  pour  le  prêtre,  pour 
l'homme  qui  pense  et  qui  veut,  pour  l'homme  enfin  (jui  est  vrai- 
ment un  homme,  se  réduise  au  plaisir  et  à  l'effémination  des  sens? 
Croyez-vous  que  l'ivresse  et  l'oubli,  l'exaltation  et  l'épuisement, 
l'entraînement  et  la  prostration  suffisent  à  réaliser  l'amour  tel  que 
l'ont  conçu ,  tel  que  l'ont  éprouvé  Pétrarque  et  saint  Augustin ,  ces 
<leux  grands  maîtres  dans  la  science  d'aimer?  Oh  que  non  pas  !  la 
tâche  n'est  pas  si  facile. 

Loin  de  là,  et  pour  peu  qu'on  ait  vécu  pour  son  compte  ou  qu'on 
ait  seulement  regardé  vivre  autour  de  soi,  on  ne  tarde  pas  à  le  re- 
connaître, les  plaisirs  trop  hâlés,  le  gaspillage  des  sens,  les  ivresses 
trop  rapides  et  mal  choisies,  avilissent  l'ame,  l'épuisent  et  l'endor- 
ment; cl  quand  vient  l'heure  d'aimer  sérieusement,  (ju:ind  il  s'agil 
d'engnger  sur  un  nom  le  reste  de  ses  années,  ce  n'est  (|u'à  grand' 
peine  que  l'ame  se  réveille  pour  essayer  celte  vie  nouvelle  et  glo- 
rieuse, cette  vie  d'épreuve  et  de  dévouement.  Le  plus  souvent  le; 
courage  lui  manque  à  moitié  chemin.  En  vue  du  port  qu'elle  apei- 
çoit,  elle  ralentit  la  manœuvre  et  se  laisse  démâter,  elle  retourne 
paresseusement  aux  vagues  tumultueuses  de  ses  plaisirs. 

Sans  doute  il  y  a  des  voluptueux  qui  se  purifient  dans  un  amour 
sérieux;  sans  doute  il  y  a  des  âmes  qui,  après  s'être  long-temps 
flétries  dans  le  plaisir,  se  rajeunissent  et  se  renouvellent  dans  le  dé- 
voùment  et  l'abnégation.  Mais  combien ,  au  lieu  de  se  transformor 
el  de  dépouiller  le  vieil  homme ,  flétrissent  à  leur  image  l'am^ 
qu'ils  ont  choisie,  qui  devait  les  régénérer,  et  qui  devient  leur 
proie  ! 

C'est  qu'en  effet  la  métamorphose  est  laborieuse ,  c'est  qu'au- 
delà  de  certaines  limites  elle  est  lout-à-fait  impossible.  C'est  que 
la  volupté,  analysée  dans  ses  intimes  élémens,  n'est  qu'un  mon- 
strueux égoisme ,  une  perpétuelle  immolation  aux  sens  inapaisables  ; 
c'est  que  le  plaisir  irrité  à  toute  heure,  impuissant  à  contenlcr  s;i 
colère ,  éteint  une  à  une  toutes  les  facultés  généreuses  de  notre  ame  ; 
c'est  qu'il  suppiime  d'un  coup  les  deux  tiers  de  notre  vie  ,  l'avenir 


ÎÎIS  m,\ii.   m  >  nr.i  \   ikindi.s. 

;m(|iii|  il  ii;i  |(;i>  le  tcm|ts  de  soii^jer  ,  If  pus.sf  tloiil  h;   souvenir 
li(>iililci;iit  sa  juif  au  lieu  de  l'aviver. 

Il  est  donc  natufcl  (|ue  le  V()lu|ilueu\  recule  (levant  la  tâche  im- 
posée à  l'anianl,  (ju'il  pâlisse  el  Ireltuclie  devant  l'abinie  de  rési- 
j'jnalion  et  de  lutte  ouvert  à  ses  pieds.  S'il  trenihlc  à  la  seule  ()ensée 
de  frayer  la  route  à  celle  qu'il  a  choisie,  c'est  que  ses  [tieds  amollis 
dans  le  repos  ne  sont  pas  de  force  à  sai{;ner  inqiunement,  c'est 
qu'il  craint  pour  ses  pas  chancelans  les  caillouv  el  les  ronces,  c'est 
que  ses  yeux  baifjnés  dans  l'onjbre  d'une  alcôve  enivrée  ne  sup- 
porteraient pas  la  lumière  éblouissante  de  la  plaine,  c'est  que  ses 
bras  brisés  dans  les  étreintes  furieuses  soutiendraient  mal  la  femme 
préférée. 

J'ai  connu  des  caractères  singuliers,  d'une  paix  austère  el  per- 
manente, à  peine  au  seuil  de  leurs  années,  d('dai{;neux  de  la 
jeunesse  qui  s'agitait  autour  d'eux  ,  empressés  à  vieillir  avant  l'âge, 
ambitieux  de  sentir  sous  les  tresses  dorées  de  leur  chevelure  les 
pensées  qui  d'ordinaire  ne  mûrissent  que  sous  les  fronts  chauves 
et  ridés;  ceux-là  prenaient  la  volupté  par  son  côté  impitoyable 
el  terrible.  Ils  tuaient  leurs  sens  pour  dégager  leur  ame.  Ils 
déchiraient  le  corps  pour  ouvrir  à  l'intelligence  des  horizons 
plus  larges ,  de  plus  lointaines  perspectives.  Au-delà  du  plaisir 
qu'ils  se  prescrivaient  et  (ju'ils  menaient  à  bout,  ils  apercevaient 
l'atmosphère  sereine  de  la  réflexion.  Quand  ils  ont  voulu  se  mettre 
à  aimer,  quand  ils  ont  compris  que  l'intelligence  livrée  à  elle- 
même,  abreuvée  de  vérité,  ne  suffisait  pas  à  remplir  la  vie,  ils 
ont  trouvé  dans  l'amour  une  vie  nouvelle  et  qu'ils  avaient  prévue. 
Ils  avaient  mesuré  la  tâche  ,  ils  avaient  l'œil  paisible,  el  leur  pau- 
pière ne  s'est  pas  abaissée  convulsivement.  Ils  avaient  compris  que 
la  volupté  a  deux  sens,  l'un  grossier,  vulgaire,  qui  se  révèle  au 
plus  grand  nombre,  c'est  le  plaisir  des  sens;  l'autre  idéal,  poéti- 
tique,  supérieur  à  la  vie  commune  ,  c'est  la  volupté  dans  l'amour. 
Ils  avaient  pressenti  que  le  plaisir  acheté  par  le  dévoûment  et  le 
sacrifice ,  préparé  par  la  persévérance  et  les  mutuels  épanchemens , 
acquiert  une  saveur  nouvelle,  et  que  les  voluptueux  ne  soupçonnent 
pas.  Aussi  quand  ils  ont  essayé  l'amoui-,  ils  l'avaient  deviné,  et 
sans  peine  ils  ont  triomphé  de  leurs  sens  avilis.  Ils  avaient  conservé 
soigneusement  l'eiincelle  précieuse  qui  devait  rallumer  les  cendres^ 


POÈTES  El'  ROMA.NCIERS  FKANr.AlS.  :2I!) 

«le  leur  jeunesse.  Au  jour  du  réveil  ils  ont  retrouvé  ce  qu'ils  avaient 
dédaigné  dans  leur  folie  oi-j^ueilleuse ,  la  faeulté  d'aimer. 

3Iais  ee  n'est  pas  à  cette  volupté  réfléchie  que  s'en  est  pris  Sainte- 
Beuve  ;  il  "sait  l)i('n  que  le  plaisir  ainsi  accepté  plutôt  que  poursuivi 
n'est  qu'une  ciuelle  initiation  ,  ((ui  mérite  plus  de  compassion  que 
de  colère. 

Amaury,  le  héros  du  luman  de  Saiule-Beuve,  placé  entre  trois 
femmes ,  toutes  trois  digues  d'être  aimées ,  les  perd  toutes  ti-ois 
par  son  irrésolution  et  ses  caprices.  Livré  de  bonne  heure  aux 
faciles  plaisirs,  il  s'y  amollit  et  s'y  énerve,  et  lorsqu'il  cherche  en 
lui-même  la  force  de  vouloir  et  d'aimer,  il  ne  la  retrouve  plus,  il 
entame  la  destinée  de  trois  femmes  sans  compléter  la  sienne.  Tout 
le  roman  est  là.  De  la  volupté  à  l'impuissance  d'ainiei-,  del'iri-éso- 
lution  à  la  nullité,  la  transition  est  logique,  ii-résistible.  — Les  trois 
caractères  qui  se  dévouent  à  l'amour  d'Amaury,  et  (ju'il  n'ac- 
cepte pas,  parce  qu'une  fois  avili  par  l'effémination  il  ti-emble 
de  s'engager  et  de  vouloir,  sont  tracés  habilement,  simples,  vrais 
et  bien  distincts.  La  première,  Amélie  de  Linier,  est  une  jeune 
iille  candide  et  pure ,  attachée  à  ses  devoirs ,  résignée  à  l'obéis- 
sance, soumise  à  la  destinée  que  Dieu  lui  a  I^iiie,  (jui  suivrait 
Amaui'v  dans  ses  plus  hardies  entreprises,  mais  «jui  souhaite  un 
TÙ\c  à  l'homme  ({u'elle  aime,  parce  qu'elle  ne  conçoit  pas  la  dignité 
viril(;  sans  la  volonté;  son  ambition  ne  va  pas  jusipi'à  surprendre 
à  son  profit  toutes  les  facultés  d'Amaury.  Elle  veut  la  première 
place  dans  son  cœur;  mais  dans  le  monde  elle  ne  veut  pour  elle- 
même  que  le  second  rang.  Elle  est  libre,  elle  pourrait  devenir  la 
femme  d'Amaury.  Mais  le  voluptueux  demande  deux  années  de 
répit.  Deux  ans  dans  la  vie  d'un  homme  sans  volonté,  sans 
prévoyance,  c'est  un  monde  pour  l'oubli  et  les  mauvais  desseins. 
Bientôt  Amélie  est  détrônée  par  M'""  de  Couaën.  Celte  nouvelle 
figure  pour  l'achèvement  de  laquelle  le  poète  a  dépensé  le  meilleur 
de  ses  forces  est  plus  grande,  plus  idéale  (]ue  la  première.  Sa 
mélancolie  est  pleine  de  superstitions  et  de  pressentimens.  Elle  se 
laisse  aller  à  aimer  Aniaury  sans  craindre  un  seul  instant  f|ue  cette 
nouvelle  affection  puisse  troubler  la  paix  de  ce  qui  l'entoure.  VÀU; 
aime  saintement,  pour  le  bonheur  d'aimer;  ce  qu'elle  offre  et  ce 
qu'elle  demande,  c'est  un  dévoùmenl  sans  i-éserve,  mais  chaste, 


"ihîO  m.Mi:  UEn  i)i:ix  MOM»iis. 

mais  iviijjitiix  .  m;iis  conlt'Uii  (l;iiis  les  liiiiiics  aii.slôrcs  (ludevoii'. 
VA\c  ne  roiiiKiil  pas  rculraiiK'nieiil  des  sens  el  ne  son{;t'  pas  à  kr 
raloiilcr.  I,a  iroisièmo  lijjiiro,  moins  po('li<|U('  pcMil-èire  (jue  les 
dc'ii\  aiilres,  M"""  di*  H.,  iiiKiresse  poiirlanl  par  la  IVaricliise 
nK'ino  de  sa  Uvjèroli'.  Elle  est  d'iiiu^  co<]U('(t('ii('  naïve ,  iiicapahlc 
i\'m\  amour  scrieiix,  mais  eapable  eependanl  di;  plcuicr  l'aban- 
don. Son  amour,  on  le  comprend  sans  peine,  est  plutôt  dans  sa 
teie  (jue  dans  son  cœur;  c'est  un  type  c.n  se  rencontre  assez 
souvent ,  et  (jue  Sainte-Beuve  a  lidelemenl  reproduit  d'après  na- 
ture. Sans  doute  M""'  de  R.  n'est  pas  digne  de  lutter  dans  le  cœur 
d'Amaury  avec  Amélie  ou  M™""  de  Couaën.  Mais  pour  l'irrésolu  vo- 
luptueux c'est  une  occasion  naturelle  d'oublier  son  second  amour 
comme  il  avait  oublié  le  premier;  et  c'est  pourquoi  il  faut  remer- 
cier l'auteur  de  l'avoir  placée  près  des  deux  autres. 

Amélie,  pour  un  homme  familier  aux  secrets  de  l'amour,  repré- 
sente le  bonheur  paisible,  sans  lutte,  sans  péripétie,  l'amitié  dans 
l'amour,  la  sérénité  des  jours  pareils  et  prévus.  M™'  de  Couaën 
résume  idéalement  l'amour  romanesque,  mêlé  de  larmes  sanglantes 
et  de  célestes  sourires;  la  possession  de  M"""  de  II...  ne  serait  tout 
au  plus  qu'une  aventure  de  quel<]ues  semaines. 

Entre  ces  trois  amours,  Amaury,  on  le  voit  bien,  préfère  le 
s:cond,  le  plus  grand ,  le  plus  difficile.  Mais  il  recule  devant  le 
danger  et  n'offre  pas  le  combat.  Le  cœur  d'Amélie  se  laisse  trop 
facilement  pénétrer  et  n'offi-e  pas  à  son  avide  curiosité  assez  d'é- 
lémens  d'excitation.  Et  puis  pour  l'obtenir  il  faudr-ait  s'engager 
sans  retour,  et  le  voluptueux  ne  veut  pas  même  engager  le  lende- 
main. M"""  de  R...  ne  refuse  pas  de  se  livrer.  Mais  elle  veut  être 
dignement  gagnée  et  s'accommoderait  mal  d'un  cœur  partagé.  Elle 
surprend  dans  le  cœur  d'Aniaury  deux  hnages  rivales  de  la  sienne, 
et  qui  rendraient  son  règne  impossible.  Elle  ne  peut  pas  se  mé- 
prendre sur  les  vrais  sentimens  de  l'homme  qu'elle  a  distingué.  Elle 
devine  son  hésitation  et  ses  lâchetés.  Elle  serait  folle  vraiment  de 
céder  à  des  attaques  si  mal  conçues  et  si  mal  poursuivies. 

Ces  trois  amours  sont  décrits  dans  le  roman  de  Sainte-Beuve 
avec  une  exquise  délicatesse. 

Un  jour  ces  trois  femmes  se  rencontrent,  cl  sans  plaintes,  sans 
récriminulions,  sans  aveu,  elles  conipi\*uncnt  la  secrète  rivalité  qui 


POÈTES  El'  ROMANCIERS  FRANÇAIS.  ±2} 

les  sépare;  ce  jour-là  est  un  jour  décisif  pour  Aniaury.  Témoin 
(le  ces  trois  douleurs  qu'il  a  faites,  il  s'aflïijjo  et  s'apitoie  sur  lui- 
même,  il  maudit  sa  misère  et  son  inlirmiié.  Il  s'éloijjne  avec  un 
effroi  religieux  de  ces  trois  plantes  flétries  au  souffle  de  son  amour 
impuissant.  Il  se  retire  de  la  vie  oii  il  n'a  plus  de  rôle  à  jouer,  il 
se  réfugie  en  Dieu;  et  pour  que  rien  ne  manque  au  châtiment  de 
sa  lâcheté,  à  peine a-t-il  été  ordonné  prêtre,  qu'il  assiste  aux  der- 
niers momcns  de  M'""  de  Couaén  ;  il  récite  sur  sa  dépouille  la 
prière  des  morts  et  renvoie  au  ciel  cette  ame  dont  il  n'a  pas  voulu. 

Il  y  a  dans  tout  ceci  une  haute  moralité.  Celte  histoire  très 
simple  aboutit  à  une  conclusion  lumineuse,  à  un  enseignement 
sévère,  à  une  leçon  évidente  :  /Vmaury  manque  sa  destinée  faute 
d'avoir  voulu. 

Aimer,  savoir,  qu'est-ce  après  tout  sans  ia  volonté?  Une  occa- 
sion de  vivre,  mais  non  pas  la  vie  elle-même.  Vérité  simple,  et  que 
beaucoup  pourtant  révoquent  en  doute  ou  ne  soupçonnent  pas. 

Si  j'ai  négligé  dans  cette  rapide  analyse  toute  la  partie  locale  et 
historique  du  roman;  si  j'ai  omis  le  portrait  de  M.  de  Couaén, 
celui  de  M"""  de  Cursy,  celui  de  George  Cadoudal,  c'est  que  ces 
trois  figures  ne  sont  pas  sur  le  premier  plan  du  tableau,  c'est 
(ju'elles  servent  plutôt  à  l'encadrement  de  l'action  qu'à  l'action  elle- 
même,  c'est  que  dans  la  destinée  d'Amaury  ces  trois  noms  sont 
plutôt  des  accidens  que  des  ressorts. 

L'épilogue  tout  entier  est  magnifique  d'élévation,  d'abondance 
et  de  verve.  Dès  qu'Amaury,  en  expiation  de  sa  jeunesse  livrée  aux 
vents  capricieux  de  la  volupté,  pour  racheter  ses  années  perdues, 
a  choisi  la  prière  comme  un  dernier  et  inviolable  asile,  comme  un 
rocher  inexpugnable,  et  (|ue  les  flots  du  monde  baignent  incessam- 
ment sans  jamais  l'ébranler,  il  se  i-égénère  et  se  relève,  il  se  re- 
nouvelle et  se  transfigure;  le  voluptueux  redevient  homme. 

Le  style  de  ce  roman  participe  des  (pialités  habituelles  à  l'au- 
teur. La  grâce,  la  pureté  qui  lui  sont  familières  se  retrouvent  dans 
ce  livre.  Mais  il  y  a  lieu,  je  crois,  à  faire  quehjues  remarques  techni- 
ques sur  la  trame  intérieure  du  langage  appliqué  au  récit  et  en 
[Kirticulier  au  roman. 

La  forme  choisie  par  l'auteur  admet,  je  le  sais,  toutes  les  varié- 
lés,  toutes  les  nuances  du  style,  dépuis  le  fan»}licr  jusqu'au  lyi'iquc. 


2^  Kl  \  I  I    m  >  itr.i  \   MdMii  s. 


drpuis  le  î>iiii|»If  <  t  le  iiti  jiis<|irà  l'cpiciiic  .1  :iii  |>ilturc.s(jiic.  Mais 
ne  coiivionl-il  pas  de  iiieiia{;er  sui^fiieuMîiucnl  la  iraiisilioii  d'une 
nuance  à  l'aiiire?  D.ins  la  succession  même  des  nuances  n'y  a-l-il 
pas  une  loi?  Et  celle  loi,  quelle  esl-elle?  iN'esl-ce  pas  la  subrieté? 
La  nuance  1\  ri(]ue  en  patlicnlier  ne  doit-elle  pas  se  prodiiireavec  une 
avarice  refhrliic?  I!t  s'il  aiiive  (|u'elle  se  i-e|)ande  avec  une  abon- 
dance luvui'iante,  n'enlaclie-l-elle  |)as  de  mes(|uinerie  et  de  nudité 
les  nuances  voisines  et  plus  simples?  Pour  hî  récit,  par  exemple,  ne 
serait-il  pas  utile  de  s'inleidire  les  imajjes  fi<'(|uenlcs  et  viv(;ment 
accusées?  Ne  faul-il  pas  léserver  les  similitudes  pour  la  i)einluie 
du  paysage,  les  symboles  pour  la  révélation  du  monde  intérieur, 
qui,  sans  le  secours  de  la  poésie,  ne  pourrait  jamais  s'éclairer  que 
d'un  jour  incomplet? 

Chacune  de  ces  questions  est  grave  et  ne  se  résout  pas  à  la 
course.  Aussi ,  en  les  laisanl,  nous  éprouvons  le  besoin  de  les  justi- 
fier. Parfois  il  nous  a  semblé  que  les  pages  les  plus  belles  de  ce 
livre  gagneraient  singulièrement  à  se  sim|)lilier.  Il  y  a  dans  une 
œuvre  de  longue  haleine  une  perspective  poétique  dont  il  faut  tenir 
compte.  La  condensation,  utile  dans  une  ode,  et  qui  s'accommode 
volontiers  du  mouvement  des  strophes,  ne  convient  pas  toujours  à 
la  prose  du  roman;  souvent  le  style  trop  chargé  d'images  plie  sous 
le  faix,  et  ralentit  la  pensée.  La  diffusion,  en  atténuant  la  crudité 
des  couleurs,  ajoute  à  l'harmonie  de  la  composition ,  et  rend  la  lec- 
ture à  la  fois  plus  rapide  et  plus  facile. 

Mais  s'il  est  nécessaire  au  romancier  d'apporter  dans  l'emploi 
des  images  d'infinis  ménagemens,  il  doit  éviter  avec  un  soin  pareil 
de  les  briser  en  les  variant,  de  les  obscurcir  en  les  superposant. 
Or  je  dois  déclarer  franchement  que  Sainte-Beuve  a  plusieurs  fois 
mérité  ce  reproche.  Il  lui  arrive  de  choisir  des  images  dans  des 
ordres  de  pensées  souvent  très  distans  l'un  de  l'autre,  et  de  mettre 
une  comparaison  abstraite  à  côté  d'une  comparaison  visible;  de 
cette  sorte  la  première  perd  son  autorité  ,  et  la  seconde  sa  grâce. 

Et  puis  il  répugne  généralement  à  continuer,  à  soutenir  la  si- 
militude qu'il  a  choisie;  on  dirait  qu'il  craint  de  la  puériliser  en  la 
déroulant.  Les  nombreux  exemples  qu'il  a  sous  les  yeux  expliquent 
sa  frayeur,  mais  ne  la  justifient  pas;  sans  doute  il  est  arrivé  de  nos 
jours  à  des  artistes  emincns  d  abuser  du  style  visible,  et  de  parfiler 


POKTLS    Kl     K()MA\(.IKllS    FKAi>ÇAlS,  ±JÔ 

leur  pensée  au  point  de  la  rendre  insaisissable.  C'était  de  leur  part 
une  grande  faute  d'entamer  le  tissu  à  force  de  l'amincir  pour  l'é- 
tendre ;  mais  le  danger  peut  être  évité ,  et  Sainte-Beuve  mieux  que 
personne  connaît  le  moyeu  de  n'y  pas  succomber. 

Cette  brièveté  volontaire  dans  les  similitudes,  en  multipliant  les 
facettes  et  les  tons  du  style,  lui  ôte  une  partie  de  son  unité.  La 
prose  prend  alors  un  aspect  chatoyant  qui  fatigue  l'œil  et  déroute 
l'altenlion.  Au  lieu  d'un  métal  poli  (|ui  réfléchirait  la  lumière  en  la 
brisant  sous  des  angles  simples  et  prévus ,  nous  avons  un  métal 
capricieusement  taillé,  où  les  rayons  se  croisent  en  mille  routes. 

Ces  reproches  que  nous  croyons  sérieux  s'expli(iuent  par  une 
disposition  particulière  à  l'esprit  de  Sainte-Beuve.  En  présence  de 
sa  pensée  comme  devant  les  caractères  qu'il  étudie,  sa  curiosité  tient 
du  tressaillement;  il  aperçoit  du  même  coup  plusieurs  faces  di- 
verses ,  également  éblouissantes,  et  qui  le  séduisent  avec  une  égale 
puissance;  tantôt  c'est  le  côté  sensuel,  tantôt  c'est  le  côté  idéal. 
Dans  son  ardeur  mobile,  il  ne  choisit  pas  assez  délibérément  le 
côté  qu'il  veut  peindre,  et  comme  un  eni^mt  placé  entre  deux  fruits 
également  dorés,  il  va  de  l'un  à  l'autre ,  sans  se  décider  pour  l'idée 
à  l'exclusion  de  l'image,  ou  pour  l'image  à  l'exclusion  de  l'idée. 
Cette  disposition  est,  dans  l'ordre  intellectuel ,  quelque  chose  qui 
correspond  assez  bien  au  chatoyement  du  style ,  dans  l'ordre  litté- 
raire. 

Malgré  ces  chicanes ,  qui  sans  doute  sembleront  niaises  au  plus 
grand  nombre,  à  force  d'être  subtiles  et  procédurièrciment  déduites, 
Volupté  est  un  beau  livre ,  et  comme  il  s'en  lah  peu  dans  ce  temps- 
ci,  un  livre  plein  de  substance,  nourri  de  pensées  et  surtout  do  scn- 
timens  vrais,  surpris  sur  la  nature,  étudiés  avec  une  précision  médi- 
cale ;  c'est  un  livre  liumain  où  ruisselle  le  sang  des  blessures,  oii  l'ar- 
lisle  a  laissé  les  lambeaux  do  son  cœur,  comme  la  brebis  les  lam- 
beaux de  sa  toison  dans  la  haie  qu'elle  franchit. 

Gustave  Planche. 


DERNIÈRE 


RÉVOLUTION  DU  PÉROU 


Vous  m'avez  souvent  prié,  mon  ami,  de  tenir  la  Revue  au  cou- 
rant (les  affaires  politiques  de  ce  i)ays,  et  depuis  bientôt  huit  ans  que 
je  l'habite,  c'est  la  premièi-e  fois  que  je  réponds  à  vos  désirs. 
Depuis  ces  huit  ans,  en  effet,  sauf  (juelques  démêlés  avec  nos 
voisins  de  la  Colombie  et  deBolivia ,  démêlés  qui  n'altéraient  en  rien 
notre  repos  à  l'intérieur,  nous  avons  joui  d'une  tranquillité  pas- 
sable. L'apathique  Lima ,  engourdie  sous  son  ciel  toujours  serein  , 
tout  entière  à  ses  jouissances  sensuelles  qui  en  ont  fait  la  Gomorrhe 
de  l'Amérique,  pouvait,  à  la  distance  où  vous  en  êtes,  paraître 
sage  et  heureuse  en  comparaison  de  ses  sœurs  les  autres  républi- 
(|ues.  3Iais  aujourd'hui  son  tour  est  venu  :  le  démon  de  l'anarchie, 
(jui  a  élu  son  domicile  à  Buenos-Ayres  et  au  Mexique  ,  est  en  ce 
moment  au  milieu  de  nous,  et  Dieu  sait  quand  il  nous  quittera.  En 
vous  racontant  nos  exploits,  je  ne  crains  qu'une  chose,  c'est  que 
vous  n'y  preniez  nul  plaisir  :  nos  héros  sont  de  très  chétifs  person- 
nages ;  ils  n'ont  rien  à  s'envier  les  uns  aux  autres  en  fait  de  talens 
et  de  patriolisnje,  et  vous  ignorez  probablement  jusqu'à  leurs 
noms.  Nos  armées  et  leur  valeur  sont  aussi  à  la  taille  de  nos  héros. 


DERMÈnE    nÉVOLUTIO?»    DU    PEROU.  2!i^ 

<*l  la  masse  de  la  nation  à  celle  de  nos  armées.  Mais  dussicz-vous 
siflkr  au  lieu  d'applaudir,  j'entre  en  matière,  et  je  serai  aussi  bref 
que  possible. 

En  I8:il) ,  nous  étions  en  ffucrre  avec  la  Colombie  au  sujet  de  nos 
frontières  dans  le  nord,  et  la  présidence,  occupée  par  le  {jénéral 
Lamar,  allait  être  vacante  aux  termes  de  la  constitution;  le(>énéral 
Gamarra,  qui  commandait  l'armée,  entrevit  la  possibilité  d'atteindre 
à  ce  poste  élevé  en  sacrifiant  sa  patrie  à  l'ennemi.  Par  un  traité 
secret,  il  s'engagea  à  livrer  l'armée  péruvienne  à  Bolivar,  sous 
la  condition  que  celui-ci ,  maître  une  seconde  fois  de  la  destinée 
du  Pérou,  relèverait  au  pouvoir  suprême.  Ce  marché  infâme  fut 
exécuté  fidèlement  des  deux  côtés.  Un  traité  de  paix  honteux 
ayant  mis  le  congrès  du  Pérou  sous  l'influence  colombienne ,  Ga- 
marra fut  élu  président  le  20  décembre  de  la  même  année,  et  en 
même  temps  le  poste  de  vice-président  fut  confié  au  général  La 
Fuente. 

Le  premier  n'était  pas,  comme  vous  devez  bien  penser,  d'hu- 
meur à  se  dessaisir  paisiblement ,  après  trois  années  de  jouissance, 
d'un  pouvoir  qu'il  avait  acheté  au  prix  de  l'honneur.  Dès  son 
installation,  il  forma  le  projet  de  rendre  son  autorité  viagère  en 
d('pit  ûc  l'opinion  publique  pour  laquelle  il  affectait  le  plus  profond 
mépris.  Son  premier  soin  fut  de  s'assurer  du  dévoûment  absolu  de 
l'armée  en  peuplant  ses  rangs  d'officiers  disposés  à  obéir  à  ses 
moindres  caprices.  Tout  ce  qu'il  y  avait  d'hommes  recommandables 
par  leur  moralit('  et  leurs  anciens  services  fut  renvoyé  dans 
ses  foyers  et  remplacé  par  des  Espagnols  dont  la  présence  était 
à  peine  tolérée  dans  le  pays,  et  par  des  individus  choisis  dans  une 
classe  d'hommes  très  nombreuse  à  Lima,  classe  sans  honneur, 
perdue  de  dettes  et  de  débauches,  et  prête  à  tous  les  crimes.  Ga- 
marra trouvait  au  besoin  des  sicaires  parmi  ses  officiers.  Un  impri- 
meur lui  ayant  déplu,  cinq  cnUmeh,  déguisés  en  gens  du  peuple, 
l'arrachent  de  son  domicile,  l'entraînent  hors  des  murs  de  la  ville 
et  le  poignardent  de  sang-froid,  l^ir  cette  manière  d'exercer  la 
censure,  jugez  du  reste.  Pour  s'assurer  encore  davantage  de  ses 
créatures ,  Gamarra  avait  organisé  une  espèce  de  loge  ma(;onni(|ue 
N')ù  chacun  des  affili("S  s'engageait  par  serment  à  le  maintenir  au 
pouvoir,  moyennant  quoi  le  président  devait,  son  autorit»-  affermie, 


!^i^»  REVL'K    bKS    liLl  \     NniM)K>>. 

leur  ili^lribiii'i  les  emplois  K-s  plus  cli'vi's  di;  1  ailiiiiiiisli'.Uiou  cU 
(lo  Tanm-o.  Non  roiiUMil  ck'  cela,  el  ciai{;iiaiit  i'opixjsiliuii  des  lia- 
hitaiis  (le  la  nIIIi',  il  dirijje  sur  Cu/.tu  tout  le  nialéiiel  de  la  repu- 
hliijuo  v{  vu  l'ait  une  esp('C(Mrarsriial,d('slinL'  à  lui  servir  de  reiilre 
d'opérations  dans  le  cas  où  il  laudt  ail  drlVndrc  son  usurpation  lu- 
ture  à  main  armée. 

Gamarra  était  adniiraltlement  secondé  par  sa  femme,  (pii  à  elle 
seule  en  faisait  autant  que  tous  ses  partisans  ensemble  pour  le 
mainlonir  a  son  poste.  Dona  Francisea  Subiafja ,  ou  sim|)l('menl 
Dona  Panchita,  comme  on  l'apix-lle  ici,  est  une  jeune  et  jolie 
femme  qui,  dans  des  temps  moins  prosaïques,  eût  fourni  matière  à 
plus  d'un  roman.  Irritable  et  nerveuse  à  l'excès  ,au  point, dit-on, 
d'être  sujette  à  des  attaques  du  mal  caduc ,  cette  inlirmile  donne  à 
sa  physionomie  une  expression  de  lanjjucur  qui  séduit  tous  les 
jeunes  officiers,  dont  les  hommages  ne  l'entourent  pas  toujours  en 
pure  perte.  Malgré  son  rang,  il  n'est  pas  rare  de  la  rencontrer 
à  pied  dans  les  rues,  vêtue  de  la  saya  qui  presse  sa  taille  flexible, 
et  la  figure  coquettement  voilée  du  rebozo,  à  l'exception  d'un  œil 
dont  elle  joue  avec  un  charme  tout  particulier.  Dans  ce  costume 
agaçant ,  elle  aime  à  attacher  à  ses  pas  l'étranger  novice  qui  ne  sait 
encore  reconnaître  les  femmes  de  Lima  à  leur  seule  démarche  ; 
elle  l'entraîne  sur  ses  traces  jusqu'au  palais  qu'elle  habite,  dé- 
couvre tout  à  coup  sa  figure,  et  rentre  dans  ses  appartemens 
en  riant  aux  éclats  du  malheureux  mystifié.  Dona  Panchita  est 
en  outre  une  écuyère  intrépide;  elle  n'a  point  de  rival  à  Lima 
pour  le  tir  du  pistolet,  la  danse  du  huachambe  et  la  guitare; 
enfin ,  en  fait  de  révolutions ,  voici  un  échantillon  de  son  savoir- 
faii-c  :  elle  avait  à  se  plaindre  du  vice-président  La  Fuentc  qui  ne  se- 
condait pas  ses  projets  comme  elle  l'eût  désiié.  Au  mois  d'avril  1851 , 
elle  profile  de  l'absence  de  son  mari  qui  était  alors  dans  l'intérieur, 
se  met  en  personne  à  la  tête  d'un  régiment  dont  le  colonel  lui  était 
entièrement  dévoué ,  et  marche  sur  le  palais  du  gouvernement  où 
La  Fuente  ne  s'attendait  à  rien.  Le  pauvre  vice-président  est 
pris,  conduit  à  bord  d'un  brick  de  guerre  en  rade  du  Callao,  et 
dona  Panchita  s'installe  en  son  lieu  et  place.  Pendant  quelques 
jours,  la  république  eut  la  satisfaction  d'avoir  une  présidente  au 
lieu  d'un  président. 


DF.RMKRK    HF.VOLUTION    DU    l'KKOU.  ±i7 

Je  reviens  à  Gamarra.  Tous  les  actes  ostensibles  et  secrets  de 
son  administration  mettaient  de  plus  en  plus  en  évidence  ses  pro- 
jets ambitieux.  L'époque  de  l\'\piration  de  son  pouvoir  appro- 
chait; mais  avant  d'employer  la  violence,  il  crutdcvoir  recourir  aux 
formes  légales  pour  se  maintenir  en  place.  Une  première  tentative 
de  séduction  sur  les  collèges  électoraux  ayant  échoué ,  quoique 
tous  les  moyens  imaginables  eussent  été  mis  en  jeu,  il  feignit  tout 
à  coup  d'être  las  de  la  présidence,  et  fit  mettre  en  avant  par  ses 
journaux  le  général  Bermudez  comme  le  seul  homme  capable  de 
lui  succéder.  Cette  manœuvre  trompa  d'abord  quelques  esprits 
peu  clairvoyans;  mais  on  apprit  bientôt  que  ce  général,  satisfait 
du  vain  titre  de  président,  s'engageait  à  abandonner  à  son  patron 
le  commandement  de  toute  l'armée,  c'est-à-dire  en  réalité  le  pou- 
voir tel  que  l'avait  exercé  Bolivar  pendant  son  st-jour  au  Pérou. 
Bermudez,  qui  jusque-là  avait  été  assez  bien  vu  du  public,  devint 
sur-le-champ  aussi  impopulaire  que  Gamarra.  Tous  deux  néan- 
moins, trompés  par  leurs  flatteurs,  parurent  ne  pas  douter  du 
succès  deleui's  projets,  et  attendirent,  sans  commettre  de  violen- 
ces, la  réunion  de  la  convention,  qui  eut  lieu  au  mois  de  décembre 
de  l'année  dernière. 

Plusieurs  des  membres  de  cette  assemblée  ayant  à  leur  tète 
M.  Luna-Pizarro,  qui  la  présidait  et  était  en  même  temps  le 
chef  de  l'opposition,  ayant  montré  des  scntimcns  d'indépendance, 
Gamarra  alarmé  crut  d'abord  prudent  de  restreindre  ses  attribu- 
tions au  pouvoir  de  réviser  la  constitution  ,  ce  qui  lui  permettait 
de  rejeter  toute  nomination  contraire  à  ses  intérêts;  mais  aupara- 
vant il  sonda  le  terrain.  Les  députés,  de  leur  côté,  dissimulèrent 
et  promirent  tout  ce  qu'il  voulut,  en  ayant  soin  d'informer  M.  Luna- 
Pizarro  des  manœuvres  dont  ils  étaient  l'objet.  Gamari-a,  trompé 
par  ces  promesses  mensongères,  crut  la  majorité  assurée  à  Ber- 
mudez. Par  une  dépêche  ofHcicUe ,  il  reconnut  à  la  convention  le 
droit  de  lui  désigner  un  successeur,  et  l'invita  à  procéder  à  cette 
nomination.  Tout  se  passa  avec  ordre  et  dignité;  l'assemblée  s'en- 
toura de  toutes  les  formes  légales,  afin  d'enlever  jusqu'au  moindre 
prétexte  à  la  malveillance,  et  le  20  dc'cemlire,  le  général  Obregoso 
fut  élu  à  une  majorité  considérable. 

Se  vovant  ainsi  joués ,  Gamarra  et  ses  amis  devinreni  furieux  : 


±i8  UKvrE  DES  ntix  mondes. 

les  plus  di'lci'inincs  (le  (ciix-ii  Noiil.iicni  s'opposor  à  l'insialhiiion 
(lu  nouveau  prosidout;  mnis  riiidcrisiou  do  leur  clicf  s'y  opposa. 
Il  crut  possiMf  de  faire  acce[)l(r  a  Olucffoso  les  mêmes  conditions 
qu'il  avait  imposas  à  Hcrmude/ ,  <l  (|u'eflVayé  des  danf^ers  de  sa 
position,  il  consentirait  à  se  contenter  de  l'oniltre  du  pouvoir. 
Obre{joso  s' ('tant  montre;  récalcitrant,  sa  mon  futri-solue,  et  l'exé- 
cution du  complot  fixée  au  ô  janvier  de  cette  année.  La  situation 
du  nouveau  pnisident  ('lait  des  plus  criti(jues;  il  avait  pour  lui  la 
partie  la  plus  saine  de  la  population  et  la  convention;  mais  la  ma- 
jeure partie  de  l'armc-e  était  à  ses  adversaires,  qui  occupaient  en 
outre  le  Callao  qu'on  peut  re.jjarder  comme  la  clef  de  Lima.  Ohrc- 
{^foso  usa  de  ruse  :  le  jour  même  où  les  conjurés  devaient  l'assas- 
siner, il  invite  à  dîner  le  colonel  commandant  la  (garnison  du  Cal- 
lao, et  sous  prétexte  de  lui  parler  d'affaires  en  particulier,  l'engajje, 
au  sortir  de  table,  à  faire  une  promenade  en  voiture.  Arrivés  à 
moitié  chemin  du  Callao,  dont  le  cocher  avait  pris  la  route  suivant 
les  habitudes  de  son  maître,  Obregoso  tire  un  pistolet  de  sa  poche 
et  menace  le  colonel  de  lui  brûler  la  cervelle,  s'il  ne  lui  livre  à  l'in- 
stant la  forteresse  et  ne  le  fait  reconnaître  par  les  troupes  de  la 
(][arnison.  Le  colonel,  tremblant  de  frayeur,  fit  tout  ce  qu'il  voulut. 
Obregoso,  maître  de  la  place,  changea  sur-le-champ  tous  les 
officiers  dévoués  aux  conjurés,  et  attendit  les  évènemens  de  la 
nuit. 

Lorsque  la  nuit  fut  venue,  les  conjurés  se  rendirent  au  palais 
pour  accomplir  leurs  projets,  et  apprirent  là  ce  qui  venait  de  se 
passer.  Comptant  encore  sur  les  troupes  du  Callao ,  ils  espérèrent 
qu'elles  leur  livreraient  le  pnisideni;  mais  ils  furent  détrompés 
le  lendemain,  et  ils  résolurent  d'entreprendre  le  siège  de  la  forte- 
resse. 

Bermudez  prit  le  titre  de  chef  suprême  de  l'état;  la  convention 
fut  chassée;  plusieurs  de  ses  membres  furent  poursuivis,  toutes 
les  presses  mises  sous  séquestre ,  et  la  calomnie,  s'ouvrant  un 
diamp  libre,  accusa  le  général  Obregoso  d'avoir  voulu  livrer  le 
Pérou  à  l'étranger. 

Le  peuple  de  Lima  protesta  par  son  silence  contre  une  aussi 
flagrante  violation  des  lois  du  pays,  et  partout  l'opinion  publique 
se  montra  unanime  en  faveur  du  général  Obregoso. 


1>ERMÈKE    RFVOI.UTIOM    UL    l'ÉUOU.  ti:^!) 

Celui-ci,  maître  delà  mer,  arma  (|uel(iu(!S  bàtimens  mnrcliantls 
(îl  déclara  en  état  de  blocus  tous  les  points  de  la  côte  où  l'autorité 
de  Bermudez  et  de  Gamarra  était  reconnue  :  les  hommes  actifs 
ot  entreprenans  s'('clia])pèrent  de  la  capitale  pour  se  joindre  au 
nouveau  pi'ésident,  cl  bientôt  il  se  vit  en  état  d'cnvoyci'  sur  la  côte 
un  détachement,  alin  d'y  lever  un  corps  de  troupes  et  [;èner  de  ce 
côté  les  communications  de  Lima  avec  l'intérieur. 

Gamarra  partit  aussitôt  à  la  tète  de  quatre  cents  hommes  de  ses 
meilleurs  soldats,  pour  dissiper  cet  orage  et  faire  sa  jonction  avec 
une  compa{jnie  d'infanterie  exposée  à  être  surprise  par  l'ennemi. 
L'opinion  publique  se  prononça  partout  contrôla  révolte,  des 
f;uerillas  s'orjjanisèrent  sur  toutes  les  routes  dans  le  voisinage  de 
la  capitale,  et  les  communications  de  Gamarra  avec  Bermude/.  se 
trouvèrent  ainsi  interceptées.  Le  27  janvier,  le  bruit  se  répandit  en 
ville  que  le  premier,  trahi  par  un  de  ses  officiers ,  avait  été  livré  au 
général  commandant  les  forces  constitutionnelles  à  Iluacho.  Bcr- 
mudez  était  depuis  plusieurs  joui's  sans  nouvelles  de  son  complice. 
Le  28  au  matin,  une  désertion  considérable  a  lieu  du  camp  des  in- 
surgés à  la  citadelle  du  Callao  ;  vers  deux  luxures ,  le  fort  se  pavoise 
et  fait  un  salut;  ne  sachant  comment  cxpli(|uer  ces  signes  de  ré- 
jouissance, Beimudcz  ne  doute  plus  du  malheui"  de  Gamarra,  et 
craignant  sans  doute  de  partager  son  sort,  ou  de  se  voir  entière- 
ment abandonné  par  ses  troupes,  il  se  résout  brus(|uemcnt  à  lever 
le  siège ,  à  évacuer  la  capitale  et  à  se  retirer  dans  l'intérieur. 

Il  se  rend  au  camp  pour  donner  ses  oidres  et  faii-e  les  prépara- 
tifs d(î  son  départ  :  le  chef  d'('tat-major  reste  au  palais  avec  nv.c. 
trentaine  d'hommes  à  la  garde  des  équipages.  Vers  cinq  heures 
du  soir,  la  foule,  attirée  par  la  (^uriosité,  se  pressait  devant  la  porte  : 
plusieiH's  mécontens  manifestaient  par  des  huées  et  des  sifflets  l'im- 
po[)ularité  des  troupes  et  de  leurs  chefs.  Fatigué  de  ces  cris  impoi-- 
luns,  roflicier  de  garde  croit  les  étouffer  par  un  coup  de  fusil  ;  il 
ordonne  de  faire  feu  sur  le  peuple,  et  un  enfant  tombe  grièvement 
blessé.  L'exaspération  arrive  à  son  comble,  et  chacun  s'anime  pour 
repousser  une  aussi  bruialeagression.  Je  me  trouvais  alors  avec  cinq 
compatriotes  près  de  la  fontaine  de  la  place;  les  soldats,  montés 
sur  le  toit  du  palais,  dirigeaient  leur  feu  de  tous  côtés.  Nous  crûmes 
le  moment  venu  de  nous  armer  pour  notre  propre  sûreté;  je  fus 
To«r.  tu.  !5 


ilO  IlKVL'L    I»i:s    Dl.l  X    .M(».\UI-->, 

i)l»li;;r  de  ilcsccrulic  le  ptiiii  cl  tic  le  remonter  avec  mon  fusil, 
sans  aulic  munition  (ju'uno  seule  ear-touche,  sous  le  feudu  lialcoii 
(lu  palais;  lieuivusemenl  j'en  fus  <|iiillc  |>onr  le  hniil  des  l);illes 
<|iii  inc  sirilèrcnl  au\  oreilles.  Deux  Français  arrivèrent  les  pre- 
miers sui- la  |)laee  avec  un  Aujérieain  du  Nord,  cl  rc|)ondir'enl 
au  feu  (jue  les  soldats  eonlinuaient  du  haut  du  palais.  I.es  Linié- 
niens,  excités  |>ar  l'exemple  d'elranf|ers,  qui  exposaient  leurs 
jours  pour  les  défendre,  volèrent  aux  armes,  et  la  fusillade  de- 
vint i)Ins  vive.  La  résistance,  à  laquelle  il  manqua  un  chef  pour 
l'or.ijaniM'r,  s't-tablit  sur  les  toits,  sur  les  balcons,  et  la  division 
de  lîernuidez.,  forte  de  six  cents  hommes,  eut  à  soutenii-  un  feu 
roulant  pour  traverser  la  ville,  prendre  ses  é((uipa,|res  et  repartir. 
L'obscurité  de  la  nuit  et  le  défaut  d'ordre  lendiienl  celle  petite 
{juerie  plus  bruyante  que  meurtrière  ;  néanmoins  il  y  eut  une  vin{j- 
taine  de  morts  et  plus  de  cent  blessés.  Les  Liméniens,  tout  fiers 
du  bruit  (juc  nous  avons  fait,  se  croient  autant  de  héros;  il 
n'est  point  d'éloges  qu'ils  ne  donnent  à  notre  courage  et  à  notre 
dévouement;  les  chaires,  les  journaux,  les  places  publiques, 
tout  retentit  d'actions  de  grâces  en  faveur  des  étrangers.  Mais 
je  crains  bien  qu'une  fois  le  danger  et  la  peur  évanouis,  le  naturel 
ne  revienne  au  galop,  et  que  nous  ne  soyons,  comme  auparavant , 
que  des  étrangers  entachés  du  vice  originel  pour  lequel  le  Péru- 
vien ne  connaît  pas  d'eau  lustrale.  Quoi  qu'il  en  soit,  une  aussi 
forte  secousse  développa,  chez  cette  population  sans  énergie, 
un  enthousiasme  dont  le  gouvernement  aurait  pu  tirer  les  plus 
grandes  ressources.  Au  lieu  d'en  profiter,  le  général  Obregoso, 
entouré  de  peureux,  ne  se  crut  en  sùrelé  à  Lima  qu'après  que 
Bermudez  et  Gamarra ,  tous  deux  échappés ,  furent  arrivés 
de  l'autre  côté  de  la  Cordillère,  le  premier  à  Tarma  et  le  second  au 
Cerro  de  Pasco,  qu'il  frappa  d'une  contribution  extraordinaire 
de  400,000  fi'.  et  d'une  réquisition  considérable  de  draps. 

Au  lieu  de  poursuivre  l'ennemi  avec  vigueur,  tout  retomba  ici 
dans  la  tranquillité  la  plus  profonde;  sans  la  paralysation  du  com- 
merce, sans  l'interruption  de  nos  relations  avec  l'intérieur,  nous 
aurions  cru ,  à  l'altitude  du  gouvernement,  que  la  paix  régnait  dans 
le  pays.  Il  n'en  était  malheureusement  pas  ainsi  :  chaque  jour  ap- 
portait la  nouvelle  de  la  défection  des  troupes  sur  tous  les  points 


oi-.nMKur.  UKVoi.i  TioN  nu  i'Ép.ou.  :27A 

de  la  république;  ce  plan  de  révolte  on  |)liJtôt  de  domination,  com- 
biné depuis  plusieurs  années,  était  tellement  bien  arrêté,  qu'à 
l'exception  de  trois  cents  hommes  de  cavalerie,  toute  l'armée  s'est 
prononcée  en  faveur  de  la  rébellion,  et  le  général  Nieto  est  le  seul 
de  l'immense  étal-major  du  Pérou  qui  aitenti'cprisde  défendre  les 
lois  de  son  pays  sans  arrière-pensée  et  sans  ména^jenient. 

Le  Cuzco,  où  existe  le  matéi-iel  de  la  république ,  Puno,  Avacu- 
cho,  Truxillo,  tout  le  pays  se  déclarait  contre  l'autorité  léjjale,  et 
le  gouvernement  paraissait  attendre  que  le  ciel  fit  un  nouveau  mi- 
racle en  sa  faveur,  lorsque  heureusement  le  général  Bliller  arriva. 
Il  ne  voulut  point  s'arrêter  à  Lima,  et  se  mit  aussitôt  en  route, 
à  la  recherche  de  l'ennemi ,  avec  une  compagnie  d'infanterie  forte 
de  cent  sept  hommes  et  de  ,ingt-cinq  chevaux;  il  fallut  bien  alors 
songer  à  soutenir  le  général  Miller,  et  les  opérations  du  gouverne- 
ment devinrent  plus  actives.  Par  un  bonheur  inespéré,  une  partie 
des  troupes  qui  marchaient  pour  s'incorporer  avec  Gamarra  se  ran- 
gèrent sous  les  ordres  d'un  oflicier  fidèle ,  qui  les  conduit  au  général 
Miller,  au  moment  oii  je  vous  écris.  Eniin ,  c'est  entre  les  mains  de 
cet  officier-général,  dont  le  corps  d'armée  s'élèvera  bientôt  à  sept 
cents  hommes ,  que  se  trouvent  aujourd'hui  les  destinées  du  pays. 
L'opinion  publique  se  prononce  partout  en  faveur  du  général 
Obregoso;  mais  les  ressources  de  Gamarra  sont  trop  considérables 
pour  que  cette  lutte,  à  moins  d'un  événement  extraordinaire,  se 
termine  avant  six  mois.  ïl  est  à  craindre  au  contraire  que  la 
guerre  civile  n'étende  ses  ravages  sur  ce  malheureux  pays,  ap- 
pelé par  le  caractère  de  ses  habitans  à  ne  jamais  devoir  connaître 
un  aussi  terrible  fléau.  L'Indien  n'abandonne  jamais  son  toit  pa- 
ternel, la  force  seule  peut  l'en  arracher;  traînant  après  lui  sa  femme 
et  ses  enfans,  il  ne  s'attache  jamais  à  son  drapeau ,  il  ne  renonce 
point  à  ses  habitudes  domestiques,  et  lorsque  le  jour  du  licencie- 
ment arrive,  il  rentre  chez  lui  sans  y  porter  le  moindre  souvenir 
de  la  vie  des  camps.  Soldat  intrépide,  il  sert  à  son  poste  sans  que 
rien  puisse  le  lui  faire  abandonner;  si  son  officier,  en  mourant  ou 
en  prenant  la  fuite,  ne  change  pas  sa  consigne  ou  ne  l'enti-aîne 
point  avec  lui,  il  meurt  où  il  a  reçu  l'ordre  de  rester  :  d'une  so- 
briété enfin  sans  exemple,  il  supporte  sans  murmures  des  priva- 
tions et  des  fatigues  auxquelles  nul  soldat  européen  ne  pourrait  ré- 


1*.">'J  KiMi;  i)i;,s  m  i A   mumii.n. 

sisin  .  N  niibjiijit'rtv  ,  »r;n)iTsc(^)>orli";iit  lidric,  sidc  |);ii(il.s  Iiuiiiiiicn, 
riiiiT  les  iii;iiiis(r<»lli(i('rs  (Ic'VoïK's,  ne  soni  |Kis  les  iiicillciirs  inslru- 
mciis  (riiii  (l('S|)<»f(',  cominc  ils  scr;ii('iil  ;m.ssi  les  «iloyciis  les 
plus  |):iisil)l(s  et  les  plus  faciles  à  {jouvei'uer,  sous  un  clicl' fidèle 
exeeuleur  des  lois  de  son  pnys.  Co  n'est  donc  pas  sur  la  population 
(jue  doit  peser  la  responsabilité  de  toutes  ces  révolutions  (jui  nous 
af{itent ;  des  {jeneiaux  sans  gloire  comme  sans  morale  sont  les 
tini(|ues  auteurs  des  désordres  du  pays,  et,  par  un  hasard  élran{je, 
les  partisans  les  plus  chauds,  les  plus  ardens  avocats,  les  plus 
fougueux  prédieans  du  despotisme  militaire,  sont  des  Espagnols 
libéraux,  d'anciens  membres  des  Corlès,  des  employés  du  régime 
constitutionnel,  qui,  renonçant  en  Amérique  à  leur  foi  politique, 
donnent  à  penser  que  le  libérahsmc,  en  Espagne,  est  encore  une 
opinion  de  circonstance  plutôt  qu'une  conviction  profonde,  tel  (ju'it 
commence  à  se  pro[)ager  paimi  nous. 

Nous  autres  étrangers,  noussonmies  an  milieu  de  tout  ceci  dans 
la  position  la  plus  fausse  et  la  plus  fâcheuse  :  les  deux,  partis  en 
ce  moment  aux  prises  ne  nous  pardonneront  pas,  l'un  de  l'avoir 
attaqué,  l'autre  de  l'avoir  défendu.  Si  le  premier  triomphe,  nous 
avons  mille  vexations  à  craindre  de  sa  part ,  sans  compter  les  ven- 
geances privées.  Si  c'est  le  second,  ces  services  qu'on  exalte  au- 
jourd'hui seront  oubliés  demain,  et  la  jalousicinvincible  qui  anime 
les  habitans  contre  nous,  reprendra  sa  violence  accoutumée.  Ceux 
d'entre  nous,  et  le  nombre  en  est  bien  petit,  qui,  ayant  acquis 
quelque  aisance  à  force  de  travail  et  d'industrie,  entrevoyaient  le 
moment  de  revoir  leur  patrie,  ne  savent  plus  aujourd'hui  quand 
ils  pourront  partir. 

Lima,  8  mars  i834. 

L.  A. 


ClllîOiMQliE  l)l-:  l,A  QUINZAINE, 


i5  juillet  iS3,',. 


Depuis  quelques  jours ,  loule  la  Iwauce  a  les  yeux  lournés  sur  l'Ançle- 
ierre.  i\nn-  les  esprits  observateurs,  la  dciiiissiou  et  la  retraite  de  lord  Giey 
étaient  prévues  depuis  long-temps.  On  avait  uièiiie  pressenti  (jue  la  dis- 
cussion au  sujet  de  l'Irlande  motiverait  le  parti  qu'il  vient  de  prendre,  et 
serait  pour  lui  une  occasion  de  sortir  des  embarras  tpril  lui  est  impossible 
de  s;irmouler.  On  se  souvient  sans  doute  du  fameux  meeting  qui  eut  lieu 
après  la  promMI^■aliou  du  bill  de  réiorme  et  (|iie  présida  sir  Fr.  Burdell. 
Là,  eu  présence  d'une  inunenst;  niuUilude  (rdccteurs,  il  fut  jur*'  que  le 
bill  ne  serait  pas,  connue  tant  d'autres,  une  simple  feuille  de  parcbemiu, 
et  les  contractans  se  promirent  solennellement  de  ne  prendre  ni  paix  ni 
relàclie,  et  de  n'en  pas  laisser  au  parlement  et  au  ministère  jusqu'à  l'abo- 
iition  radicale  et  complète  des  dîmes,  des  lois  sur  les  céréales,  de  tous  les 
impôts  qui  pèsent  le  plus  directement  sur  le  peuple  ,  jusqu'à  la  diminu- 
tion de  la  liste  civile,  des  jieusious,  etc.  Ce  paili,  (|ui  n'est  pas  le  parti 
radical,  poursuit  vivement  sa  làclie.  Les  populaliitus  anglaises,  activeuieul 
travaillées  depuis  ipielques  années,  deviennent  cbaquejour  plus  iuipa 
lienles  et  plus  exigeantes,  et  sans  un  élan  de  prospérité  et  de  bien-être 
lout-à-fait  inattendu,  qui  a  eu  lieu  en  Angleterre  vers  l'épociue  de  la  pro- 
nudgaliondu  l)ill,  la  révolution  (|ui  marche  d'ime  manière  si  rationnelle  et 
"^i  graduée,  ne  se  fût  pas  opérée  aussi  pacifiqiicmenl.  On  peut  s'élonncr 


!i">l  HEVLE    :ii:S    DEUX    MUMULS. 

louldois  {\\ni  loiil  (iirv  se  reliif  du  iiiiiiiïlùrc  au  inoiiioiil  mi  la  cuiiclii- 
siou  de  la  t|uadiiiiilo  alliance  semble  préparer  pt)ur  rAiii,'Ielene  une 
posilioM  plus  iullueiile  à  i'txlérieur  (|ue  celle  ipi'elle  a  occuiiée  dans  ces 
<!eiiiières  années.  On  a  fait  beaucoup  (riioiniein-  en  France  à  lord  Grcy 
lie  l'enipressenient  (pi'il  a  mis  à  se  dénu  lire  de  ses  fonctions,  dès  (ju'il  a 
entrevu  la  possibilité  d'être  contredit  par  la  chambre  des  commîmes  au 
sujet  dubill  de  coercition  de  l'Irlande;  mais,  connue  l'a  dit  lui-même  lord 
(jrey,  sa  détermination  part  d'un  molif  plus  ii;rave  encore.  Il  est  vieux  el 
épuisé,  accablé  des  dégoûts  qu'on  lui  suscite,  las  de  luller  cba(pie  jour 
avec  les  affections  personnelles  el  les  habitudes  polilicpies  du  roi;  il  seul 
d'ailleurs  que  le  niomenl  inévitable  de  Irailer  les  !,^randes  questions  popu- 
laires a[)j)roche  ave"  une  rapidité  effrayante,  el  peut-être  la  main  lui 
Uemble-l-elle en  voyant  (piels sacrifices  il  lui  faudrait  faire  ;  car  il  faut  bien 
se  rappeler  que  parmi  les  whigs,  lord  Grey  n'esl  pas  un  honnne  avancé, 
qu'il  esl  dépassé  dans  son  propre  ministère ,  el  que  ses  opinions  politiques 
n'ont  pas  changé  depuis  le  jour  où ,  répondant  en  plein  parlement  au  ro- 
turier Canning,  il  s'écriait:  «Je  n'oublierai  jamais  que  je  suis  un  noble 
d'Angleterre ,  je  ne  cesserai  jamais  de  me  glorifier  de  l'ordre  auquel  j'ap- 
partiens, el  de  défendre  ses  intérêts  contre  tous  les  autres.  »  L'esprit  de 
justice  qui  anime  lord  Grey,  son  noble  caractère,  l'ont  fait  sortir  avec 
lionneur  d'une  position  vraiment  iiiouie;  si  rarislocr;;lie  d'Angleterre, 
si  le  parti  tory  pouvaient  être  sauvés ,  ils  l'eussent  été  par  lord  Grey,  qui 
s'est  interposé  avec  tant  de  sincérité  et  de  loyauté  entre  ce  parti  et  le 
peuple  ;  mais  en  face  de  ce  parti  tory  si  violent ,  si  hautain ,  si  aveugle ,  il 
fallait  échouer  ou  s'armer  à  son  tour  d'une  violence  el  d'une  brutalité 
dont  lord  Grey  esl  incapable.  Il  a  préféré  abandonner  la  place,  avec  dou- 
leur sans  doute,  avec  une  douleur  profonde,  qui  s'est  manifestée  par  des 
signes  non  équivoques  dans  la  chandjre  des  lords  ,  douleur  noble  et  élevée 
<iui  s'appliquait  non  à  lui-même ,  mais  au  pays  dont  l'avenir  lui  paraît  si 
menaçjant.  La  séance  de  la  chambre  des  lords  où  le  premier  ministre 
n'eut  pas  la  force  d'annoncer  sa  détermination,  et  laissa  retomber  sa  tête 
ilans  ses  mains ,  fournira  un  jour  une  des  pages  les  plus  mémorables  de 
riiistoire  d'Angleterre,  el  le  parti  tory  ne  saura  peut-être  que  trop  tôt 
sur  qui  tombaient  les  larmes  qui  s'échappaient  involontairement  des  yeux 
de  lord  Grey. 

Il  parait  certain  maintenant  que  le  cabinet  anglais  ne  se  disloquera  pas 
enlièrejnenl  après  la  retraite  de  lord  Grey,  et  que  le  chancelier  de  l'échi- 
(juier  lui-même  consentira  à  demeurer.  On  avait  pensé  d'abord  que  lord 
Melbourne  avait  été  appelé  près  du  roi  pour  former  un  cabinet  nouveau, 
el  M.  de  Talleyrand  avait  même  annoncé  cette  nouvelle  par  voi':  lélcgra- 


REVL'K.  —  CimOMQUE.  2Ti 

plii(ine  ;  mais  personne  inieiix  ([lie  M.  de  Talleyranil  ne  pouvait  savoir 
(jiie  loid  .Ak'iljounie ,  en  sa  qualité  île  sécrélaire  irotal  de  riiilériour  ,  «'lait 
l'ayent  direct  et  naturel  du  souverain  pour  toutes  les  affaires,  et  (|ue  d'ail- 
leurs l'affection  personnelle  que  lui  [lorle  le  roi  l'a  toujours  admis  ù  une 
intimité  dont  les  conséquences  politiques  ne  sont  pas  grandes.  On  sait  vu 
Angleterre  que  lord  Melbourne,  ainsi  ([ue  sir  Cli.  J.amb,  envoyé  à  Vienne, 
est  neveu  du  roi  actuel ,  par  George  IV  et  lady  Lanib ,  sa  mère.  Sir  Penis- 
lon  L:uiib,  père  du  secrétaire  d'étal  de  l'intérieur,  ue  fut  créé  lord  et 
genlilliomme  de  la  chambre  du  prince  de  Galles  (^l'en  1781 ,  et  n'entra 
qu'en  1815  à  la  cluunbre  des  pairs.  Lord  Melbourne  restera  sans  doute 
dans  le  ministère  où  il  est  plus  spécialement  l'homme  du  roi  ;  mais  ne 
possédant  pas  un  de  ces  grands  talens  qui  aplanissent  tout,  sa  situation 
n'est  pas  assez  élevée  pour  qu'il  soit  appelé  à  composer  un  cabinet. 

On  a  dû  remarquer  que  le  nom  de  lord  Brougliam  n'a  pas  même  été 
prononcé  dans  toutes  les  combinaisons  qu'on  a  faites.  Loril  Brougham  a 
cependant  modifié  d'une  manière  sensible  les  opinions  poIiti([Mes  qu'il 
avait  professées,  lorscpi'il  n'était  que  simple  membre  du  barreau.  Le  con- 
tact des  hautes  affaires  a  diminué ,  non  pas  sa  rudesse ,  mais  l'exigence 
de  son  whigisme  et  de  ses  vues  de  réforme;  toutefois  lord  Brougham  a 
conservé,  sur  le  ballot  de  laine ,  l'esprit  étroit  de  la  robe;  sa  violence  y  a 
en  quchpie  sorte  augmenté,  et  sa  haine  contre  la  noblesse,  dont  il  a 
voulu  pourtant  faire  partie,  y  a  éclaté  avec  plus  de  force.  On  n'admettra  donc 
jamais  lord  Brougham  comme  mendire  dirigeant  du  cabinet;  ce  serait 
déclarer  une  guerre  à  mort  à  la  chambie  des  lords  sans  satisfaire  le  parti 
[lopulaire,  qui,  en  Angleterre,  a  assez  de  bon  sens  pour  sentir  qu'il  ne  fera 
jamais  ses  affaires  en  les  confiant  aux  avocats.  Aussi  les  hommes  d'état 
anglais  ne  pouvaient-ils  assez  témoigner  leur  étonnement,  en  apprenant 
(lu'il  avait  été  sérieusement  question  de  confier  la  présidence  du  conseil 
à  M.  Dupin,  qui  ressemble  tant  à  lord  Brougham.  C'est  une  idée  qui 
nous  fait  peu  d'honneur  chez  nos  voisins. 

Sir  Robert  Peel,  homme  fort  estimé  en  Angleterre,  en  dépit  de  ses 
variations,  ne  recueillera  pas  non  plus  la  succession  de  lord  Grey,  grâce 
à  la  franchise  de  lord  Melbourne,  qui  a  déclaré  au  roi  que  le  cabinet  se  re- 
tirerait en  masse,  s'il  persistait  à  faire  un  tel  choix.  Une  autre  raison  a 
été  donnée  sans  do:ite  au  roi  d'Angleterre  :  c'est  que  ce  serait  perdre  la 
partie  devant  le  j)ays  (pie  d'ouvi  ir  trop  largement  la  porte  aux  tories. 
11  est  bien  convenu  dans  les  hautes  sphères  qu'on  leur  doit  toutes  sortes 
de  ménagemens,  que  les  intérêts  de  la  couronne  sont  inséparables  des 
leurs,  qu'il  faut  les  consulter  souvent ,  que  les  membres  du  cabinet  eux- 
mêmes  doivent  être  choisis  exclusivement  parmi  ceux  ([ui  ont  des  liens  et 


:2')(»  iiKvti;  l'i.s  iiKux  mumh;s. 

des  iiiU'rCli»  coniiiiiiiis  ;i\cc  i-iix,  tuais  (pic  le  fîdiivniu'iiieiil  (l(\i(iulrait 
bioulôl  iiiipossilile,  s'ils  iiiaiiiaicnl  les  affaires.  I.did  MllKiip,  (|iii  niiiiil 
toiiles  ees  (|iiali(ês,  leniitlaceia  sans  doute  lord  Giey,  avec  (jui  il  a  cru 
devoir  prendre  sa  retraite;  mais  il  y  a  lieu  do  p  user  (|u'on  parviendra 
à  vaincre  sa  répujîuance,  el  à  le  ramener  ù  la  direction  des  alïaires. 

Le  speclacle  <iue  vicnl  de  donner  l'An^let'rre  n'a  pas  été  perdu  pour 
la  France,  el  notre  niiuislèrc  en  a  subi  nu  triste  rellel.  jNprès  avoir  lu  la 
déclaration  si  droite  el  si  honnête  de  lord  Grey,  les  exjtlications  franches 
el  ouvertes  de  ses  collègues,  après  avoir  \  u  tous  ces  honunes  d'étal  si  fi- 
dèles à  leurs  principes,  si  peu  acharnés  à  se  maintenir  en  place,  si  loi  prêts 
à  rendre  compte  de  leurs  actes,  de  leur  conduite,  appelant  avec  tanl  de 
proliilé  l'attention  du  parlement  sur  les  résultats  de  leur  jj:estion  ,  on  s'est 
trouvé  hien  humilié,  hien  iirofoniiémeul  blessé  dans  son  patriotisme,  en 
reportanl  les  yeux  sur  nos  panlins  polilicjues,  sans  vergogne  et  sans  foi, 
cramponnés  à  leur  titre  et  à  leurs  appoinlemens,  épaississant  l'ombre  au- 
tour de  leurs  affaires,  restant  à  leur  place  à  tout  |)rix,  essuyant  toutes  les 
hontes,  Ions  les  échecs  dans  les  cliandiies ,  abandonnant  toutes  leurs  pré- 
tentions el  leurs  demandes  pour  peu  (ju'on  leur  résiste,  re|>renaul  à  la 
dérobée  ce  qu'on  leur  refuse,  dépassant  sans  conscience  les  crédits  (pi'ils 
avaient  eux-mêmes  fixés ,  imjjlorant  ensuite  grâce  à  genoux  quand  on  les 
menace  de  leur  demander  compte  de  leurs  scandaleux  marchés ,  bafoués, 
souffletés ,  humiliés ,  et  en  même  temps  fiers  et  insolens ,  contens  surtout , 
pourvu  qu'ils  restent ,  et  résolus  à  rester  jusriu'à  ce  qu'on  les  chasse.  Celle 
comparaison  a  été  faite  par  toute  la  France,  et  la  France  entière  en  a 
rougi  de  pudeur.  La  France,  qui  paie,  qid  se  bourbe  les  oreilles,  qui 
ferme  les  yeux,  qui  se  résigne  à  tout  ce  qu'on  lui  fait  faire  depuis  (piatre 
ans,  qui  donne  les  mains  à  tout  pourvu  qu'on  la  laisse  reposer  et  dormir, 
la  France  en  a  eu  tout  à  coup  un  tressaillement ,  comme  un  mouvement 
de  réveil ,  et  elle  a  fait  signe  qu'elle  n'est  pas  morte ,  dussent  en  pâlir  ses 
habiles  gouvernans. 

Il  faut  cependant  qu'elle  s'arme  encore  de  patience  et  de  courage ,  si 
elle  veut  connaître  ses  affaires  et  la  manière  dont  elles  sont  dirigées.  Celle 
d'Alger  n'est  pas  la  moins  curieuse  et  la  moins  déplorable.  Depuis  quinze 
jours,  Alger  est  sur  le  tapis  du  conseil.  Ou  le  donne,  on  le  reprend  ,  on 
le  redonne  encore  à  ses  créatures  el  à  ses  amis,  on  se  l'arrache ,  on  se  le 
dispute;  c'est  un  gros  morceau  sur  lequel  se  portent  toutes  les  mains, 
mais  (pii  écha[)pera  à  toutes,  pour  rester  enlre  les  doigts  si  tenaces  du 
maréchal  Soult,  qui  ne  se  laisse  pas  prendre  facilement  ce  qu'il  tient. 

On  sait  qu'il  a  été  beaucoup  (piestion  de  M.  Decazes.  Il  avait  pour  con- 
currens,  le  maréchal  Molilor,  dont  le  roi  ne  veut  pas,  le  maréchal  Clau- 


REVUi:.  —  CllUOMQLE.  257 

sel,  dont  ne  voiilaioiU  ni  le  roi  ni  les  ministres,  cl  le  duc  de  Bassauo, 
qui,  au  dire  même  de  son  seul  soulien,  le  maréchal  Soull,esl  d'un  âge  trop 
avancé  pour  soutenir  un  pareil  poids.  La  seule  raison  que  donnait  le  ma- 
réchal pour  motiver  sa  préférence  pour  le  duc  de  Bassano ,  c'est ,  disail-il 
eu  propres  termes,  qu'il  voulait  déposer  une  couronne  sur  une  tomhe . 
raison  un  peu  poétique,  on  en  conviendra,  pour  un  honnne  aussi  positif 
que  l'esl  M.  le  maréclial  Soult.  Au  reste,  le  maréchal  voulait,  avant  tout, 
un  gouvernement  militaire  à  Alger.  Dans  un  pays  où  la  présidence  du 
conseil  est  soumise  à  un  maréchal ,  il  est  tout  naturel,  disail-il,  de  conlier 
les  grands  enqjlois  à  des  ofliciers.  Qui  eût  osé  contredire  le 'maréchal? 
Tout  le  système  actuel  ne  leud-il  pas  au  despotisme  militaire  ? 

31.  Decazes  était  surtout  un  épouvanlail  pour  le  maréchal  Soult.  Pour- 
quoi ?  Nous  ne  saurions  le  dire  ;  mais  le  président  du  conseil  alléguait,  entre 
autresraisons,  que  IM.  Decazes  ayant  fait  arrêter  quelques  généraux  en  ISI'i, 
pas  un  général  ne  voudrait  servir  sous  ses  ordres  A  quoi  M.  'Jliiers  répondit 
fort  à  propos ,  que  de  toutes  les  arrestations  de  cette  épocpie ,  la  plus  scan- 
daleuse avait  été  certainement  celle  du  général  Excelmans,  et  cpie  si 
c'était  là  un  motif  pour  les  généraux  de  ne  pas  ohéir  aux  auteurs  de  pa- 
reils actes,  le  maréchal  Soult,  qui  lavait  onlonnée,  trouverait  de  grands 
ohstacles  au  ministère  de  la  guerre.  Le  maréchal  ne  se  tint  pas  pourhattu. 
Il  s'écria  avec  humeur  (pie  lAL  Decazes  n'avait  pas  seulement  fait  arrêter 
des  généraux,  mais  qu'il  en  avait  exilé.  A  (pioi  un  autre  ministre  répon- 
dit que  les  listes  d'exil  avaient  été  signées,  non  par  M.  Decazes,  mais  par 
MM.  Pasquier,  Jaucourtet  J.ouis;  que  M.  Decazes  ne  s'était  mêlé  de  ces 
affaires  d'exil  qu'une  seule  fois,  et  que  ce  fut  pour  rappeler  le  maréchal 
Soult,  contre  l'avis  du  due  de  Richelieu,  alors  à  7\ix-la-Chapelle,  qui  se 
plaignit  vivement  de  celte  anuiislie.  La  discussion  se  prolongea  long-tenq)s 
sur  ce  ton,  et  devint  si  vive  et  si  personnelle,  tpj'il  sembla  ([u'on allait  en 
venir  aux  voies  de  fait.  Le  maréchal ,  repoussé  sur  tous  les  points,  à  son 
grand  désavantage,  et  se  sentant  tout  meurtri  de  celte  discussion,  finit 
par  déclarer  qu'il  ne  confierait  jamais  un  poste  aussi  important  que  celui 
d'Alger  à  un  homme  de  la  restauration;  mais  les  plus  jeunes  collègues 
du  vieux  maréchal  ne  le  laissèrent  pas  même  res[)irer  dans  ce  dernier  re- 
tranchement. Ils  le  prièrentde  se  rappeler  (jue  la  révolution  de  juilletavait 
divisé  la  restauration  en  deux  catégories  ,  l'une  conq»renant  le  règne  de 
Louis  XVIII,  et  l'autre  celui  de  CiiarlesX;  et  que,  pour  mieux  les  éta- 
blir, la  Charte  de  1830  avait  reconnu  les  pairs  créés  sous  le  premier  de  ces 
règnes,  tandis  qu'elle  avait  expulsé  ceux  (jui  avaient  été  nommés  sous  le  se- 
cond, à  l'exception  d'un  seul  (pii  avait  su  rentrer  dans  la  chambre,  à  l'excep- 
lion  du  maréchal  Soult,  à  qui  l'affaire  de  la  souscription  de  Quiberon,  des 


::2r>S  ia\iK  DES  br.ux  momdks. 

pioniciKulfs  i»ri)('i'>>iiiiuu'lU's  le  oioii^o  à  l.i  iiiaiii,  tl  iiuiiibrc  il'aclcs  passii- 
1)UmiioiiI  myalisU's,  avaient  fail  conforor  cette dif^niU';  parCliarles  X.Oii  le 
conjura  donc  de  se  montrer  moins  dur  an\  liommes  de  celle  reslainalion  , 
parmi  lestpiels  il  avait  trouvé  des  amis  zélés  à  des  épo(|nes  si  dirn-rcntes. 
Ainsi  Itatlii,  le  maréchal  ent  recours  à  son  argument  ordinaire,  il  offril 
sa  (Icmission  f/i(i/"i((  acrcplcc.  Nous  ne  savons  par  (picl  détour  il  se  la  lit 
rendre;  mais  ce  (|ui  est  certain,  c'est  (|iic  pour  la  première  lois,  depuis 
«lu'il  existe  un  conseil  et  des  ministres,  un  seul  a  ainsi  tenu  en  éeliec  tous 
les  antres  et  l'a  emporté  sur  eux,  sans  daii^^ner  leur  donner  une  raison 
valable,  et  en  fondant  son  opinion  et  ses  exiii:ences  sur  son  bon  plaisir. 
N'avions-nous  pas  raison  de  dire  que  nous  devions  nous  voiler  le  visage  en 
comparant  ce  qui  se  passe  en  France  et  ce  qui  a  lieu  en  Angleterre  ? 

Ce  n'est  pas  (pie,  poliliipiement,  la  question    persoiiiielle  nous  lou- 
che. Nous  rendons  loule  justice  au  caractère  privé  de  ^\.  Decazes,  nous 
pensons  môme  que  ses  lalens  administrai  ils  et  son  esprit  conciliateur  eus- 
sent produit  lie  bons  rcsidtats  à  Alger,  mais  une  question  plus  imporlanle 
s'élève  dans  cette  affaire  :  celle  de  la  domination  du  maréchal  Soult,  et  de  la 
tendance  de  cette  domination.  Cet  homme  (ju'une  vie  reprochable  en  tous 
points,  il  faut  avoir  le  courage  de  le  dire,  à  force  de  sénilités  de  tous  genres, 
de  reviremens  inouis,  de  dévouemens  déposés  aux  pieds  de  tant  de  gou- 
verneniens  ,  qu'une  administration  sur  laquelle  planent  tant  de  bruits  dé- 
plorables, qu'une  ignorance  si  complète  de  l'étal  de  l'Europe  et  de  la 
France,  qu'une  absence  totale  de  notions  politiques,  semblent  devoir  éloi- 
gner du  ministère,  y  domine  de  tout  son  poids  par  on  ne  sait  quelle  puis- 
sante volonté,  et  par  la  lâcheté  de  ceux  qui  siègent  avec  lui  au  conseil , 
tout  en  faisant  des  efforts  inouis  pour  l'éloigner.  La  présidence  du  maré- 
réchal  Soult  et  sa  suprématie  ne  peuvent  s'explicpier  (pie  par  un  plan  que 
nous  avons  signalé  depuis  long-temps,  par  l'espoir  et  le  projet  bien  arrêté 
d'user  en  France  le  gouvernement  reiirésfnlatif ,  et  d'y  substituer  un 
pouvoir  militaire  ;  système  imaginé  d'abord  par  les  historiens  du  minis- 
tère, qui  voudraient  nous  faire  passer  successivement  par  le  13  ven- 
(iémiaire,  le  AS  fructidor  et  le  18  brumaire,   comme  unique  moyen 
d'échapper  à  un  10  août  et  à  ses  suites.  Mais  les  auteurs  de  ce  projet  eux- 
mêmes  paraissent  déjà  avoir  reconnu  q^i'ils  y  périraient ,  ou  qu'ils  y  joue- 
raient un  triste  rôle;  c'est  ce  (pii  expliciuerait  l'opposition  faite  au  maré- 
chal Soult,  dans  celte  circonstance,  par  MM.  Thiers  et  Guizot.  Celte 
opposition  ira  plus  loin  sans  doute,  car  le  motif  qui  l'a  fait  nailre  se  repro- 
duit dans  presque  toutes  les  questions,  vu  que  le  plat  de  l'épée  du  vieux  ma- 
réchal commence  à  se  faire  senlir  très  rudement  sur  le  dos  de  ses  collègues. 
Si,  comme  nous  le  pensons,  la  poignée  de  celle  épée  est  end'aulres  mains 


KKVUE.  —  CUUO-MyUi:;.  -59 

que  celles  du  luaréelial  Soull,  el  (|ue  celui-ci  ne  soil  ([u'un  insliuiiieiit 
qui  se  laisse  docilement  manier  d'en  haut,  tout  en  tombant  si  rudement 
sur  ce  qui  se  trouve  au-dessous  de  lui ,  ro|)|josition  ministérielle  aura  peu 
d'effet,  et  c'est  aux  chambres  que  sera  réservé  l'honneur  de  débarrasser 
le  pays  de  ce  dispendieux  despote. 

L'é{)0(jue  de  la  réunion  des  chambres  ap[>roche.  Cette  session  singulière, 
qui  a  fait  naître  de  part  et  d'autre  tant  de  discnssions ,  ne  sera  pas  aussi 
nulle  el  aussi  factice  (ju'on  l'avait  cru  d'abord.  Le  ministère,  craignant  que 
l'opposition  ne  se  rende  tout  entière  à  son  posle.  et  qu'elle  n'annidle  un 
grand  nombre  d'élections  véritablement  scandaleuses ,  a  envoyé  de  tous 
côtés  des  agens  dans  les  départemens ,  pour  engager  ses  amis  de  la  cham- 
bre à  ne  pas  laisser  le  terrain  libre  à  ses  adversaires.  Il  parait  donc  que  la 
chambre  sera  en  nombre  au  5\  juillet,  e(  (lu'elle  ne  se  séparera  pas  immé- 
diatement. Les  événemens  extérieurs  peuvent  d'ailleurs  y  amener  des 
discussions  importantes. 

En  al  tendant,  on  s'occupe  de  destituer  ceux  des  préfets  et  des  sous- préfets 
qui  n'ont  pas  bien  rempli  leur  devoir  dans  les  élections,  comme  on  dit  au 
minisière,  c'est-à-dire  qui  n'ont  pas  su  lutter  avec  avantage  contre  les  can- 
didats de  l'opposition.  On  dit  que  la  nomination  de  M.  de  Cormenin  surtout 
fera  une  sous-préfecture  vacante.  Ce  travail  doit  paraître  prochainemenl. 

Pour  compléter  le  système,  la  censure  dramatique  vient  d'être  rétablie, 
mais  poltronne,  honteuse,  et  n'avançant  (pie  timidement  sa  main  déjà  teinte 
de  l'infâme  encre  rouge  et  armée  des  ignobles  ciseaux.  La  circulaire  minis- 
térielle qtd  a  annoncé  cette  bonne  nouvelle  aux  directeurs  de  théâtres,  est 
trop  caractéristique  pour  ne  pas  la  reproduire;  la  voici  : 

Paris,  le— juillet  1834. 

«  MO.XSIEUR, 

«  L'article  \\  du  décret  du  S  juin  iSOG,  encore  en  vigueur  aujour- 
d'hui, donne  à  l'administration  le  droit  d'interdire  les  représentations 
théâtrales.  Depuis  quatre  ans,  elle  s'est  trouvée  dans  l'obligation  d'appli- 
quer cet  article  et  de  défendre  la  représentation  de  plusieurs  pièces.  Les 
maimscrits  ne  lui  étant  pas  conununiqués,  elle  n'a  pu,  le  plus  souvent, 
prendre  ce  parti  que  lorsque  les  directeurs  avaient  fait  les  frais  de  la  mise 
en  scène.  Il  en  est  résulté  des  dommages  pour  eux  et  des  demandes  en 
indemuiles  qui  n'ont  pu  être  admises.  Les  plaintes  des  directeurs  ont  fait 
sentir  le  besoin  de  régulariser  cet  état  de  choses.  C'est  pour  arriver  à  ce 
but  que  je  vous  ai  averti  verbalement,  et  que,  sur  votre  demande,  je  vous 
avertis  par  écrit  de  ce  qui  a  été  arrêté  par  IM.  le  ministre  de  l'intérieur, 
pour  l'exécution  l'u  l'écrei  du  S  Juin  1806. 


-  iO  l;i,\  Il      1)1  ^    DMA     MuMUS. 

"  \  mis  .iMv  l.i  l'.K'iilir  (ri'silci  Iniii  i|iiiiiiiiai;('  ni  MtiiiiM'il.iiil  li.iN.iiKi' 
li's  inaiiiisci  ils  des  (nnia^tN  iiiiinciiiix  à  la  tli\isi(iii  des  licaiiv  ails  cl  des 
llioàlrt's.  I.cs  itirccs  *|iii  iraiiroiil  |tas  de  sniiiiiiscs  scioiil  iiilcidilcs  purc- 
iniMit  (*l  siiii|ilt'iiK'iil ,  l(irsi|ii(>  par  leur  cniili'iiii  cllrs  inciiicroiil  l'a|iplica 
lion  tiii  (Iccri'l ,  cl  \i.ms  iic  piMincv.  iiii|uil('i  (pia  vdiis  seul  les  (|(iiiiiua;;t's 
<|iii  rcsullcmiit  d'ime  niiso  on  scôiie  (Icvoiiiic  iiiiililc. 

«t  Agrcc/,  Ole,  le  cliof  de  la  liivisioa  des  bciJiix  ails  et  des  Uiéàlres. 

«  Caviï.  » 

La  (liai  le  de  IS51),  la  eliaiie-verilé,  a  eu  beau  déclarer  (|ii<'  la  eeiisiiso 
ne  pounail  èlre  rétalilie  sous  aucune  fomie,  voici  un  simple  elierde  divi- 
sion (pii  ne  eraiiil  pas  d'apposer  son  noni  à  une  lelle  iiiesiire.  Iji  censure 
n'esl  pas  rélablie,  mais  les  maniiscrils  seront  ooniniimi(|ués  par  eoiii|»lai 
sance  aux  agens  du  minisière,  (pii  en  bideroiil  loiil  ce  <|ui  liiii  dc|ilaiia 
On  peut  s'en  rapporter  à  eeux  (pii  rempliront  ce  bontenx  oftice  du  soin  de 
eanser  des  embarras  sans  nombre  aux  direeloiirs  (|ui  ne  se  soumettront 
pas  à  envoyer  leurs  pièces  de  tliéàtie  au  ministère.  Ne  fût-ce  (pie  le  be- 
soin de  se  rendre  nécessaires,  leur  aciivili'  el  leur  zèle  seraient  stimules 
suflisammenl.  En  vérité,  la  censure  de  la  restauration  était  plus  loléiable 
«lue  celle-ci,  el  on  vent  la  faire  regretter  sans  doute.  Celle-là  était  francbe 
du  moins,  ceux  (pii  l'exerçaient  ne  se  niasipiaient  pas  le  visage ,  el  livraient 
leur  face  an  mépris  public.  Ils  avaient  le  courage  de  leur  vil  métier,  el  ils 
ont  supporté  avec  une  sorte  d'inlrépidilé  la  f.ilale  publicité  qui  s'est  atla- 
cbée  à  leur  peisonne.  On  peut  dire  que  de  tontes  les  tentatives  de 
censure  (pii  ont  été  f.iiles,  celle-ci  est  la  plus  lionteuse,  el  nous  plai- 
gnons sincèrement  M.  Cave  d'y  avoir  ac(^olé  son  nom.  IM.  Cave  n'était  pas 
sorti  assez  glorieusement  des  récentes  affaires  de  l'Opéra  pour  se  permettre 
nue  telle  fredaine.  Nous  doutons  qu'elle  lui  soit  pardonnée,  même  par 
ceux  qui  lui  portent  le  plus  d'intérêt;  mais  nous  doutons  encore  plus  que 
celte  tentative  puisse  roussir.  Quelles  que  soienl  les  turpitudes  de  ce  ré- 
gime, celle-ci  esl  trop  forte  pour  avoir  son  cours.  Au  reste,  on  doit  reiiiar- 
(jner  comme  une  singularité  (pie  le  clief  de  division  ipii  a  signé  celle  cir- 
(  nlaire,  par  kupieile  on  remet  en  vigueur  un  des  plus  tristes  décrets  de 
l'empire,  el  qui  porte  un  si  rude  coup  à  l'art  dramatique,  esl  l'un  des 
auteurs  des  Soirées  de  IS'cuiUy,  où  le  despolisme  de  l'empire  a  été  si  bien 
tourné  en  ridicule,  el  qu'il  esl  en  même  temps  un  auteur  diamaliqiie  peu 
connu,  il  esl  vrai,  peu  digne  de  l'être,  mais  ayant  après  tout  produit  quel 
tpies  ouvrages,  entre  aulres  les  paroles  du  ballet  de  la  Frulotiou. 

On  a  eu  enfin  quehpies  détails  sur  rembarquement  mysléricux  de 
Prcsl.  nous  pouvons  les  compléter.  L  homme  qu'on  a  embaniné  avec  sa 


REVUE.  —  CllRONiyUE.  'Ml 

roinme  est  un  ancien  sous-oflicier,  nonnné  Sporon.  Il  paraît  (piMine  de  nos 
trois  polices  l'avait  cniployé  dernicrenicnt  coninie  agent  provocateur  et 
meneur  principal  dans  une  affaire  de  conspiration  ([u'on  arrangeait  alors. 
Il  s'agissait  d'entraîner  (juchpies  pauvres  diables  à  tenter  une  entreprise 
d'assassinat  à  Neuilly,  qu'on  eût  exploitée  connue  on  exploite  toutes  choses. 
Sporon,  sinveillé  lui-même,  se  serait  laissé  dominer,  dit-on,  [)ar  ceux 
(|ii'il  avait  été  charge  d'entraîner;  on  l'arrêta  à  tem])s,  et  comme  la  mis- 
sion qu'il  avait  acceptée  le  mettait  dans  une  situation  exceptionnelle,  on 
l'obligea  de  signer  l'engagement  de  se  rendre  au  Sénégal.  Il  consentit  à 
tout,  et  demanda  seulement  comme  une  faveur  d'emmener  avec  lui  sa 
fenune.  C'est  elle  quia  fait  à  Brest,  au  moment  de  s'embanpier,  celle 
belle  résistance  dont  il  a  été  (juestion  dans  les  journaux.  Cette  affaire  de 
basse  police  est,  on  le  voit,  à  la  bautenr  de  toutes  les  autres. 

On  parle  aussi ,  parmi  les  gens  bien  informés ,  de  l'affaire  du  réfugié 
italien  Narzini,  qui  appartenait  à  l'association  de  la  Jeune  Italie,  et  (jue 
l'A  r.t  riche  réclame  avec  une  grande  [lersévérance.  Le  cabinet  anglais  s'est 
coniplèlenient  refusé  aux  recherches  ([u'on  a  exigéesde  lui,  mais  il  n'en  a 
pas  été  ainsi  de  notre  ministère.  On  dit  qu'après  s'être  assuié  que 
Narzini  n'était  pas  en  France ,  il  a  fait  mander  à  M.  de  Rumigny  d'aider 
1\I.  de  Bonibelles  dans  tous  ses  efforts  pour  le  trouver  en  Suisse.  C'estsans 
doute  un  petit  dédommagement  ([ue  notre  minislère  accorde  à  l'Autriche 
pour  la  calmer  sur  la  quadruple  alliance. 

Dans  notre  prochaine  livraison,  nous  donnerons  de  nouveaux  détails  sur 
les  hommes  de  la  chambre  (pii  va  s'assembler. 

FaDièze  ,  PAR  M.  Alphonse  Karr(1).— Le  baron  Conrad  Krumpholtz 
avait  trente  ans  et  paraissait  bien  en  avoir  cinquante  ,  non  (pie  sa  vie  eût 
été  en  proie  à  de  violentes  secousses ,  mais  il  s'était  enmiyé  beaiicoiq) ,  et 
c'était  bien  sa  faute.  Né  piiuvre  ,  il  avait  voulu  être  riche  et  diplomate.  Or 
les  richesses  et  les  ambassades  ne  sont  [las  choses  que  l'on  accpiiert  impu- 
nément. Le  baron  avait  obtenu  les  unes  et  les  autres ,  mais  en  revanche 
il  avait  perdu  la  faculté  de  sentir.  Son  cœur  s'était  desséché  à  la  poursuite 
de  ses  aniliitions.  Il  n'avait  plus  d'âme  ! 

Le  baron  végétait  ainsi  avec  un  semblant  d'existence.  Ln  jour  que, 
plongé  en  l'un  de  ses  plus  sombres  découragemens  ,  il  feuilletait  le  jour- 
nal de  sa  jeunesse  de  dix-huit  ans,  il  y  tomba  sur  les  pages  où  il  s'était 
naïvement  raconté  lui-même  l'histoire  de  sa  première  passion.  Il  revit  au 
loin  dans  le  passé  Blanche ,  une  douce  et  pure  jeune  lilkMpi'il  avait  aimée 

(i)  Vu  vol.  iu-S'\  (liez  I.edoux ,  y;,  nii'  de  RirlKlieii. 


-I-  uiviM-.  nr.s  i)i  ix  mo.noks. 

<•!  qu'il  nt'ùl  Itiiii  (iii'a  liiitl'r|(i):is('r  dr  pioft'rcnc»'  ;i  l;i  finlimc  t'I  ;iii\  lioii- 
nciirs.  Ce  fui  connue  un  irllcl  de  l)t)uli(>ur  jnnir  lui  que  la  IccIuit  de  ci' 
joiirnnl.  lvs|u'raut  respirer  mieux  eucore  le  p.nTuni  de  ccl  amour  aux  lieux 
où  il  s'élail  jadis  allume  ,  il  voiiliil  revoir  Obrr  H Vvr/ et  la  maison  qu'avait 
liaiiitee  Hlnnelie. 

Il  s'en  fut  doue  à  Ober  W'esel.  Mais  là  le  reprirent  les  desaiipoiMleniens. 
l.a  maison  de  lîlanolie  n'exislail  plus.  Il  en  (il  bien  rebâtir  luie  dans  le  |)are 
d'un  eliàteau  (pi'il  aebela ,  mais  on  lui  fabriipia  une  maison  toute  neuve 
avec  un  chaume  tout  neuf. 

Il  avait  ordonné  qu'on  plantât  autour  de  ces  aubépines,  où  il  se  piquait 
autrefoisàcueillir  des  bouquets  pour  sa  maîtresse,  et  qu'on  semât  parles 
jardins  de  ces  pâquerettes  et  de  ces  barbeaux  bleus  qu'il  lui  avait  tant  de 
fois  tressés  en  couronnes. 

Mais,  grâce  à  l'iiabilelé  de  son  jardinier ,  l'aubépine  se  trouva  sans 
épines.  Au  lieu  de  pâquerettes  blanches,  il  lleurit  des  pâquereites  roses 
doubles  ;  les  barbeaux  étaient  de  toutes  les  couleurs ,  mais  il  n'y  en  eut  pas 
un  bleu. 

Conrad  fut  plus  malheureux  que  jamais.  II  allait  se  cas.ser  la  lèle  quand 
il  se  rappela  soudain  un  commencement  d'air  qu'il  avait  entendu  chanter 
par  Blanche.  Pour  le  coup  il  se  crut  près  de  revivre?  Mais  ce  lui  fut  là 
encore  une  sensation  incomplète  comme  toules  celles  qu'il  avait  évoquées! 
Cetair,  il  ne  pouvait  l'achever  !  Il  en  restait  toujoursauniilie;i  de  lacinquième 
mesure,  au  FaDie:.e.  Oh!  s'il  allaitplus  loin  !  s'il  finissait  cette  mélodie,  sa 
jeunesse,  ses  dix-huit  ans,  sa  Blanche,  son  ame ,  tout  lui  serait  rendu  !  Il 
n'épargna  rien  pour  ressaisir  ces  notes  qui  s'étaient  enfuies  de  sa  mémoire. 
Il  les  demanda  à  prix  d'or  à  celle  de  tous  les  habitans  du  pays. 

Il  abandonna  sa  maison  d'OberWcsel  afin  de  s'en  aller  courir  le  monde 
à  la  recherfhe  de  son  air  et  compulser  toutes  les  collections  de  musique  de 
rAllemagne.  Ce  fut  en  vain.  En  ces  impuissans  efforts  il  usa  seulement  le 
peu  de  vie  qui  lui  restait.  Enfin ,  sentant  la  mort  venir,  il  fit  un  testament 
par  lequel  il  instituait  Blanche  sa  légataire  universelle  si  elle  existait  encore  ; 
puis,  couché  dans  son  lit ,  à  moitié  pris  déjà  par  le  râle ,  il  s'avisa  de  prier 
Athanase,  son  domestique,  de  lui  chauler  une  chanson  en  guise  de  re- 
quiem ou  de  (le  profundis. 

Athanase  psaimodia  en  pleurant  un  air  (jui  était  justement  celui  que 
le  baron  n'avait  pu  jamais  finir. 

—  Sais-tu  donc  cet  air?  dit  Conrad. 

—  Oui,  monsieur  le  baron  ,  reprit  Athanase. 

—  Alors  chante-le  au  nom  du  ciel  et  presse  la  mesure  pour  cause  ,  cria 
le  baron  ! 


Alliannse  conlimia .  mais  le  baron  avait  cessé  ti'exi':ler  avant  que  son  do- 
niesliqiic  fiU  allé  au-delà  du  Fa  Diezo. 

Qui  avait  appris  cependant  cet  air  à  Atlianase?  c'était  la  Blanche  môme 
de  son  maître  ,  dont  il  avait  long-temps  aussi  dédaigné  l'amour  et  qu'il 
consent  à  épouser,  maintenant  qu'elle  est  enrichie  parle  testament  du 
baron. 

De  tout  cela  l'auleur  lire  cette  conclusion,  (ju'an  fond  de  nos  peines  et 
de  nos  joies  même  les  plus  intimes,  il  n'y  a  rien. 

Je  regrette  vraiment  que  31.  Alphonse  Karr  ait  placé  là  cette  moralité 
tjue  je  ne  comprends  point  peut-être ,  mais  qui  n'a,  ce  me  semble,  rien  de 
commun  avec  son  livre.  Je  sais  bien  (jue  ce  livre  n'est  qu'ime  de  ces  dé- 
bauches d'imagination  oii  la  critique  est  mal  venue  à  demander  compte  à 
l'auteur  de  son  caprice.  Mais  on  a  beau  mettre  dans  ces  fantaisies  tout 
l'esprit  (jue  M.  Alplionse  Karr  a  mis  dans  la  sienne,  il  ne  messied  pas  d'y 
laisser  quelque  raison.  Une  idée  grave  planait  d'ailleurs  d'elle-même  sur 
tout  ce  roman  si  léger,  et  c'était  bien  par  elle  qu'il  eût  convenu  de  le 
résumer. 

C'est  une  maladie  fréquente  de  nos  jours,  que  cet  ennui  qui  tue  le  ba- 
ron Conrad,  mais  elle  n'atttint  guère  que  ceux  qui,  jeunes,  ont  comme 
lui  vendu  leur  ame  aux  mauvaises  passions;  pour  ceux-là,  en  effet,  l'âge 
une  fois  venu ,  il  n'y  a  plus  rien  dans  la  vie  !  Mais  qu'ils  n'accusent  qu'eux 
seuls  du  néant  où  ils  sont  tombés!  Nul  ne  les  a  poussés  dans  cet  abime;  ils 
s'y  sont  bien  précipités  d'eux-mêmes.  Puisque  M.  Alphonse  Karr  pensait 
que  son  ouvrage,  si  frivole  qu'il  fût,  pouvait  offrir  quelque  enseignement, 
n'était-ce  donc  point  cette  pensée  morale  qu'il  en  devait  tout  naturellement 
dégager  ? 

Et  puis,  il  faut  bien  le  dire  aussi,  trop  de  précipitation  se  trahit  dans 
l'exécution  de  ce  roman.  On  voit  que  l'auteur  en  a  laissé  tomber  insou- 
cieusement  de  sa  [)hnne  les  divers  chapitres  comme  d'indifférens  articles 
de  journaux  qu'il  eût  écrits  sans  les  relire.  C'est  cependant  en  ces  œuvres 
légères  que  la  forme  et  les  détails  demandent,  selon  nous ,  le  plus  de  pré- 
cision et  de  fini. 

INIais  M.  Alphonse  Karr  a  fait  un  épilogue  pour  nous  dc-clarer  qu'au 
mois  d'avril ,  bien  que  l'esprit  soit  peu  porté  au  travail ,  il  a  voulu  nous 
raconter  le  Fa  diczc  avant  de  nous  donner  un  autre  récit  auquel  il  attache 
plus  d'importance. 

Assurément,  nous  lui  savons  gré  d'avoir  pris  ainsi  sur  son  printemps, 
à  l'intention  de  nos  plaisirs;  mais,  non  moins  paliensque  désintéressés, 
pour  peu  que  le  Fa  dieze  y  eût  dû  gagner  ce  qui  lui  manque,  nous  l'eus- 
sions attendu  volontiers,  connue  l'autre  récit ,  quelques  mois  de  plus. 


-ii  HEVLE    DUS   DiaX    .M(»Mi|  ^. 

<:onHi:sri)M)\\(i:  i)()iiii;\T,  r\ii  mm.  mhiimii  ii   i-or.ioiîi.Ai . 

A  iiiiiiiis  i|iril  lie  ^iiil  un  d*'  ces  cnidiK  (|iii ,  coiiiMiissioiiiK.N  un  non 
]i;ir  li's  «îtHjvt'iiu'nuMis,  s'en  voiU  comir  le  monde  (•(tninic  i^t'Of^raplios, 
<inli(|iiaii'es  on  n.itnralistos,  ri  an  icloin'  nu  iinns  doiveni  pas  indinstin'iinc 
liisloirc  ijrave  el  inélln)di(|iit'  de  leurs  reelierclies,  nu  voyai^enr,  s'il  veiiL 
se  borner  à  nous  conler  ses  impressions,  ne  .saiirail,  je  crois,  les  iradnire 
pins  lidèlemenl  ([ne  par  les  lellrcs  écrites  à  ses  amis,  des  lienx  même 
(pi'ii  a  vns. 

C'est  le  parli  ([u'oii!  pris  MM.  IMichand  el  Ponjonlal  pour  nous  condniir 
avec  enx  en  Orient,  et  ils  nons  en  ont  ainsi  rendu  le  pèlerinage  facile  el 
plein  d'attrait. 

Dans  les  trois  inomiers  volmnes  de  lenr  (Correspondance,  sur  leurs  pas, 
nons  avions  visité  déjà  la  Grèce  el  les  rnincs  de  Troie,  puis  des  rives  de 
rHellcspont  nons  les  avions  suivis  à  Ctinstanlinop'.e,  où  ils  nous  avaient 
fait  séjoiuner  avec  eux,  sans  que  nous  nous  fussions  plaints  de  la  loni,^neur 
de  cette  halle;  voici  maintenant  que  leur  quatrième  volume  nous  remet 
en  chemin  et  nous  enmiène  à  Jérusalem. 

Ayant  encore  une  fois  traversé  l'Archipel,  nous  descendons  d'abord  à 
Rhodes.  Arrêtons-nous  un  instant  avec  nos  voyai^eurs  chez  le  bey  de  l'Ile 
qu'ils  vont  visiter;  nous  y  assisterons  à  une  petite  scène  fort  plaisante. 
Son  Excellence  s'était  fait  .servir  à  déjeuner  et  man;^eail  un  pilair  el  des 
œufs  sur  le  plat ,  portant  tour  à  tour  ses  grosses  mains  sur  l'un  et  l'antre 
mets,  et  se  tournant  de  temps  à  autre  vers  M.  Michaud  [)o!ir  lui  dire  en  ita- 
lien :  A  la  iurca!  à  la  tuna!  Puis,  comme  tous  les  agens  de  la  Porte 
avaient  reçu  l'ordre  d'accueillir  les  Francs  de  leur  mieux,  après  son  dé- 
jexmei-  le  bey  crut  devoir  mettre  la  conversation  sur  la  situation  de  l'Eu- 
rope. Il  parla  de  la  révolution  française,  el  s'imaginant  nous  être  fort 
agréable,  observe  M.  IMichaud,  il  nons  répéta  plusieurs  fois  en  italien  . 
—  Consiituzione  houa,  boua  anisiituzknic!  —  Cet  honnête  bey  avait 
trouvé  là  vraiment  un  sinïiilicr  moyen  d'être  agréable  à  l'auteur  de 
Vhi.:toire  des  Croisades  et  au  fondateur  de  la  Qnoiidiemie. 

Nous  voudrions  continuer  la  route  jusqu'à  Jérusalem  en  la  compagnie 
de  MM.  Michaud  el  Poujoulat,  et  les  accompagner  en  tontes  leurs  étapes, 
tant  leur  conmierce  est  aimable  el  distigué,  tant  leur  causerie  a  de  charme 
et  d'intérêt;  mais  il  nous  faudrait  alors  les  laisser  parler  eux-mêmes  plus 
souvent  (jue  ne  le  permettent  les  bornes  étroites  dans  lesquelles  ce  court 
aperçu  de  leur  livie  est  tenu  de  se  circonscrire. 

Ce  cpii  manque  peut-être  aux  récils  d'ailleurs  toujours  amusans  et  spi- 
rituels de  nos  voyageurs,  c'est,  selon  nous,  un  peu  de  foi  vive.  Certes,  je 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  245 

les  vois  partout  vrais  croyans  et  bons  chrétiens;  mais  en  Palestine  et  sur- 
lout  dans  la  ville  sainte ,  je  les  voudrais  plus  naïvement  catholiques;  je  les 
voudrais  un  peu  superstitieux  même. 

C'est  cette  candide  dévotion  qui  donne  des  charmes  infinis  à  la  relation 
d'un  pareil  voyage  qu'un  pèlerin  de  Salamanque  a  publiée  en  espagnol  il 
y  a  quelques  années.  Cet  écrit  ne  semble  pas  en  vérité  de  ce  siècle,  et  je  ne 
puis  résister  au  désir  d'en  traduire  ici  (luelqucs  lignes. 

«  Nous  étions  encore  à  une  demi-lieue  de  Jérusalem,  dit  le  pèlerin, 
lorstpie  nous  commençâmes  à  la  distinguer  dans  le  lointain.  Sa  vue  me 
jeta  dans  un  contentement  inexprimable.  J'allais  descendre  de  mon  che- 
val afin  de  baiser  la  terre  et  de  gagner  l'indulgence  plénière  accordée  en 
ce  cas  ;  mais  les  religieux  avec  lesquels  je  venais  m'en  empêchèrent ,  m'a- 
verlissant  (pie  les  Turcs  qui  nous  escortaient  me  couperaient  infaillible- 
ment la  tôle,  si  je  donnais  en  leur  présence  de  telles  marques  de  piété.  >> 

Assurément,  I\IM.  Michaud  et  Poujoulat  rous  montrent  bien  mieux, 
bien  plus  complètement  la  ville  sainte  et  ses  environs  que  ne  l'a  fait 
le  pauvre  pèlerin  ;  mais  leur  religion  éclairée  et  intelligente  ne  touche  pas 
comme  son  ignorante  simplicité. 

Il  lermine  son  itinéraire  par  une  sorte  d'instruction  destinée  à  ceux 
qui  entreprendront  après  lui  le  pèlerinage  de  la  terre  sainte. 

«  Ceux-là,  dit-il,  devront  se  pénétrer  d'abord  profondément  de  la  lec- 
ture du  Nouveau-Testament,  et  l'apprendre  même  par  cœur. 

«  Avant  de  se  mettre  en  roule,  ils  feront  une  confession  générale 
de  tous  les  péchés  de  leur  vie.  S'ils  ont  quel([ues  biens  et  quelque  fortune, 
ils  feront  aussi  leur  testament,  et  légueront  aux  églises  et  aux  couveus  le 
plus  qu'ils  pourront  d'argeivt  à  employer  en  messes. 

«  Ils  ne  s'arrêteront  nulle  part  à  voir  des  objets  de  curiosité,  comme  mo- 
numeus  ou  choses  d'art  qui  les  pourraient  détourner  de  leur  but  pieiix. 

«  Fussent-ils  fort  riches,  ils  ne  devront  ennnener  avec  eux  aucun  domes- 
tique, ni  se  pourvoir  de  plus  de  six  mille  réaux  et  de  quatre  chemises. 

«  Duranttoute  la  navigation,  comme  on  ne  voit  rien  que  le  ciel  et  l'eau, 
ils  passeront  leur  lem|)s  en  prières  et  eu  oraisons  mentales.  » 

Nous  laissons  là  le  surplus  des  eonseils  de  notre  bon  pèlerin.  Nous  en 
avons  (lit  assez  pour  ceux  (pii  seront  tentés  de  s'en  aller  en  pèlerinage 
comme  lui  à  Jérusalem,  et  le  nombre  n'en  sera  pas  grand  parmi  nous, 
j'en  ai  p  ur. 

Quant  aux  simples  voyageurs,  à  ceux  qui  voudront  visiter  la  terre  sainte 
seulement  en  curieux,  soit  de  leur  propre  personne,  soit  sans  se  déran- 
ger du  coin  de  leiu"  feu,  à  ceux-là  nous  recommanderons  les  lettres  de 
MM.  Michaud  et  Poujoulat;  ils  ne  sauraient  trouver  poiu' leurs  explorations 
TOMK  m.  —  I.">  H  ii.i.r  T  18.")^.  10 


-W»  m  M  i:    l»KS   DKL'X    MO.>HKS. 

un  iiiaïuiol  plus  (Miu|ilrt  et  plus  iiislriiclir,    un  ;;iii(ic  |ilii>;  sur  et  iiiirru 
iiirorinc. 

I  VIII  I  Al    PI    l 'iiisToiui-:  cKNÉiiALK  HK  F.'nriioi'i; .  dki'Uis  181  ; 

.uisod'f.n  t8.W  (I). 

C'est  mit'  ciilifiiie  exit,^eaii(e au-delà  de  ses  dioilS(|ue  eelle(|iii  piélciid, 
au  lien  de  juiîer  un  livif,  le  refaire  et  le  reconslruire  de  fond  en  comble 
sur  un  nouveau  plan.  M.  Ivlouard  Ailetz  nous  pif-senle  le  sien  comme 
un  simple  nsumé  de  faits  el  ime  analyse  de  doriiinons  publies,  (.'e  soûl 
uiiiquemeni  les  actes  îles  eabinels,  les  opcralions  de  jj;iierre  el  lesslipula- 
lions  des  Iraités  qu'il  .s'esl  proposé  de  classer  à  leur  date  el  par  époipies. 
Il  faut  reeomiallre  (pril  s'est  consciencieusement  aeipiitté  de  celle  tâche 
aride  el  ingrate,  cl  si  nous  trouvons  quelque  chose  à  blâmer  de  son  ou- 
vrage, ce  n'en  sera  guère  que  le  titre.  Ce  titre  promet  en  effet  beaucoup 
trop,  car  l'avant-propos  (pii  le  suit  se  charge  d'abord  de  le  dénieiiiir;  ce 
n'est  point  le  tableau  de  l'iiisloire  de  la  restauration,  c'en  est  simplement 
la  laltle  des  matières  raisoimt'e  que  M.  Edouard  Allelz  a  voulu  faire,  et 
il  n'a  pas  effeetivemeiil  fait  autre  chose. 

Cette  table  est  au  moins  excellente.  Les  faits  y  sont  rappelés  avec  ordre  , 
précision  el  exaclilude,  et  en  même  temps  avec  l'étendue  convenable. 
Leur  division  est  lucidement  tracée. 

Qui  écrira  mainlenanl  l'histoire  de  ces  seize  années  dont  M.  Allelz  nous 
a  donné  une  si  juste  analyse?  Ce  sera ,  certes,  un  digne  monument  à  éle- 
ver! Mais  _^I.  Allelz  qui  eu  a  rassemblé  laborieusement  les  matériaux,  se 
bornera-t-il  à  cet  hundjle  travail?  JN'aura-t-il  donc  pas  l'ambilion  d'être 
lui-même  rarchilecte? 

Des  DEVOIRS  des  hommes,  parSilvio  Pellico  (2).  —  C'est  un  livre 
(pii  vient  bien  après  celui  des  prisons,  —  le  mie  Prigioni,  —  que  ce  traite 
des  devoirs  de  Silvio  Pellico,  car  il  y  avait  mis  une  digne  préface  dans  le 
récit  de  ses  souffiances  si  chréliennement  patientes  di;rant  les  dix  années 
de  sa  captivité.  Vous  qui  voulez  que  le  prédicateur  vous  prêche  aussi 
d'exemple,  vous  ne  récuserez  pas  au  moins  celui-ci.  Oui,  sa  parole  est 
dure  el  sévère  !  C'est  bien  toute  l'inflexibilité  du  devoir  que  vous  prescrit 
ce  moraliste  inexorable.  Ce  n'esl  pas  lui  qui  veut  des  accommodemens  avec 
le  ciel.  Son  évangile  esL  plus  rigo;ireux  peul-êlre  que  celui  de  Jésus-Chi  ist. 
Écoutez-le  pourtant  avec  respect,  et  si  vous  n'acceptez  point  toute  la  ri- 
{ruenr  de  ses  principes ,  si  vous  jngez  qne  la  leçon  ne  vaut  rien  pour  le 

(i)  Chez  Vitnont,  yS,  rue  de  Richelieu. 

(a)   Un  vol.  ia-8",  rhez  Fournier,  14,  nie  de  Seine. 


llKVUr:.  —  CHHONIQUE.  2i7 

siècle  ou  pour  vous ,  n'accusez  pas  ce  missionnaiie de  la  foi  d'Iiypocrisie , 
ni  niêiue  d'inconséquence  !  Il  n'est  pas  en  effet  de  ces  apôtres  de  noire 
temps  (pii  ont  tenté  de  réliabililcr  le  du  istianisnie  si  conimodénicnt , 
c'esl-à-dire  sans  se  déranger  le  moins  du  monde  eux-mêmes  de  leur 
indifférence  irréliuieiise.  Non  !  sa  vie  entière  est  là,  derrière  ses  paroles, 
qui  témoigne  pour  elles  et  les  fortifie. 

Mais  ce  n'est  pas  seulement  cette  incontestable  loyauté  de  conviclion 
<|ui  reconnnande  hautement  le  nouveau  livre  de  Sihio  Pellico  :  il  y  faut 
reconnaître  aussi  et  admirer  ce  calme  |)rofon;l  qui  y  règne  ainsi  que  dans 
les  Prisons.  —  Ne  semble-t-il  pas  que  celte  voix  grave  et  paisible  sort  du 
fond  d'un  cloître?  Oui,  la  voix  de  Silvio  Pellico,  c'est  bien  une  voix  du 
cloître  comme  celle  de  Manzoni.  L'austère  et  tranquille  solennité  du  chant 
d'église  est  bien  le  caractère  de  cette  école  italienne  moderne  si  à  part ,  si 
glorieusement  créée  et  représentée  par  ces  deux  poètes. 

Aussi,  quelle  surpri'^e  ne  devait  pas  causer  leur  poésie  du  Midi  appa- 
raissant toute  blanche,  toute  religieuse,  toute  soumise  au  milieu  de  nos 
poésies  aclueik's  du  Nord,  sombres,  désordonnées,  ivres  de  pundi  et  de 
vin  de  Champagne,  et,  dans  leur  ivresse ,  s'en  prenant  ù  tous  les  dieux  ! 
N'eût-on  pas  dit  im  beau  cygne  s'abattant  i)armi  des  troupes  d'aigles  et 
de  vautours? 

1 

LIVRES  ANGLAIS. 

Vous  me  demandez  (jnelles  nouveautés  assez  pi(juantos  ont  triomphé 
de  nos  discussions  politiques,  de  nos  combats  pour  et  contre  la  ré- 
forme, et  de  l'intérêt  excité  par  la  grande  procession  des  unionistes. 
Le  nombre  de  ces  heureux  ouvrages  n'est  pas  très  grand.  Ici,  comme 
chez  vous,  l'édition  à  bon  marché  domine.  Le  penny  envaiiit  la  librai- 
rie. Le  public  est  persuadé  qu'en  déboursant  un  millier  de  penny,  l'un 
après  l'autre  et  de  semaine  en  semaine,  ces  ptuiny  ne  font  pins  tard  ni 
des  schellings,  ni  des  guinées. 

Les  éditions  à  bon  marché  tombent  dru  comme  grêle  :  c'est  W'aller 
Scott,  c'est  Crabbe,  c'est  Robert  Burns  que  l'on  piblie  ainsi  tour  à  tour. 
L'édition  de  Cral)be  est  ornée  d'une  assez  bonne  vie  de  Crabbe ,  par  son 
Mis.  Celle  de  Burns,  par  Allan  Cuningham,  mérite  d'être  distinguée  des 
nombreuses  éditions  de  ce  poète  qui  ont  été  [tubliées  jusqu'ici.  Allan  Cu- 
iiindKun a  plus  d'un  point  de ressendilancc  avec  Binns  ;  il  sympathise  avec 
lui;  il  a  long-tem|is  habile  le  comté  illustré  p;ir  ce  douanicr-poèle;  il  a  de 
l'élégance  dans  le  style;  son  anecdote  est  toujours  vive,  bien  narrée,  bien 
colorée,  sans  exagération  et  sans  em[»ha.se. 


'3iS 


i;i.\  1 1.   ui.,^   hi.LX   M(i.\i)i;s. 


il  \  .1  iiutiiis  (l'IiabiKiik-  tl  de  mcliiT  chez  le  nverciul  M.  Crahlje,  fdi- 
iciir  tii's  u'UMcs  coiiiplèles  de  son  père.  Les  faits  s'eiilassenl  sans  ordre 
sons  sii  plume  prolixe  :  avec  ini  peu  plus  d'arl ,  (lucl  délicieux  ouvra,:,^e  il 
aurait  fail  !  Quelle  vie  iuléressanle  et  Irislo  que  celle  de  ce  niiuislre  pro- 
le>t;uil.  veu.uit  à  Londres  »ans  autre  ressource  (|ue  son  talent;  longtemps 
apprenti  chez  un  apolliicaire;  n'ayant  (pi'un  pauvre  lialiil  dt'clnrc;  force 
de  rester  ilans  son  i^renier,  et  de  descendre  eni[)riniler  une  ai^inllec  de 
soie  noire  usa  propriétaire  jiour  raccommoder  cet  liahil;  frappant  à  tontes 
les  portes  des  grands  seignetns  et  repoiissé  par  eux;  ayant  confiance  en 
l)ieu  et  disant  sa  prière  après  avoir  éiTit  ses  beaux  vers  et  mangé  le  seul 
morceau  de  pain  de  la  journée!  Lorsque  Burke,  l'iionune  de  génie  déjà 
illustre,  prend  en  |»itié  riioninie  de  génie  inconnu,  le  présente  à  ses  amis, 
le  lirede  la  misère  et  lui  procure  une  petite  prébende,  comme  on  l'aime,  ce 
Buikel  Puis  vient  le  récit  de  l'existence  du  ministre  évangélique,  cette 
existence  toute  rurale,  toute  provinciale,  tout  obscure,  mais  qui  n'a  rien 
de  misantluopique,  de  chagrin,  ni  d'envieux.  Crabbe  est  fort  occupé  dans 
son  presbytère.  Il  analyse  et  décrit  dans  ses  poèmes  les  matelots  et  les 
bourgeois  qu'il  prêche  le  dimanche  et  qu'il  assiste  au  lit  de  mort  :  c'est 
une  vie  bien  complète  ,  bien  une ,  bien  d'ensemble  ;  et  tous  les  matériaux, 
un  peu  confus,  (jue  nous  offre  M.  Crabbe  fils,  sont  admirablement  carac- 
téristiques. 

Rogers  (Samuel) ,  ce  poète  si  riclie ,  ce  bancpiier  qui  écrit  de  si  agréa- 
bles vers,  s'occupe  aujourd'hui  d'une  édition  complète  de  ses  œuvres; 
les  premiers  peintres  et  les  premiers  graveurs  de  l'Angleterre  doivent 
contribuera  l'embellir.  Vous  n'avez  pas  oublié  cet  admirable  volume  de 
V Italie  (Italy),  l'un  des  chefs-d'œuvre  de  l'art  moderne,  avec  les  vignettes 
de  Turner  et  ses  monumens  d'après  Prout.  Rogers  veut  que  toutes  ses 
œuvres  soient  imprimées  avec  le  même  luxe.  Les  dessins  et  les  planches 
qui  lui  ont  été  apportés  ne  l'ayant  pas  satisfait,  il  a  exigé  que  l'on  recom- 
mençât tout  le  travail.  Chaque  volume  lui  coûtera  cent  soixante-quinze 
mille  francs  de  votre  monnaie. 

Jamais  nous  ne  manquerons  de  romans,  et  l'urgence  des  circonstances 
politiques  n'a  pas  empêché  que  la  presse  anglaise  ne  nous  donnât  récem- 
ment cinq  ou  six  œuvres  de  ce  genr;^ ,  qui  s(jnt  fort  dignes  de  remarque. 
Théodore  Hook  ,  l'éditeur  responsable  de  John  IhiU  (  juunial  spirituelle- 
ment et  vigoureusement  écrit  ) ,  vient  de  reparaître  avec  son  roman  inti- 
uilé  :  .'IJuoKr  et  Orgueil.  Nos  ridicules  n'ont  pas  de  meilleur  peintre  que 
Théodore  Hook;  exclusifs,  coriuihiens ,  dandies,  demi-dandies,  quart  de 
dandies,  bourgeois  singeant  l'aristocratie,  aristocrates  se  faisant  populaires, 
iffectations  vaniteuses  du  West  End  et  de  la  Cité,  voilà  ce  que  Théodore 


REVUE.  —  CllRONIQLE.  2iî) 

llook  saisit  avec  un  uierveilleux  lalent;  mais  sa  verve  hmnoristique  est  si 
anglaise,  les  travers  auxquels  il  fait  allusion  nous  appartiennent  si  exclu- 
sivement, que  je  ne  sais  si  ses  œuvres  ne  seraient  pas  dos  énit!;nies  pour 
vous  :  vous  n'êtes  pas  initiés  aux  mystères  de  l'école  noiinnée  Ecole  de  la 
fourchette  d'argent  {SUver-forh-school  ).  Horace Smilli,  lionuiie  d'esi)rit, 
qui  a  concouru  à  la  rédaction  des  piquantes  parodies  intitulées  liejected 
Adresses,  vient  de  publier  un  assez  bon  roman,  Gaie  MiddleUm,  cl 
M.  Andrew  Picken,  l'un  des  nombreux  imitateurs  de  Walter  Scott,  tlie 
Blach  Watch,  ouvrage  assez  distingué. 

3Iais  le  grand  succès  ,  en  fait  de  romans  nouveaux,  appartient  sans  con- 
tredit à  Trevehjan.  Le  but  en  est  moral;  il  s'agit  de  prouver  la  nécessité 
de  principes  fixes  et  d'une  bonne  étlucation  pour  les  femmes.  'J'oul  le 
monde  convient  de  cela;  mais  dans  une  société  comme  la  nôtre,  le  diffi- 
cile est  d'inculquer  ces  principes  et  de  donner  cette  éducation. 

Quoiqu'il  en  soit,  Tievelyan,  homme  à  la  fleur  de  l'âge  et  très  hono- 
rable, reçoit  d'un  de  ses  amis,  qui  meurt  dans  ses  bras,  le  soin  de  veiller 
sur  une  fille  naturelle  de  cet  ami.  Tuteur  de  la  jeune  fille,  il  devient 
amoureux  de  sa  pupille;  lien  de  plus  naturel;  sa  pupille  l'aime,  ce  cpu 
est  encore  fort  ordinaire.  Un  plus  jeune  amant  se  présente,  un  amant 
moins  grave,  moins  penseur,  moins  grondeur,  qui  se  fait  aimer  à  son 
tour,  et  que  l'héroïne  épouse.  Tout  cela  est  dans  l'ordre  des  choses  com- 
munes. 

Délaissée  par  son  mari,  assez  mauvais  sujet,  elle  pense  bientôt  à  la  ven- 
geance ,  arme  favorite  des  femmes  ;  et ,  pour  que  cette  vengeance  soit  écla- 
tante,  elle  se  laisse  enlever.  Mais  à  peine  la  chaise  de  poste  a-t-elle  roulé 
pendant  l'espace  decpiaranle  milles,  le  repentir  la  saisit  :  elle  se  sauve,  se 
léfugie  dans  une  auberge  isolée  ;  et  bientôt ,  abandonnée  du  monde  en- 
tier, elle  a  recours  à  la  générosité  de  son  tuteur.  Trevelyan  s'est  marié. 
Il  occupe  dans  le  monde  une  place  honorable.  Il  reçoit  le  message  de 
l'héroïne,  vole  à  son  secours ,  parvient  à  lui  ramener  son  mari  qui  lui  par- 
donne et  prend  son  parti,  comme  cela  arrive  quehiuefois.  3Iais  ce  qui 
n'arrive  pas  toujours,  c'est  que  la  jeune  personne  meurt  de  chagrin  dans 
une  auberge.  Vous  voyez  que  cette  fabulation  ne  se  distingue  ni  par  ime 
grande  nouveauté,  ni  par  une  énergie  bien  dramaticpie.  L'auteur  s'est 
sauvé  pai  les  ilétails  .-  on  s'intéresse  à  la  lutte  de  Trevelyaiv  contre  lui- 
môme;  il  n'a  pas  cessé  un  instant  d'aimer  sa  pupille,  et  sa  passion  ,  ses 
combats,  le  danger  de  la  première  entrevue  qu'il  a  avec  elle  après  son 
mariage,  tout  cela  est  peint  de  main  de  maître.  L'aulenr  est  une  fenniie 
qu'il  ne  m'est  p(jint  permis  de  nommer.  Le  temps  soulèvera  bientôt  sans 
doute  le  voile  souslcipiel  se  cache  sa  modestie. 

V'N'alter- Savage  Landor,  iiomme  de  talent  que  vous  connaissez  [leu 


fil  Kl Miu'C ,  cl  iluiil  |0  ne  oiuis  pas  ((iradctiii  niivrai.a*  uil  clc  liadiiil  . 
a  piihlif  peiulanl  «es  (ItM-iiièiTs  aiiiiofs ,  trois  voluiiics,  iiitidilos  :  Coiivci- 
Sdtutiis  imiKjniaiies.  11  iiit-l  eu  soèiie ,  à  I'('\(mii|)Ic  de  l'otilenellt; , 
mais  avec  plus  de  pravilé,  el  soiiveiil  avec  élitcpicuce,  des  per.soiuiaf^es 
(•elel)res  qui  cxpriineiil  leurs  upiiiioiis  sur  les  iirands  évéïieuieus  de  l'iiis- 
toire,  siii'  les  proiijrC's de  la  sceielê,  etc.,  t  ir.  Ou  vieiil  de  publier  un  ou- 
vraiie  du  iiiêine  t^enre,  sous  le  lilre  de  :  Ihunpdoi  (tu  \i\''  siècle.  C'esl 
une  revue  complète  de  la  phiparl  des  écrivains  et  des  hommes  polili(pies 
du  siècle  :   OMivre  d'un   linmmc  <pii  a  lieaiiroup  vu  el  heaiicniii»  p<Misé. 

La  littérature  de  l'art  a  f.dl  la  coïKjuèle  d'un  hon  ouvra^^e,  et  vous  sa- 
vez (pi'en  ce  i^eiwe  les  bons  ouvrages  sont  rares.  Les  lierons  de  M.  Pliil- 
ii|)s  .  dernier  professeur  de  peinture  de  l'académie  royale,  sur  l'histoire 
et  les  principes  de  celart,  méritent  les  plus  grands  éloges.  L'ame  du  poète 
el  le  talent  de  l'artiste  ont  présidé  à  cette  œuvre  coi'sciencieuse.  Les  pre- 
mières le<;ons  emhrasseni  l'histoire  de  l'art;  les  autres  donnent  les  règles 
lie  la  composition,  de  liiivenlion,  du  coloris  el  du  dessin.  ÎVl.  Phillips  a 
beaucoup  voyagé,  el  voyagé  avec  fruii.  Ses  souvenirs  d'Italie  et  de  Flan- 
ilies,  ses  descri[)iions  brillantes  des  cliefs-d'(Puvie  que  ers  contrées  ont 
offerts  à  son  admiration ,  ajoutent  beaucoup  à  l'originalité  et  à  l'intérêt  de 
son  œuvre. 

Notre  art  dramatique  se  trouve  toujours  dans  la  même  situation  de  dé- 
cadence et  de  décrépitude  ([ue  vous  savez.  Nous  vivons  sur  les  pièces  fran- 
çaises. Votre  Bertrand  et  I\aton .  assez  habilement  adapté  à  notre  scène, 
n'a  eu  qu'un  demi-succès.  La  comédie,  quand  elle  n'est  pas  nationale,  ne 
frappe  pas  les  intelligences  populaires,  et  ces  vives  et  piquantes  allusions 
pulili(iues  dont  le  spectateur  parisien  est  charmé,  n'arrivent  pas  jusqu'aux 
intelligences  obtuses  de  nos  classes  moyennes.  Quant  à  la  liévoUe  au  Sé- 
rail, elle  a  été  un  désappointement  pour  nous,  et  nous  n'avons  pas  com- 
pris tout  le  fracas  avec  lecpiel  cette  pièce  a  été  annoncée  et  accueillie  chez 
vous.  Nos  femmes  vont  lr(>uvé  trop  de  nudités,  et  nos  gentilshommes  p;is 
assez.  D'ailleurs  :M"''  Taulioni  n'était  pas  là  po;ir  autoriser  l'eiilliousiasme. 
\L  Jerrold ,  auteur  dramatique  assez  connu ,  vient  d'obtenir  un  sucés.  Su 
liobede  noces  a  fait  couiir  toute  la  ville  de  Londres.  C'est  une  comédie 
intime  assez  intéressante  on  les  jeunes  personnes  vont  cliereier  l'espé- 
rance et  l'instruction,  les  femmes  des  souvenirs,  et  les  maris  des  regrets. 
Le  théâtre  de  Vittoria  s'est  enrichi  d'un  ouvrage  de  Sheridan  Knowles, 
notre  meilleur  auteur  dramatique;  je  vous  en  rendrai  compte  plus  tard. 

Quant  à  la  poésie,  elle  n'a  rien  produit  de  remanpiable,  si  ce  n'est  le 
Jugement  du  déluge,  poème  millouicpie  d'une  grande  originalité,  d'un 
style  harmonieux  el  énergique,  et  rinlipvun  Artevelde ,  poème  drama- 
tique de  M.  Henri  Taylor,  qui  a  paru  tout  récemment  avec  rissez  d'éclat. 


Kt^LK.  — CIll'.OMQLK.    ,  ti,')! 

DEUX  MOTS  A  LA  REVUE  BRITANNIQUE 

Nous  nous  plaignions,  dans  nos  deniièies  livraisons,  denipninls,  dauties  diraient 
larcins,  fjitsà  la  liei'iie  des  deux  Mondes  par  di\eis  journaux,  cnli-'aulres  par  la 
Revue  /iiitanriiijue .  (pii ,  récemment,  avait  donné  connue  traduction  de  l'anylais 
un  conte  français  original,  publié  par  nous  sous  ce  litre  :  les  Deux  Capidji.  A  ce 
propos  nous  exhortions  ces  divers  journaux  à  se  tenir  un  peu  mieux  au  courant 
.le  la  littérature  indigène,  afin  de  ne  plus  s'exposer  à  donner  pour  anglais  ce  qui 
c.U  Irançais. 

Poiu'  n'avoir  pas  tenu  compte  de  nos  exhortations  amicales,  M.  le  directeur  de  la 
Revue  C'vVa««/(/«c  vient  de  tomber  dans  la  même  faute;  son  dernier  n".  (juin  183/,) 
contient  un  article  de  philosophie  historique  évidemment  emprunté  à  notre  Revue 
par  le  Foreign  Quarterly  Review ,  d'où  l'a  liaduit  la  Revue  Riitannique.  Il  a  paru 
pour  la  première  fois  dans  notre  livraison  du  i5  févTier  dernier,  sous  ce  titre  : 
Hante  dtaU-il  hérétique?  L'auteur  est  M.  E.  J.  Delécluze.  Mais  il  faut  rendre  à  lu 
Revue  Riitannique  celte  justice  qu'elle  a  dissimulé  l'idenlilé  en  changeant  le  titre 
original ,  et  eu  tronquant  et  morcellant  sans  pitié  le  trav.  il  de  notre  collaborateur. 
Le  nouveau  tilre  substitué  à  l'ancien  est  celui-ci;  de  l' Esprit  d'opposition  on 
moyen  cge,  et  spécialement  en  Italie;  mais  le  nom  seul  est  changé,  la  chose  est 
parfaitement  la  même. 

Aussi  bien  ne  sommes-nous  pas  les  seuls  qui  servions  à  défrayer  l'anglomane 
Revue.  Nous  savons  que  la  Revue  Encyclopédique  a  servi  comme  nous  d'arsenal 
à  M.  le  directeur  de  la  Revue  Erit-mnique.  Ou  lit  dans  son  n**.  de  novembre 
i833  un  morceau  de  voyage  intitulé  :  Excursion  dans  les  Jhruzzes  et  dans  L 
comte  de  Molise.  Or,  ce  morceau  avait  paru  l'année  d'avant  (juillet  i8j2)dans 
la  Revue  Encyclopédique  sous  le  titre  des  Samnites  anciens  et  modernes.  L'auteur 
est  M.  Charles  Didier.  Son  travail  fut  traduit  à  Londres  par  le  Montlily  Magazine, 
doù  la  Revue  Britannique  l'avait  retraduit  en  français  avec  de  grossières  erreurs 
et  une  confusion  complète  de  lieux  et  de  noms. 

Ce  n'était  du  reste  pas  la  première  fois  que  M.  Didier  était  soumis  à  cette  rude 
épreuve.  Il  publia  en  i83i  ,  dans  la  Revue  Encyclopédique  (janvier  et  février), 
an  Coup  d"  œil  sur  la  statistique  morale  et  politique  de  l'Italie,  d'où  il  arrivait 
alors;  ce  travail  cul  le  même  destin  que  ceux  qui  suivirent,  il  fut  traduit  par  le 
journal  anglais  le  Metropolitan,  et  reproduit  l'année  suivante  par  la  Revue  Britan- 
nique (mars  i832),  sous  ce  titre  :  l'Italie  en  i832  ;  retraduit  gauchement  de 
l'anglais  en  fiançais,  le  travail  original  n'est  pas  sorti,  comme  il  est  aisé  de  le 
deviner,  de  celle  double  torture  sans  de  cruelles  mutilations. 

Mais  ce  ne  îont  pas  seulement  les  Revues  françaises  que  la  Revue  Bii/annique 
exploite  et  traduit  de  l'anglais,  ce  sont  les  premiers  écrivains  de  la  langue;  elle  a 
pousse  l'étourderie  ou  l'ignorance  jusque  la  qu'elle  a  donné,  il  y  a  environ  deux 
ans,  un  roman  de  Diderot  pour  une  nouvelle  anglaise;  c'est  prendre  le  Pirée 
pour  un  homme. 

Le  roman  original  se  trouve  dans  les  opuscules  que  Diderot  appelait  les  petits 
papiers  ;  c'est  V Histoire  du  médecin  Gardeil  et  de  M"'  I.a  Chaux.  Les  noms  av  aient 
été  changés,  et  qudcjurs  laits  secondaires  altérés;  mai-,  la  fable  est  identique. 

Certes  voilà  plus  de  faits  qu'il  n'en  faut,  et  en  cherrluiut  nous  en  trouveriimn 
sans  doute  beaucoup  d'autres;  en   voilà  bien  assez,  disons-nous,  pour  faire  cou 


c 


tir")2  KF.VUE    DES   DtUX    MO.NDKS. 

uailrt"  do  t|iiillc  fa(^uo  procède  la  Uevtie  liritanniijur,  il  romincnt  elle  en  use  iwci: 
Sun  crédule  public.  Elle  lit ,  il  \  a  (|Ut'U|ues  iinuées,  iiti  grand  procès  an  journal 
(]ui  s'appelle  If  l'olrnr  [c;\r  dans  ce  Iciiips  de  pillage  lilléraire  il  existe  un  jiiiinial 
tpii  n'a  i>as  craint  de  prendre  ce  titre),  piiur  coatrelai^on  d'articles;  or,  nous  nous 
rapiieions  qu'à  ce  propos  elle  se  divertit  fort  oux  dépens  de  tous  ces  houliipiiers 
littéraires  qui  font  des  journaux  avec  des  ciseaux.  Mais  i  Ile  ,  ne  fait-elle  pas  pis  ' 
Piiurlaillerdnns  la  lillérature,  il  faut  la  connaître, et  c'est  un  nu'i-ile  qncn'a  pr 
M.  le  (.lirei'tenr  de  la  Jieiitc  Hiilaiiniqiic,  ]iuisqu  il  s'en  va  hraveineni  j)oni 
au-delà  du  détroit  les  lettres  françaises.  Encore  est-ce  la  la  supposition  la  ;  uis 
bénigne,  car  de  deux  choses,  l'une:  ou  bien  il  retraduit  de  l'anglais  nos  articles 
et  les  aulres  sans  les  connaître,  et  dans  ce  cas  il  est  coupable  du  seul  fait  d'igno- 
rance; ou  bien  il  les  reproduit  sciemuient,  et  alors  il  v  a  dol  et  larcin.  Or,  M.  le 
directeur,  qui  a  été  préfet  de  police,  qui  est  préfet,  et  qui  d'ailleurs  a  fait  naguère 
un  procès  de  ce  genre  au  Voleur,  ne  doit  pas  ignorer  <pie  dans  ce  dernier  cas  il 
est  coupable  de  conircfaecn ,  et  qu'il  y  a  des  tiibunaux  qui  connaissent  de  ces 
affaires-là. 

Nous  voulons  bien  convenir  qu'un  ex-préfet  de  police  n'est  pas  rigoureusement 
tenu  délire;  mais  enfin  (piand  on  s'institue  jurande  littéraire,  il  faudrait,  ce  nous 
semble,  savoir  quelque  peu  de  litléralurc,  afin  de  ne  pas  [-.rendre  Diderot  pour  un 
romancier  anglais ,  et  les  Revues  françaises  pour  des  Revues  d'oulre-mer.  En 
conscience,  est-ce  en  demander  trop  ? 

Et  puis  si  la  Revue  Britannique  voulait  absolument  traduire  de  l'anglais  nos 
articles  français  ,  que  ne  nous  en  prévenait-elle  ?  Nous  lui  aurions  charitablement 
communiqué  l'original,  et  nous  aurions  ainsi  épargné  à  elle  des  frais  de  traduction  , 
à  ses  abonnés  d'énormes  contre-sens.  Que  ne  s'adressait-elle  aussi  à  nous  lorsqu'elle 
pressa  si  fort  ses  correspondans  de  Londres,  de  lui  trouver  cette  curieuse  Jf'est- 
End-Rew'iew,  où  elle  espérait  butiner  quelques-unes  de  nos  Lettres  sur  les  hommes 
d'état  de  la  France?  Nous  lui  aurions  communiqué  cette  Revue  inédite  qui  ne  se 
trouve  que  dans  nos  cartons,  comme  les  plus  ignorans  le  savent  maintenant.  Elle 
voit  bien  que  c'était  tout  profit. 

A  vraj  dire ,  tout  ce  négoce-là  nous  semble  bien  peu  littéraire  et  bien  peu  loyal. 
Tîous  avons  dû  le  dénoncer  et  nous  en  expliquer  nettement  afin  de  mettre  un  frein 
à  ce  pillage  et  de  u.ontrer  à  la  partie  crédule  et  mal  informée  du  public  ce  que  les 
paperassiers  ont  fait  des  lettres  et  des  idées,  (i'est  un  trafic  étrange  j  en  vérité,  si  la 
presse  indépendante  n'y  met  ordre  au  plus  tôt ,  la  république  des  lettres,  comme 
on  dit ,  menace  de  devenir  une  caverne ,  un  coupe-gorge. 

Nous  savons  bien  que  la  république  des  lettres,  puisque  république  il  y  a ,  ne 
passa  jamais  pour  être  un  Eldorado ,  mais  quand  l'anarchie  y  fut-elle  plus  flagrante  ? 
la  cupidité  plus  insatiable?  les  haines  plus  vénéneuses.''  les  égo'ismes  plus  exorbi- 
lans .'  les  amours-propres  plus  gigantesques? Tombées  de  l'autel  dans  la  boutique  , 
les  idées  ont  perdu  leur  sainteté;  elles  sont  soumises  à  l'agio  comme  les  fonds,  et 
déchus  de  leur  sacerdoce  antique ,  les  grands-prêtres  de  la  société ,  les  enseigneurs 
du  peuple  ont  échangé  le  plectrum  d'or  de  Pvthagore  et  le  stylus  austère ,  intègre, 
de  Tacite  contre  la  plume  d'oie  des  agens  de  change  et  des  banquiers. 


V.    Bl'I.OZ. 


DE   L'ENSEIGNEMENT 


DES  LÉGISLATIONS 


COMPAREES. 


L'iioinme  ne  peut  garder  long-temps  les  ivresses  et  les  heureuses 
ignorances  de  la  première  jeunesse;  il  ne  saurait  rester  longues 
années  la  proie  de  cette  crédulité  du  cœur  qu'on  appelle  un  pre- 
mier amour;  pas  davantage  il  ne  peut  croire  long-temps  à  la  l'acilité 
du  bonheur  qu'il  désire  et  du  chemin  ([u'il  veut  se  frayer  à  travers 
les  hommes  et  le  monde.  Un  jour  il  reconnaît  que  la  vie  est  dure, 
la  destinée  sévère;  et  il  découvre  avec  douleur  qu'au  milieu  de  cette 
société  qui  l'entraîne  impérieusement  à  sa  suite  et  à  son  service,  il 
est  laborieux  d'espérer.  Le  moment  est  criticjue,  et  il  va  dépendre 
de  la  résolution  que  l'homme  prendra,  (piil  soit  jusiju'à  ce  qu'il 
meure  grand  ou  vulgaire.  Des  voix  ne  manqueront  pas  pour  lui 
crier  :  «  Erreur  et  mensonge,  on  nous  avait  trompés  :  la  vérité 
n'est  pas;  et  rien  n'est  faux  parce  que  tout  est  vrai;  il  n'y  a  pas 
d'idées  puissantes ,  il  n'y  a  pas  de  causes  saintes  ;  toutes  les  pensées 
humaines  se  confondent  dans  une  indifférente  égalité.  Vivons  pour 
TOME  m.  17 


i'»l  KKVli;    1)1. ^    KI.IX    V(IMti;s. 

les  laillrr  cl  nous  soiislriiirc  ;i  leur  juii;;;  iiniiiolons  (hms  une  iio- 
iii(|tiL'  oi',<j:i'  tous  les  st'iitiincns  cl  loiites  les  conceptions  de  riioininc, 
cl  poussons  nulour  de  ce  bûcher  des  espei;nices  Iniuiaiiies  d'el- 
fiovahles  licaneniens.  »  Cela  |)(iil  se  laice,  UKiis  ne  suppose  pas 
une  grande  énergie.  Lâcheté  laularoune,  découragenieni  (|ni  a 
Thypocrisie  de  la  force,  et  qui  iuiprinie  à  tous  ceux  (ju'il  alleiiit 
une  uiiiforjniK;  vul{faire!  Mais  si,  après  avoir  reconnu  l'àpreié  des 
(oiijoiiclures  et  de  la  vie,  l'honime  s'y  entête  noblement,  s'il  ac- 
cepte la  lutte ,  s'il  consent  à  uieltre  son  effort  du  côté  du  bien 
contre  le  mal,  de  la  lumière  contre  l'ignorance,  de  la  liberté  contre 
l'oppression;  s'il  se  dévoue  à  quehjue  chose,  après  y  avoir  songé; 
si,  connaissant  l'humanité  dans  ses  mérites  et  dans  ses  faiblesses, 
il  se  décide  à  la  servir,  voilà  de  la  force  :  ce  n'est  plus  l'emporte- 
ment  passager  d'un  jeune  courage  qui  peut  venir  se  briser  contre 
une  première  déception;  l'homme  agit  parce  qu'il  a  voulu;  il  a 
voulu  parce  qu'il  a  pensé;  il  est  inspiié  parce  qu'il  a  réfléchi. 

L'humanité  ï)iéparc  aujourd'hui  ses  actions  en  mûrissant  ses 
idées;  elle  s'étudie  de  plus  en  plus,  et  elle  goûte  la  satisfaction  et 
la  gloire  de  s'estimer  toujours  en  se  connaissant  davantage. 

La  science  est  donc  le  fondement  des  choses  humaines,  elle  l'a 
toujours  été,  mais  long-temps  à  l'insu  de  la  majorilci  du  genre  hu- 
main; les  hommes  étaient  conduits  par  la  pensée  sans  la  soupçon- 
ner :  leur  progrès  est  de  la  reconnaître  aujourd'hui  pour  maîtresse 
et  pour  guide.  En  vain  quelques  clameui-s  se  font  encore  entendre; 
laissons  à  certains  adorateurs  du  passé  la  consolation  impuissante 
de  maudire  la  science  au  moment  où  elle  leur  enlève  le  monde  en  le 
changeant.  Ces  plaintes  dénotent  d'ailleurs  une  incurable  faiblesse, 
des  cerveaux  vieillis  et  épuisés,  des  imaginations  débiles  et  ma- 
lades. Qui  proteste  donc  contre  le  mouvement  de  l'esprit  humain? 
Quelques  vieillards  désespérés ,  quekjues  enfans  étourdis ,  cris 
d'esclaves  derrière  le  char  du  triomphe. 

Contemplez  les  destinées  de  l'humanité,  ses  succès,  ses  chutes, 
ses  fautes  et  ses  grandeurs,  et  vous  trouverez  dans  les  oscillations 
de  la  science  les  causes  de  sa  bonne  et  de  sa  mauvaise  fortune.  On 
peut  dire  que  la  science,  quelles  que  soient  ses  applications,  est  tou- 
jours sociale,  car  ses  particularités  les  j)lus  détournées  en  appa- 
rence du  bonheur  des  peuples  y  concourent  :  quand  elle  s'applique 


<VM^ 


f;."^ 


l)i:S    LÉGISLATIONS    COMI'AKIÎLS.  2^)5 

(lircclenicnt  aux  affaires  et  aux  inléicts  des  sociétés,  elle  s'appelle 
la  polili(|iie.  ,  v      . 

Appeler  la  science  qui  diii^je  les  sociétés  science  politique,  c'est 
parler  avec  exactitude  et  propriété;  et  l'expression  antique  (tcoXi;, 
TToXiTeta,  Ta -ïroXiTi/cà)^  reste  juste  :  elle  enibi-asse  le  fond  et  la  former 
des  choses.  Depuis  (juelque  temps  on  semble  préférei'  le  mot  .so- 
cial; c'est  une  variante  qui  n'a  pas  d'iaconvéniens. 

La  science  politique  ou  sociale,  ou  la  science  de  la  législation, 
c'est  la  même  chose;  c'est  la  recherche  des  lois  philosophi(jucs  do 
l'humanité,  c'est  l'intelligence  de  ses  destinées  historiciues  :  la 
science  de  la  législation  repose  donc  sur  un  système  et  sur  une 
histoire. 

On  ne  vit  véritablement  dans  son  siècle  (ju'à  la  condition  d'en 
trouver  la  raison  et  la  loi  :  cette  étude  a  ses  degrés  et  ses  phases 
et  ne  peut  aboutir  à  un  système  qu'après  un  temps  marqué.  Les 
pi'incipes  dirigeans  du  système  nouveau  ne  sont  pas  lents  à  paraître 
(}uand  la  méthode  est  bonne  et  la  tète  Terme  :  mais  le  temps  leur 
est  nécessaire  pour  se  (Constituer  et  mûrir,  pour  trouvei"  des  ap- 
puis el  des  témoignages  tant  dans  la  vie  de  l'homme  et  du  siècle 
même  que  dans  les  destinées  précédentes  de  l'humanité,  c'est-à- 
dire  dans  l'histoire. 

11  est  impossible  d'écrire  l'histoire  des  idées  et  des  lois  sans  l'in- 
tervention de  principes  dirigeans,  par  la  raison  qui  veut  (|ue  l'his- 
toire des  mathématiffues  soit  écrite  par  un  mathématicien.  Mais 
dans  l'ordre  moral  les  principes  ayant  moins  de  certitude  logicjue 
que  les  vérités  mathématiques ,  gagnent  davantage  à  l'épreuve  de 
l'histoire;  en  même  temps  qu'ils  la  rendent  possible  et  foconde,  ils 
en  reçoivent  leur  confiimation  et  quel(|uefois  leur  redicssement; 
échange  utile  entre  l'expérience  des  faits  et  les  lois  de  la  raison. 

Sitôt  qu'il  fut  de  mon  devoir  et  de  ma  destinée  d'enseigner 
l'histoire  des  législations  comparées,  je  trouvai  sur-le-champ  l'idée 
à  produire  la  première  sur  la  scène;  toute  unité  se  conçoit  d'un 
seul  coup;  certains  principes  dirigeans  ne  tardèrent  pas  non  plus 
à  poindre  dans  ma  tète  et  à  s'y  préciser  progressivement;  peu  à 
peu  ils  rallièrent  à  eux  mes  recherches  historiques,  ils  me  servirent 
de  soutiens  dans  l'étude  des  faits,  et  puis  eux-mêmes  grandirent 
par  ceit"  (■tiide.  J'enseignai  l'histoire  du  pouvoir  législatif;  runi((' 

17. 


olail  oxcollcnio  ci  loric,  cllo  me  proti'jfca;  six  naiioris,  trois  (i.Mis 
ranti«|tiiif,  trois  riiez  les  inodeiiies,  lurent  inteirofjc'os;  et  l'Iiis- 
loire  ne  toiiiiia  pas  en  eoiifjisioii  de  nos  itiées  et  de  nos  espc  ranees. 

Cependant,  apiès  celte  évolution  impi'tuense  eldire(t(!  (|ni  diii'a 
deux  ans,  les  principes  eonslilulils  du  système  naissant  avaient 
ae(|uis  plus  d'étendue  et  de  fermet(''.  Saclianl  mieux  les  laits,  j'é- 
tais plus  obstiné  dans  la  pliilosopliie,  cl  les  enelianlcmcns  drama- 
tiques de  riiistoiie  avaient  redoublé  pour  moi  la  ri;;ucur  de  la  lo- 
{(ique.  Alors  je  pus  aborder  do  plus  près  la  comparaison  des 
l(';;islations,  et  j'exposai  celle  année  les  principes  historupies  du 
droit  public  européen,  en  les  comparant  aux  principes  des  sociétés 
anticpies.  L'ordre  clironolojjique  avait  disparu,  et  l'ordre  systéma- 
ti((ue  lui  succédait;  les  idées,  les  institutions  et  les  hommes  étaient 
pris  du  sein  de  leur  siècle  et  de  leur  pays  pour  être  confrontes;  la 
comparaison  ne  s'opérait  plus  par  la  succession  ;  elle  s'efrectuait 
par  la  juxta-position. 

Aujourd'hui  nous  voyons  s'approcher  de  plus  en  plus  pour  nous 
l'opportunité  d'écrire  l'histoire:  l'uniti^  primitivement  décrétée  n'a 
pas  défailli  dans  l'examen,  et  c'est  toujours  Vtiistoirc  dnponvoir  lécjis- 
Uu\f(\nc  nous  nous  proposons  de  tracer.  Les  |)rincipes  et  les  destinées 
de  l'humanité  peuvent  se  développer  à  l'ondjre  de  celle  idée  assez 
puissante  dans  sa  majesté  pour  les  contenir  en  les  dominant.  Mais, 
je  l'avoue,  je  ne  me  précipite  pas  sur  la  plume  de  l'histoire;  j'at- 
tends encore,  j'attends  que  la  maturité  de  l'œuvre  me  soit  intérieu- 
rement révélée.  Ecrire  l'histoire  est  un  ministère  humain  et  pu- 
blic pour  lequel  on  ne  saurait  rassembler  trop  de  forces  et  de 
ressources;  pour  raconter  le  passé  du  monde,  il  faut  sentir  ce 
monde  dans  tous  ses  sentimens  et  le  comprendre  dans  toutes  ses 
idées;  la  tâche  est  rude  :  de  plus  il  faut  savoir  la  vie,  connaître  les 
hommes,  les  pénétrer,  passer  de  la  solitude  au  milieu  de  son  siècle, 
le  voir,  l'accepter,  le  servir,  puisqu'on  ne  peut  en  changer,  se 
donner  tous  les  spectacles,  s'ouvrir  à  toutes  les  impressions,  mar- 
cher dans  la  vie  tantôt  calme  et  seul ,  tantôt  ardent  et  poudreux 
dans  les  flots  du  peuple,  soldat  de  l'humanité,  et  l'aimant  beaucoup, 
pour  mieux  l'écrire  et  la  peindre. 

En  attendant,  j'estime  qu'il  n'est  pas  inutile  de  consigner  ici 
{{uelques-uns  des  principes  dirigeans  (|ui  nous  aiiimenl  et  nous 


DES   LÉGISLATIONS    COMPARÉES.  257 

(»uidenl  dans  nos  cours  et  dans  nos  écrits;  la  discussion  pourra 
les  lepandre  en  les  amclioraul.  Le  haut  enseignement  doit  toujours 
avoir  un  caractère  initiateur,  et  même,  s'il  le  faut,  aventureux;  il 
n'est  pas  établi  pour  répéter  ce  que  tout  le  monde  sait.  11  ne  peut 
éclairer  les  esprits  qu'en  les  devançant  un  peu,  devoir  laborieux, 
mais  dont  la  difficulté  même  doit  servir  d'aijjiiilloii.  Je  vais  donc 
<lonner  une  esquisse  légère  de  quelques  principes  et  de  quelques 
résultats  de  l'enseignement  de  1H54.  Je  commence. 


I. 


Au  premier  regard  que  nous  jetons  sur  le  uionde  moral,  nous 
lie  pouvons  méconnaître  les  agitations  iiiternes  (jui  travaillent  les 
<:sprits.  Les  problèmes  religieux  sont  remués ,  et  dans  cette  vaste 
controverse  le  chiistianisme  est  à  la  lois  chéri  et  critiqué  :  ses  mé- 
rites sont  appréciés  avec  tendresse,  ses  ellipses  commencent  à  être 
notées,  et  il  est  juste  de  dire  que  derrière  le  christianisme  ,  il  se 
prépare  quelque  chose. 

J.a  philosophie  vient  de  laiie  une  dernière  revue  de  ses  travaux 
et  de  ses  résultats  dans  le  cercle  du  réalisme  dialecticpie  de  la  pen- 
sée allemande;  cela  l'ail,  elle  aspire  à  tirer  du  présent  et  de  la  vie 
même  de  l'homme,  de  son  organisme  moral  et  physique  directe- 
ment observé,  quelques  piincipes  énergi<jues  et  simples  qui  servent 
de  fondement  à  des  nouveautés  l'econdes,  et  il  est  juste  dédire 
(ju'api'ès  l'éclectisme  geinianique,  il  se  prépare  (pielque  chose. 

En  législation  ,  les  élémcns  de  la  sociabilité  commencent  à  être 
étudiés;  on  cheiche  les  moyens  de  remettre  un  jour  la  gestion  des 
alïaii-es  de  l'humanité'  à  sa  raison  même,  et  de  triompher  progres- 
sivement de  la  fatalité  du  passé,  de  ses  irriegularités  et  de  ses  in- 
conséquences ;  aussi  il  est  jusl(î  de  diie  (jue  sous  les  formes  de  la 
constitution  anglaise  qui  couvrent  la  moitié  de  l'Europe,  il  se  pré- 
pare quelque  chose. 

Dans  l'histoire  comparée  des  législations  nous  ne  saurions  sépa- 
rer la  mélaphysi(|ue  de  la  politi(|ue,  puis()ue  nous  devons  con- 
frontei'  perpétuellement  les  idées  et  les  faits.  Les  idées  en  elles- 
mêmes  sont  universelles,  étendues  et  carrées;  les  faits,  dans  leur 


^'>î<  RKVLK    liKs    l»i:i  \    M<IM>I-,S. 

«li'vclopix'iiicnl  liisl()ri(|ii(',  sont  p.irlicls,  iii('{r;m\,  irrr/Miliciciiirnf 
pnifircssirs;  ràhrllc^  des  idt'os  ot  rirlicllc  (l<s  faits  (Ii.ivcrii  .m- 
ronstamiiKMit  sous  nos  yeux  dans  le  iKii-allcIisiuc  de  l(;iirs(li(T('rencos: 

//  )ni  a  (le  piMÙf  que  ce  (fui  est  uU-al , 
Il  ti'ii  (t  iju'iiii  (Iniit , 

l)eu\  proposilions  (|iie  lliisloire  justifiera;  colonnes  <lu  niondc 
moral. 


il. 


Les  traditions  do  i'hunianile  sont  ioncièremcnt  vi-aies.  Écrites 
et  rédigées,  quand  les  sociétés  sont  assises,  elles  associent  la  naï- 
veté et  la  réflexion  ,  l'alh-^orie  et  la  réalité,  les  illusions  poétiques 
des  premiers  âges,  et  cette  autre  poésie,  sœur  de  la  philosophie, 
poésie  (|!ii  comprend  et  anime  tout,  trouvant  la  puissance  d'unir 
étroitement  le  symbole  et  la  pensée.  Il  faut  donc  se  servir  avec 
discernement  des  traditions  pour  reconstruire  l'histoire  de  l'hu- 
manité. 

Les  traditions  hébraïques  plus  nouvelles ,  moins  compliquées  et 
plus  simples  que  les  traditions  indostanes  et  égyptiennes,  concor- 
dent avec  les  sentimens  des  autres  peuples,  en  nous  montrant 
l'homme  et  le  monde  débutant  par  l'innocence.  Quand  cet  âge  d'or 
se  fut  laissé  ternir,  le  règne  de  la  force  brutale  commença ,  époque 
des  géans  (1).  Le  châtiment  ne  tarda  pas  à  suivre,  époque  du  dé- 
luge.Voilà  les  préludes  del'hisloire  du  genre  humain,  voilà  comment 
il  s'est  représenté  ses  premiers  jours,  voilà  ce  qu'il  prend  pour  des 
souvenirs. 
'    Mais  l'histoire  commence  sur  la  terre  encore  trempée  des  eaux 

(i)  Quelques  auteurs,  entre  autres  Boulanger  {Antiquité  ilcvoilée),  ont  con- 
sidéré la  giganlomachie  comme  un  emblème  des  révolutions  subies  par  la  naline. 
Sans  répudier  entièrement  ceUe  explication ,  nous  préférons  de  notre  côté  voir 
dans  la  fable  des  géans  le  règne  de  la  force  brutale  avant  l'inlervenlioii  du 
droit. 


1>KS    LÉGISLATIONS    (XtMPARKLS,  2-)0 

(iu  (ltlii.j;e,  et  la  vie  d*;  riiiimauiic  .s'ouvre  reellemeni.  J.a  (liasse 
liit ,  selon  la  Iradilion  ,  la  première  aelion  de  riioinnie  ;  elNciiirod 
au  pays  de  Cliinar  èlait  fort  chasseur  devant  le  Seifjneur.  Dans 
l'exercice  rude  et  [grossier  de  la  vie  chasseresse,  l'homme  (îtait 
violent,  vorace,  imprévoyant.  Cependant  celte  existence  était  un 
commencement  d'action,  un  commencement  d'emploi  des  focul- 
tés  humaines,  un  commencement  des  notions  du  droit.  Cette 
chasse,  qui  ne  servait  pas  alors  de  délassement,  mais  devait  pour- 
voir à  la  subsistance  même,  demandait  du  coura[;e,  de  la  patience, 
de  l'intelli^fcnce  dans  le  commandement,  de  la  docilité  dans  la  con- 
duite. Déplus,  le  prix  de  lâchasse  une  l'ois  conquis,  la  proie 
ne  pouvait  être  partagée  sans  que  les  idées  constitutives  du  droit 
parussent  :  les  parts  devaient  être  égales,  tous  avaient  couru  les 
mêmes  dangers  ;  notion  et  principe  de  l'égalité.  Mais  un  des  chas- 
seurs avait  guidé  les  autres  et  avait  montré  à  leur  tête  le  talent  de 
mener  les  hommes,  on  lui  décernait  volontairement  une  part  plus 
opulente  :  notion  et  principe  de  la  sujx'riorité  morale. 

Le  progrès  de  la  vie  chasseresse  fut  de  se  transformer  dans  la 
vie  nomade.  Les  hommes  ne  se  contentèrent  plus  de  poursuivre 
les  animaux  et  de  les  tuer  ;  ils  les  distinguèrent,  et  reconnaissant 
les  uns  moins  redoutables,  doux  et  disposés  à  devenir  familiers, 
ils  se  les  assujétirent,  réservant  leurs  flèches  à  ceux  dont  la  fé- 
rocité leur  parut  incorrigible.  Un  chariot  grossier  portant  toute 
une  famille  fut  traîné  par  des  animaux  étonnés  de  leur  joug;  les 
hommes  poussaient  des  troupeaux  devant  eux,  et  cette  société 
nomade,  changeant  de  lieux,  de  destinées  et  d'aventures,  faisait 
proprement  de  la  vie  un  voyage  (1).  Dans  cette  vie,  les  hommes 
étaient  moins  intempérans  que  lorsqu'ils  se  livraient  uniquement 
à  la  chasse;  moins  fatigués,  ils  prenaient  avec  moins  d'excès  la 
nourriture  cl  la  boisson  ;  entr'eux  leurs  relations  étaient  plus 
fréquentes,  les  liens  de  la  paternité  et  du  mariage  plus  formés; 
comme  dans  leurs  campemcns  ils  observaient  la  germination  et  la 
venue  des  fruits  de  la  terre ,  ils  soupçonnaient  les  premières  notions 
de  l'agriculture;  les  peuples  n'égorgeaient  plusieurs  prisonniers, 
mais  les  tenaient  en  esclavage  ;  ils  n'écrivaient  pas  encore,  mais  ilî^ 


s 


(i)  Voyez  sur  la  vie  nomade,  Héioilolc,  li\.  IV.  —  Jiisliii.,  li\.  XU. 


se  raconUlifin  les  uns  aux  auiros  cerminos  iradilioiis  ;  ils  ijjnorait'iil 
l;i  iii(iiiii;iic,  mais  ils  connaissaii'nl  réciianjfc  ;  cnlin  <;lio/.  eux  la  \\o. 
morale  avait  i'ail  îles  pro{|rès  qui  en  atlcnciaienf  d'autres.  La  vie 
pastorale  est  un  passa(]fe  naturel  à  l'état  a{;rieole  cl  à  l'c-tahlisscincnl 
positif  des  sociétés.  La  tradition  hébraïque  nous  présente  convc- 
iinlilenienl  la  suite  de  ces  d(;velo|)peniens  successifs,  l'àfjed'or,  les 
{jeans,  le  délu{je,  Nemrod,  la  tour  de  liabel,  cette  unité  précoce , 
l'état  |)astoral,  l'émi^iration  en  É{îypte,  3Ioïsc.  Mais  chez  certains 
peuples  la  vie  nomade  n'a  pas  été  suivie  d'autres  projjrès  et  le 
mouvement  s'est  arrêté.  La  Syrie  a  ses  peuples  pasteurs  et  ses  tri- 
bus errantes  (jue  rien  n'a  pu  fixer  :  sur  ces  Aiabes  amans  du  dé- 
sert, et  (|ui  le  paicourent  sur  le  dos  de  leur  chameau  ,  cette  mai- 
son mobile ,  la  parole  de  Mahomet  est  tombée  en  vain  ;  ils  ne  veulent 
pas  enfermei-  Dieu  dans  la  mosquée  de  la  Mecque ,  et  ils  s'opinià- 
irent  à  la  liberté  sauvage.  Mais  en  repoussant  xMahomet,  l'Ai-abe 
du  désert  a  repoussé  l'avenir,  l'intelligence  et  la  gloire;  il  s'est  con- 
danmé  à  n'être  rien  dans  la  vie  de  Thumanité  ;  il  devait  suivre  le 
prophète,  car  il  faut  toujours  suivre  les  idées. 

La  terre  se  préparait  à  prendre  dans  les  destinées  de  l'homme 
le  rôle  important  que  lui  assignait  la  nature  des  choses,  et  cette 
mère  du  genre  humain  provoquait  ses  enfans  à  la  déchirer  pour 
devenir  mieux  féconde.  L'homme  se  détermina  à  la  culture  du 
théâtre  immobile  qu'il  foulait  aux  pieds,  il  se  fit  en  même  temps 
sédentaire  et  laborieux,  et  il  doubla  sa  puissance  en  lui  donnant 
une  application  dure  et  persévérante. 

Avec  l'agiicuiture  se  développèrent  abondamment  toutes  les 
notions  de  l'ordre  moral  et  juridique  ;  la  famille  put  s'asseoir  sur 
le  sol ,  et  se  préciser  dans  ses  rapports  ;  le  mariage  devint  plus 
affectueux  et  plus  sacré,  les  enfans  plus  obéissans  et  plus  tendres; 
les  représentations  que  l'homme  se  faisait  de  la  Divinité,  tant  dans 
la  vie  chasseresse  que  dans  la  vie  pastorale,  devinrent  plus  positives 
et  plus  pures;  enfin  l'activité  de  l'homme  s'appesantissant  sur  la 
terre  et  la  pénétrant  comme  un  soc  tranchant,  éprouva  avec  une 
force  jusqu'alors  sans  exemple  le  sentiment  de  la  propriété  et  en 
conçut  le  droit. 

C'est  ici  qu'il  faut  considérer  le  langage  des  traditions  humaines  : 
elles  s'accordent  toutes  à  attribuer  à  l'agriculture  la  création  de  la 


DES    LÉGISLATIONS    COMPARÉES.  201 

société  même.  Isis,  qui  enseigna  aux  Krrypiiens  l'usage  du  froment 
et  de  l'orge,  leur  donnna  aussi  leurs  pi-emières  lois,  leur  montra 
la  justice  et  les  détourna  de  la  violence  par  la  crainte  du  cliàli- 
ment  (1).  Cércs  est  en  possession  de  la  même  gloire.  Nul  écrivain 
n'a  plus  exactement  que  3Iacrobc  (!2)  exprimé  l'opinion  de  l'anti- 
quité en  la  commentant  :  LeqesCeres  dicilnr  invenisse;  nam  et  sacra 
ipsius  lliemisferia  vocantur.  Sed  hoc  ideo  fmcjïlur,  quia  antc  inventum 
frumenlinn  à  Cerere,  passim  liomines  sine  Icge  vacjabaniur.  Qnœ 
feritas  intemipta  est  invento  usa  friimentorum.  Itaque  ex  agrorinn 
divisione  inventa  suni  jura.  Macrobe  se  trompe  en  pensant  qu'a- 
vant l'usage  du  blé  les  hommes  ne  connaissaient  aucune  loi;  la  no- 
tion du  droit  a  paru  avec  la  première  action  humaine  :  mais  cette 
erreur  est  précieuse  puisqu'elle  était  l'opinion  de  l'humanité.  Et 
cette  phrase  :  Iiaque  ex  agrorum  divisione  inventa  sunt  jura,  nous 
montre  la  confusion  qui  se  faisait  du  droit  même  de  propriété  avec 
la  propriété  foncière  considérée  comme  la  source  et  l'occasion  de 
toutes  les  transactions  civiles. 

Le  genre  humain  tomba  donc  dans  cette  illusion  d'attribuer  à 
l'agriculture  l'origine  même  des  lois  et  des  droits  dont  seulement 
elle  provocpia  le  plus  grand  développement  :  il  commit  encore  la 
méprise,  fort  naturelle  alors,  de  faire  de  la  terre  l'incarnation  par 
excellence  du  droit  de  propriété.  Et  cette  dernière  opinion  de 
l'humanité  fut  si  forte  qu'elle  constitua  le  droit  féodal,  après  avoir 
constitué  le  droit  romain. 

Quand  les  premières  notions  du  droit  civil  et  de  l'agriculture 
eurent  été  trouvées  et  suivies ,  l'homme  sembla  ne  vouloir  plus 
rien  reconnaître  qui  vînt  troubler  le  cours  ordinaire  de  ses  connais- 
sances et  de  ses  habitudes ,  et  la  terre  resta  soumise  à  la  double 
immobilité  de  l'art  et  du  droit. 

Le  dix-neuvième  siècle  doit  opérer  deux  révolutions,  l'une  dans 
l'agriculture ,  l'autre  dans  le  droit  civil.  L'agriculture  doit  devenir 
un  art  systématique,  une  industrie  scientilique  (|ui  dispose  des 
ressources  et  des  procédés  de  la  grande  cultui-e  :  la  lé{;islation  ci- 
vile doit  abandonner  les  principes  du  droit  romain  el  du  droit  féo- 

(t)  Diodori  Siculi ,  Bibli.  hist.,  Iib.  I,  caii.  i',,  p.  44.  Tom,  1,  édil,  Bipontina. 
(2)  Saturnalioi . ,  lib.  III,  cap,  i?. 


-i»:i  UKVUK    DKS    1>I  I  \     M(iMii;S. 

(l,il   iKHir   .sTippuycr   sui-   les  roiidi'mcii.s  (l(;    l;i   pitildsdpiiic  iik»- 
(U'iiit". 

I.c  tlidii  (le  |)i'o|)ri('lé  est  le  résuU;it  naturel  de  riiiicliijjciicc  cl 
(le  la  luicc  de  riiomiiic,  cl  ioiij(nirsil  Taiit  i-amcncr  coiniiic  cause 
souvi'iaiiie  l'aclivilc  liumaiuc.  Ilicii  de  plus  juste  sur  le  droit  de 
propriété  que  celte  pensée  de  Thucydide  :  Souvenez-vous  <juc  ce 
uesoni  pas  les  choses  qui  possèdent  les  liommcs,  mais  les  lionnnes  (pu 
pusscileni  les  choses  (I). 

La  propriété  foncière  n'est  qu'une  dos  innoml)rabIcs  proprié- 
tés qu'enfante  la  force  liumaine.  Ces  autres  |)ropriétés  deman- 
dent aujourd'hui  à  leur  sœur  aînée  non  pas  le  combat,  mais  Ut 
parla{}e.  Gaidez  vos  mottes  de  terre,  laboureurs  et  propriétaires, 
vos  frères  n'en  sont  point  jaloux;  ils  ne  convoitent  point  vos  biens, 
ils  désirent  l'habilctci  de  la  vie  sociale.  Poui'  Dieu  !  ni  le  poète,  ni 
le  savant,  ni  le  philosophe,  ni  le  mécanicien,  ni  le  statuaire  ne 
veulent  déserter  leur  cabinet,  leur  atelier,  leur  laboratoire  où  se 
développent  leurs  œuvres  et  leurs  idées  chéries  pour  courir  enfoncer 
une  charrue  dans  un  chétif  morceau  de  terre  :  mais  ils  réclament 
le  droit  de  cité  pour  prix  de  leurs  études  et  de  leur  {jénic.  Alors 
l'égalité  pleinement  satisfaite  n'aura  plus  souci  de  morceler  à  l'inlini 
le  sol  de  la  patrie  ;  l'art  développera  ses  procédés  toujours  plus 
puissans  sur  l'étendue  dévastes  territoires  (2),  et  la  France  pourra 
ressembler  à  un  riant  et  fertile  jardin  où  tous  ses  enfans  auront 
les  fruits  de  régalit(î,  ceux  de  la  terre,  et  se  trouveront  heureux 
tant  par  les  lois  que  par  la  nature. 


III. 


Tous  les  principes  de  l'humanité  ont  conimencé  à  se  développer 
dans  le  même  point  du  temps,  et  depuis  ce  moment  celte  simulta- 
néité n'a  jamais  été  brisée. 

Dans  la  vie  chasseresse  tous  les  élérnens  et  toutes  les  notions  de 

(i)  Périclès  aux  Athéniens. 

(a)  Le  Cotlc  civil  rerommande  d'éviter  de  morceler  l»>.s  héritages  el  de  diviser 
les  exploitations;  art.  S>2. 


bKS    LÉGISLATIONS   COMPAUKES.  ^^(m 

la  sociabilité  étaient,  mais  infîmes  et  débiles:  la  vie  pastorale  et 
nomade  ne  fut  possible  que  par  leur  développement,  et  de  nou- 
veaux progrès  amenèrent  la  vie  aj^ricole. 

Comme  à  cette  troisième  époque  les  pensées  et  les  actes  de 
l'homme  sont  plus  sensibles,  cette  époque  commence  proprement 
riiistoirc  chez  tous  les  peuples,  mais  l'honmie  chasseur  et  l'homme 
pasteur  avaient  tous  les  sentimens  et  toutes  les  idées. 

Le  droit  et  la  religion  furent  conçus,  compris  et  sentis  par 
l'homme  dès  ses  premiers  pas  sur  la  terre,  mais  grossièrement. 
Quand  l'agriculture  eut  rendu  plus  certaine  et  plus  abondante  la 
nourriture  du  genre  humain,  cette  sécurité  de  la  vie  matérielle  fa- 
vorisa l'essor  des  facultés  idéales. 

La  religion  a  suivi  tous  les  progrès  et  toutes  les  fortunes  de  l'es- 
prit humain  :  tantôt,  comme  chez  les  Perses,  elle  n'a  pas  voulu  de 
temples,  d'autels  et  de  simulacres;  elle  portail  ses  sacrifices  sur  le 
haut  des  montagnes,  et  n'enfermait  Dieu  que  dans  la  nature  : 
les  astres  étaient  adorés,  les  grands  fleuves  étaient  révérés  (1); 
tantôt,  comme  en  Egypte,  la  religion  s'identifiait  avec  l'art,  avec 
l'industrie,  l'agriculture,  la  science,  la  politique,  envahissant  poul- 
ies constituer  tout  l'homme  et  toute  la  société.  De  cette  Egypte  qui 
a  nourri  le  monde  par  ses  croyances  et  ses  idées,  comme  elle 
nouirissail  les  Romains  par  ses  moissons,  sortirent  Cécrops  et 
Moïse,  l'un  portant  dans  l'Altique  la  notion  de  Jupiter  u-aroç, 
l'autre  entraînant  la  race  d'Hcber  à  la  suite  de  Jéhovah. 

Il  est  une  différence  fondamentale  qui  sépare  la  religion  chré- 
tienne des  religions  antiques  :  ces  dernières  sont  nées  avec  la  so- 
ciété même  et  les  premiers  développemens  historiques  du  genre 
humain;  au  contraire,  le  christianisme  est  une  idée  pure  qui  s'est 
développée  au  milieu  des  sociétés  vieillies  et  du  genre  humain 
constitué.  Le  christianisme  est  une  conséquence;  la  ruine  complète 
de  l'antiquité  lui  donna  l'air  d'un  commencement. 

Avec  l'unité  religieuse,  l'homme  conçoit  l'unité  polili(pie  de  l'état. 
La  conception  est  absolue,  le  développement  est  inégal,  ilistori- 
(juement  l'état  est  sorti  de  la  famille. 

Ouest-ce  que  la  famille?  C'est  l'homme  (|ui  se  fait  deux  pour 

(i)    A'k'h»  aiCivreti  TruTo-yMui  jj.-jL'r.iiTj .  Hérodolc,  Clio,  §.  l'iS. 


"^>^i  HEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

(Irvcnir  (rois,  l.c  jificci  h  mcic  soin  deux  iciiiics  *|iii,  par  leur 
pciU'trntion,  en  posonl  un  tioisirinc  dcsiitK'  ;i  les  siirpassci-.  Kc  Ixii 
ilo  reihicalion  est  de  iciidic  rcnlanl  su|)c'ii(Mir  à  ses  pai-ens;  elle 
SI'  fait  ainsi  l'ouvrière  des  progrès  du  inonde, 

La  famille  ne  peut  exister  sans  s'appuyer  sur  des  j)rin<ipes  <|ui 
lui  sont  proprement  etranjjers.  Le  niaria{;e  ne  peut  se  passer  (Je  la 
sanetion  de  la  reli{}ion,  et  voilà  l'intervention  de  l'unité  religieuse  : 
il  réclame  la  protection  de  l'etai,  et  voilà  l'inlervenlion  de  l'unité 
politique  :  le  père  et  la  mère  n'ont  point  assez  de  leurs  connais- 
sances pour  instruire  leur  enfant;  l'éducation  a  besoin  de  la  science 
dont  dispose  la  société,  et  voilà  l'intervention  de  l'unité  i)liiloso- 
jihiiiue. 

Donc  la  famille  ne  saurait  être  son  l)ut  à  elle-même;  sa  loi  est  de 
se  mettre  en  lapport  avec  les  sphères  supérieures  de  la  religion, 
de  l'état  et  la  science.  11  y  a  vice  et  douleur  dans  la  société  où  les 
familles  affectent  un  égoisme  anarcliique. 

L'histoire  nous  montre  des  familles  primitives  qui,  s'arrètant 
dans  leurs  développemens ,  n'ont  pu  se  transformer  en  sociétés 
puissantes;  tribus  cirantes,  clans  sauvages  et  misérables. 

La  vie  nous  enseigne  que  souvent  l'homme  a  besoin  de  lutter 
contre  l'inepte  égoïsme  de  la  famille  pour  servir  la  religion,  l'état 
et  la  science. 

Donc  la  législation  doit  définir  les  rapports  de  la  famille  avec  ce 
qui  n'est  pas  elle,  faire  la  part  de  son  indépendance  domestique  et 
de  sa  subordination  sociale. 

Dans  la  nature  des  choses  les  femmes  sont  le  lien  entre  la  famille 
et  l'état.  Elles  ressentent  profondement  les  influences  sociales  : 
elles  reçoivent  la  vérité  avec  amour,  elles  la  répandent  avec  enthou- 
siasme. Prêtresses  de  Bacchus,  elles  déchirent  Orphée;  elles  le 
couronneraient  si  elles  croyaient  en  lui.  L'unité  de  Lycurgue  les 
trouve  dociles  et  fanatiques.  Dans  Athènes,  quand  Anaxagoras  eut 
commencé  à  remuer  les  esprits,  elles  semblèrent  vouloir  sortir  de 
leurs  gynécées  :  Aristophane  nous  montre  les  femmes  parodiant 
l'assemblée  populaire  et  réclamant  une  part  aux  affaires  publiques. 
Le  christianisme  fut  embrassé  par  elles  avec  empressement;  elles 
n'eurent  garde  de  ne  pas  courir  à  ce  baptême  d'amour,  de  mystère 
et  d'inspiration  ;  vierges  ardentes  et  pures,  néophytes  opiniâtres  et 


DKS    LÉGISLATIONS   COMPAllKES.  i2(>> 

hardies,  elles  firent  du  martyre  une  volupté  nouvelle.  La  eheva- 
lerie  moderne  les  mit  sur  le  trône  en  les  prenant  pour  juges  et  re- 
compenses de  ses  combats.  Dans  rà{ïe  de  Louis  XIV,  elles  étaient 
influentes,  aimées  et  respectées;  pleines  de  zèle  pour  la  religion  et 
la  gloire,  elles  assiégeaient  la  chaire  de  ÏJossuet  et  de  Bourdaloue, 
et  poussaient  leurs  amans  dans  l'église  et  dans  l'armée.  Molière  se 
moqua  de  quelques  femmes  qui  s'occupèrent  trop  tôt  de  science  et 
de  philosophie;  l'hôtel  de  Rambouillet  fut  puni  de  cette  précipita- 
tion et  de  quelques  ridicules  personnels  à  celles  et  à  ceux  qui  le 
liantaient,  il  fut  joué;  mais  cinquante  ans  plus  tard.  M'""'  du  Chà- 
telet,  du  Deffant,  M""  de  l'Espinasse,  philosophaient,  écolières 
amoureuses  de  la  philosophie,  et  parfois  des  philosophes.  La  ré- 
volution française  eut  le  malheur  de  décontenancer  les  femmes  et 
de  les  glacer  d'effroi.  Elles  revinrent  au\  habitudes  et  aux  idées  de 
l'ancien  culte;  elles  furent  partagées  sous  l'empire  entre  la  douleur 
de  perdre  leurs  enfans  et  la  joie  de  voir  tomber  sur  eux  un  re- 
gard de  l'empereur.  La  restauration  les  émut  en  sens  contraire. 
Aujourd'hui  la  politique  les  divertit  fort  peu;  c'est  la  foute  de  la 
politique.  Que  les  idées  sociales  soient  neuves  et  belles,  les  femmes 
retrouveront  pour  elles  leurs  passions  et  leur  enthousiasme. 

L'état  est  la  plus  haute  expression  de  la  sociabilité;  il  est  l'asso- 
ciation harmonique  de  tous  les  élémens  de  la  nature  humaine  :  il  a 
été  lent  à  se  former  dans  sa  généralité;  se  modelant  sur  la  famille 
dont  il  sortait,  il  a  été  patriarcal,  il  a  été  monarchi(|ue.  Il  est  re- 
marquable que  l'idée  d'unité  politique  a  suitout  été  provoquée  par 
le  besoin  qu'avaient  les  hommes  de  se  défendre  et  d'être  justes.  Si 
les  Hébreux  veulent  un  roi,  c'est  pour  qu'il  les  mène  à  la  guerre  et 
leur  rende  la  justice.  Le  3Iède  Dejocès  est  choisi  par  ses  égaux 
pour  être  leur  juge;  il  se  fait  leur  roi,  s'entoure  de  soldats,  bâtit 
Ecbatane,  s'enferme  dans  son  palais  qu'environnent  des  forte- 
resses (I). 

Le  travail  de  la  raison  moderne  est  de  dégager  l'état  des  tradi- 
tions historiques  pour  l'élever  graduellement  à  la  vérité  philoso- 
phique. L'étal  doit  être  la  forme  progressive  et  pure  de  la  civilisa- 
tion; c'est  le  îiioi  social. 

(i)  Hérodote,  Clio,98. 


!^a;  KKVIK    DKS    DKIIX    MOMUCS. 


IV. 


Di'sorniais  pour  nous  lo  droit  social  osi  possihio,  et  nous  sommes 
anivos  à  cette  notion  niélhoditiueuicnt.  Désormais  nous  pouvons 
in(li(iuer  eonnnent  nous  concevons  l'évolution  complète  du  droit, 
et  man|uer  ses  divisions  londamentales. 

Le  droit  social  et  public  est  le  cenlie  fjénéraieur,  l'expression  la 
plus  haute  des  rapports  de  la  sociabilité,  cpiaiid  celte  sociabiliu- 
s'est  développée  cl  limitée  dans  la  forme  harmoni<|ue  d'un  état 
constitué. 

Du  centre  il  est  méthodicpie  d'aller  à  la  circonférence  qui  est 
tracée  par  les  rappoits  extérieurs  des  sociétés  entre  elles,  rapports 
qui  constituent  le  di'oit  des  gens  ou  international. 

Le  centre  et  la  circonférence  connus,  il  est  nécessaire  de  définir 
les  rapports  entre  l'ordre  politique  proprement  dit  et  l'ordre  reli- 
gieux, de  prendre  parti  sur  leurs  différences  ou  leur  identité; 
c'est  le  droit  religieux,  ou  canonique,  suivant  l'expression  du 
moyen-âge. 

C'est  alors  qu'il  est  légitime  de  considérer  les  rapports  de  la  vie 
civile,  ses  transactions,  la  famille,  la  propriété;  c'est  le  droit  civil 
qui  dépendra  naturellement  du  droit  social.  Les  transactions  qu'a- 
mènent l'industrie  et  le  commerce  trouveront  leur  place  auprès  du 
droit  civil,  qui  ainsi  aura  pour  terme  paiallèle  le  droil  commercial. 

Les  idées  morales  d'une  société  se  refléchissent  tout  entières 
dans  son  droit  pénal;  elle  ne  peut  punir  sans  juger,  elle  ne  peut 
juger  sans  un  système  complet  qui  règle  sa  conscience  :  aussi  le 
droit  pénal  venant  dans  l'ordre  que  nous  lui  avons  assigné  repro- 
duit et  résume  tous  les  principes  de  la  sociabilité. 

La  législation  ainsi  constituée  doit  soutenir  des  rapports  déter- 
minés avec  une  science  qui  étudie  et  cherche  à  satisfaire  les  besoins 
physiques  de  l'homme,  et  qu'on  appelle  ordinairement  économie 
poliiiquc.  La  science  économique  est  la  base  positive  de  la  science 
sociale,  puisqu'elle  a  pour  objets  les  conditions  matérielles  de  la  vie 
même.  Il  importe  de  définir  nettement  les  rapports  de  la  législation 
et  de  l'économie  politique,  de  la  vie  morale  et  de  la  vie  phvsique  : 


DES    LÉGISLATIONS    COMPARÉES.  2(>7 

«•"(\st  seulement  alors  que  pounoul  eue  enlièremenl  résolus  les 
problèmes  de  la  population  et  de  la  propriété. 

A  l'autre  extrémité  de  la  chaîne  des  id(;cs  humaines  est  la  science 
delà  vie  spirituelle  des  peuples,  ([u'on  appelle  ordinaii'ement  la 
science  de  Dieu,  la  thêulogic.  L'homme  conçoit  Dieu  d'un  seul 
coup  et  le  comprend  pro.orcssiveinent.  Ces  projjrès  tlu''olo{}ifjues 
doivent  être  appréciés  et  réjjulièrement  exprimés  par  la  lé/jislalion  ; 
et  les  rapports  vrais  et  philosophiques  de  la  législation  et  de  la 
théologie  seront  le  corollaire  de  la  double  histoire  des  religions  et 
des  législations. 

Alors,  avec  la  connaissance  de  l'homme  même,  physique  et  mo- 
ral, avec  l'évolution  complète  du  droit  dans  l'histoire,  avec  la  défi- 
nition des  rapports  soutenus  par  la  législation,  avec  l'économie 
politique  et  la  théologie,  il  sei-a  possible  de  jeter  les  bases  d'un 
système  social.  Ainsi  nous  disons  ; 

Connaissance  de  l'honmie  dans  sa  constitution  physique  et 

morale. 
Droit  social  ou  public. 
Droit  des  gens  ou  international. 
Droit  religieux  ou  canoni((ue. 
Droit  civil.  —  Droit  commercial. 
Droit  pénal. 

Rapports  de  la  législation  avec  l'économie  polili(iue. 
Rapports  de  la  législation  avec  la  théologie. 
Système  social  (1). 


(i)  Il  serait  à  désirer  que  l'enseignement  du  droit  en  France  fût  renouvelé  dans 
les  principes  mêmes  de  sa  méthode.  Ici  une  réforme  fondamentale  serait  nécessaire. 
Le  système  d'enseignement  conçu  par  la  législation  impériale  est  Irop  vicieux  pour 
qu'on  puisse  attendre  de  quelques  amendcmeiLS  partiels  des  résultats  satisfaisans. 
Cet  état  de  choses  nous  a  rendu  plus  impérieux  que  jamais  le  devoir  d'élever  notre 
enseignement  à  sa  plus  haute  généralité,  afin  que  les  grandes  lignes  de  la  science 
fussent  au  moins  tracées,  et  pussent  servir  d'indication  aux  jeunes  talens  qu'une 
vocation  sérieuse  convierait  à  l'élude  de  la  législation.  La  haute  instruction  doit 
provoquer  tous  les  progrès,  et  ne  faire  obstacle  à  aucune  ambition  de  l'inlelli- 
gence. 


'^'^  RKVl'K    DES    nr.UX    MONDES, 


V. 


Le  droii  [)ul)lic  propiomont  dii  fui  inauf^iiré  dans  la  science  par 
Grotius.  Son  iraiu*  hc  lu  paix  cl  de  la  guerre  est  un  vaste  assenibla(fc 
de  toutes  les  notions  du  droit  sur  toutes  les  niatières,  droit  public, 
droit  des  {{ens,  droit  civil,  droit  pénal,  droit  canoni(|ue  :  rien  n'est 
distin{]ué,  tout  est  confusément  réuni.  Hugues  de  Groot  écrivit  le 
premier  sur  ces  matières;  il  mit  la  main  sur  tout;  son  œuvre  fut 
grande,  utile,  et  rendit  possibles  tous  les  développemens  ultérieurs. 
Le  devoir  des  successeurs  immédiats  de  Grotius  était  de  distinguer 
ce  qu'il  avait  nécessairement  mêlé;  Puffendorf  au  contraire  em- 
brouilla plus  (juc  jamais  les  choses;  esprit  indigeste,  faux,  étroit, 
brut.  Wolf  noya  le  droit  dans  les  généralités  vagues  et  les  maximes 
arbitraires.  Kant  fut  profond,  clair  et  nouveau;  il  partit  de  la  sub- 
jectivité abstraite,  et  n'arriva  au  droit  public  qu'après  avoir  tra- 
versé le  droit  réel  et  le  dioit  personnel.  Il  est  remarquable  que 
Hegel  a  le  même  point  de  départ  et  le  même  aboutissement  :  sa 
philosophie  du  droit,  plus  favorable  à  l'histoire  par  son  réalisme, 
diffère  peu  du  droit  naturel  de  Kant  dans  la  méthode  et  les  résul- 
tats purement  spéculatifs. 

Pascal  a  dit  :  «  La  justice  et  la  vérité  sont  deux  pointes  si  subtiles, 
que  nos  instrumens  sont  trop  émoussés  pour  y  toucher  exactement. 
S'ils  y  arrivent,  ils  en  écachent  la  pointe,  et  appuient  tout  autour, 
plus  sur  le  faux  que  sur  le  vrai.  »  Cela  est  vrai,  lorsqu'on  s'attache 
exclusivement  à  l'étude  de  la  notion  abstraite.  L'abstraction  est 
une  opération  utile  de  l'esprit,  à  la  condition  de  n'être  qu'une  mé- 
thode passagère;  mais  si  l'abstraction  dure  toujours,  et  ne  se  perd 
pas  dans  les  objets  concrets  et  vivans,  l'esprit,  par  ses  efforts, 
n'aboutit  plus  qu'à  des  résultats  faux  ou  stériles. 

Les  dangers  de  l'engouement  pour  l'abstraction  seront  évités 
par  l'étude  de  l'homme,  mais  de  l'homme  complet,  corps  et  ame, 
le  tempérament  comme  le  caractère,  les  nerfs  et  le  sang  comme  les 
idées  et  le  génie.  Cette  étude  de  l'homme  naturel  et  concret  com- 
mence à  prévaloir  de  nos  jours  sur  les  tourmentes  inutiles  de  l'ab- 
.straction  tournovani  sur  elle-même. 


DKS    LÉGISLATIONS    COMi'AllÉES.  ^60 

L'histoire  nous  nionlro  l'homme  en  action ,  et  sa  compréhension 
vivace  nous  [)réservc  aussi  des  subtilités  et  du  scepticisme  de  la 
spéculation  uni((uement  abstraite.  Dans  l'histoire  nous  ne  trouvons 
jamais  l'homme  abstrait,  mais  l'homme  société,  et  dans  la  vie  de 
l'humanité  homme  et  société  sont  même  chose. 

il  suit  que  l'association  est  l'Iunnanité  même  dans  sa  l'orme  es- 
sentielle :  il  suit  encore  que  les  droits  et  les  intérêts  de  l'associa- 
tion humaine  sont  supérieurs  à  tout ,  à  toutes  les  formes  relatives, 
éphémères ,  dont  la  valeur  est  empruntée  à  la  forme  essentielle  et 
constante  de  l'association  même.  Donc  avant  l'examen  de  toute  insti- 
tution politique,  il  faut  chercher  les  conditions  véritables  de  l'as- 
sociation. 

L'association  humaine  veut  une  règle,  une  action  ,  des  rapports 
justes  entre  ses  membres,  le  développement  progressif  de  ses  gé- 
nérations :  en  d'autres  termes  l'association  repose  sur  ces  quatre 
points  cardinaux  ,  le  pouvoir  législatif,  le  pouvoir  exécutif ,  la  jus- 
lice,  l'éducation. 

L'association  établie,  on  peut  entrer  dans  l'examen  des  formes 
historiques  :  les  quatre  formes  |)rincipales  que  nous  livre  l'histoire 
sont  la  théocratie,  la  monarchie,  l'aristocratie,  la  démocratie. 
C'est  que  l'humanité  a  été  successivement  préoccupée  de  quatre 
idées  principales (pii  chacune  ont,  à  une  époque  déterminée,  do- 
miné les  autres  et  les  ont  contraintes  à  touiiier  autour  d'elle  en 
satellites  obéissantes  :  l'humanité  a  cherché  tour  à  toui'  à  repré- 
senter dans  ses  institutions  Dieu,  l'unité  politiciue,  la  supériorité 
morale,  le  peuple. 

Théocratie.  .  .  Dieu. 

Monarchie.  .  .  Unité  polili(|ue. 

Aristocratie  .  .  Supcrrorité  morah;. 

Démocratie.  .  .  Peuple. 

L'histoire  connue,  on  [«ut  chercher  a  déterminer  les  piincij)es 
constitutifs  de  la  sociabilité  humaine ,  non  pas  seulement  d'après 
les  leçons  du  passé,  mais  encore  avec  la  connaissance  de  l'homme, 
la  conscience  du  siècle ,  et  le  pressentiment  de  l'avenir  :  on  peut 
chercher  comment  la  société  sera  pénétrée  par  la  pensée  même , 

tome  III.  —  SUI'PLÉMENT.  18 


'J7(l  RKVIUC    DKS    m  I  \     MdM.ls. 

cl  (|il('llf.s  Miiil  les  coïKlilioiis  du  <;()ii\ci'U<'lil('iil  des  :iH;iiit's  Im- 
inaiiics  par  l"iiit(lli{;<'rico ,  {jouvoriicniciil  (|iic  nous  (|ii:ilili(iuiis 
{KU  un  mot  nouveau,  iioorralic  [\). 


VI. 


La  société  est  un  fait  piiniiiif ,  au-dessus  de  toutes  les  expliea- 
lions  ailjilraiies;  elle  est.  I/homnie  est  social  non  parce  qu'il  est 
convenu  avec  lui-mènic  et  les  antres  de  l'être;  mais  naiurellcmcnl 
social ,  il  a  fait  certaines  conventions  avec  ses  semblables.  Les  an- 
ciens avaient  un  sentiment  profond  de  !a  sociabilité;  nous  n'avons 
trouvé  nulle  part  mieux  exprimé  que  paiCicéron  le  caractère  so- 
ciable et  la  destinée  sociale  de  l'Iiomnie.  Et  J'ullius  n'est  pas  ici  un 
écrivain  isolé,  mais  le  traducteur  inimorld  de  toutes  les  traditions 
anii(jues.  «  Les  abeilles ,  dit-il ,  ne  s'assemblent  pas  dans  le  dessein 
de  faire  du  miel;  mais  portées  par  la  natuie  à  s'assembler,  elles 
forment  leurs  rayons  :  de  même  les  hommes ,  unis  plus  encore  par 
la  nature,  mettent  en  commun  leurs  actions  et  leurs  pensées.  »  Al- 
que  ut  apum  examina  non  fnigcndurum  favoriim  causa  confjrcijanlnr, 
sed  qnum  congregabilia  nalura  sinl ,  fingunt  favos;  sic  liomines,  ac 
mullo  eliam  macjis,  nalura  cumjregaii ,  adlûbenl  agcndi  cogilandi- 
que  solertiam.  Et  encore  :  lYec  verum  est ,  qnod  dicilur  à  quihus- 
dani ,  propier  nccessilatem  vilœ ,  qnod  ea ,  quœ  nalura  desiderarel , 
coiisequi  sine  alùs ,  alque  efficere  non  possemus ,  idcirco  islam  esse 
cum  liovunibus  communiiaiem  et  sociclalem....  Il  n'est  pas  vrai, 
comme  quel(jues-uns  le  prétendent,  que  la  société  liumaine  ne  doive 
son  existence  qu'à  la  nécessité ,  et  à  l'impossibilité  où  nous  aurions 
été  de  nous  procurer,  sans  le  secours  d'autrui ,  ce  que  demande  la 
nature  :  Non ,  continue  Cicéron ,  quand  même  tout  ce  dont  l'homme 
a  besoin  lui  serait  fourni  comme  par  la  puissance  magique  d'une 
baguette  divine ,  il  n'abandonnerait  pas  les  affaires  et  les  hommes 
pour  se  livrer  à  la  spéculation  abstraite  ;  non ,  mais  il  fuirait  la  soli- 
tude, chercherait  un  compagnon  d'étude,  il  voudrait  tantôt  ensei- 
gner, tantôt  apprendre,  tantôt  écouter,  tantôt  parler  :  Non  est 

«    (i)  Ce  mot  n'est  produit  ici  que  comme  une  forme  d'abréviation. 


DES    LÉGISLATIONS    COMl'AKKIvS.  'àli 

lia,  namel  soliludiuein  fiicjcrcl ,  cl  socium  slndii  (itiœrercl;  lum  do- 
cere,  tum  discere  vellel,  tinn  aud'irc,  lum  dicere.  Tant  il  ost  viai 
que  tout  devoir  social  est  préférable  à  la  science  solitaire  !  Evfjo 
omne  ofjichnn  ,  qnod  ad  conjnnclïoncm  liomininn  el  ad  socielatcm 
tucndam  valet ,  antcponendiini  est  illi  officio ,  qnod  cognilionc  et, 
scicntia  continelur  (1). 

La  société  est  la  vie  même  de  l'homme;  c'est  seulement  quand 
riiomme  est  société,  qu'il  peut  satisfaire  ses  plus  nobles  instincts 
el  ses  plus  hautes  idées ,  la  relijjion  ,  la  science  ,  l'art ,  et  les  aven- 
tures d'une  navigation  qui  civilise  le  monde. 

Le  droit  public  élargi  par  l'idée  du  dioit  social  repose  sur  les 
points  fondamentaux  qui  constituent  l'associaiion  même,  le  pou- 
voir législatif,  le  pouvoir  exécutif,  la  justice  et  l'éducation, 

La  religion  identifiée  avec  la  science  est  le  coinmencement  histo- 
rique de  ces  quatre  faces  de  la  sociabilité;  la  science  d'accoid 
avec  la  religion  en  est  le  dénouement  nécessaire. 

L'associaiion  ainsi  reconnue,  qu'est-ce  que  le  gouvernement? 
pas  autre  chose  que  la  forme  extérieure  du  corps  social ,  qui  sort 
du  fond ,  comme  la  forme  d'une  plante  sort  de  son  germe.  Celte 
forme  dépend  principalement  des  lois  constitutives  de  la  nature 
humaine ,  de  l'intelligence  et  de  la  volonté  de  l'homme;  elle  dépend 
aussi  des  influences  extérieures  de  la  nature  physicpie  ;  elle  dépend 
encore  du  tc^mps  où  elle  se  développe.  La  nature  de  l'homme ,  les 
qualités  de  l'espace  {cliinal),  et  les  degrés  du  temps  {clironologie), 
sont  donc  les  causes  efficientes  des  changemens  des  formes  sociales  ; 
mais  la  nature  humaine  est  la  cause  supéi-ieure. 

Les  sociétés  ont  commencé  par  l'initiative  de  l'intelligence  et  de 
la  volonté  ;  ces  deux  puissances  de  l'homme  ont  rencontré  dans  leur 
action  des  conditions  extérieures  de  climat  qui  les  ont  favorisées, 
contrariées  ,  ralenties  ou  précipitées  ;  la  réaction  de  la  nature  a  ré- 
pondu à  l'action  de  l'homme  qui  a  répli({ué  à  son  tour  par  toutes 
les  ressources  de  l'art  et  de  l'industrie  :  de  telle  façon  que  l'homme 
met  toujours  la  nature  entre  l'initiative  et  le  triomphe  ultérieur  de 

son  génie. 

Les  sociétés  ne  restent  pas  slalionnaires ,  le  temps  coule  el  leurs 


{i)  De  Offcils,  lih.  I,  §.44. 

■18. 


-T'J  IIKVIIE    lll.s    ItKlX    M()M»r.S. 

idées  se  dcvelopiM m  ;  il  se-  fait  iiiic  tinnsl'oi'iiiatiun  IciiK-  <|iii  ain.  ne 
aijjoiMiiii  |M-0{;rrs  loiifj-lemps  cai  lie,  coinmc  un  {;i'aiii  dépose- dans 
la  terre  pointe  et  linit  par  s'clancer  sous  la  rorinc  d'une  ti{je  sv<'lle 
et  délicate. 

Les  sociétés  humaines  ont  donc  le  droit  de  se  dévelopjKM"  n  de 
(•lian{;er  leurs  formes  extérieures,  c'csl-à-dirc  leurs  {}ouvernemens. 
Il  serait  aussi  impie  irinierdire  les  développemens  projjressifs  aux 
sori('l('S  ,  que  l'éducation  à  l'individu. 

Puisque  les  soci('tés  sont  douées  de  la  force  d'af;ir  cl  de  s(>  dc've- 
lopper  dans  toutes  les  (jrnndes  directions  de  la  nature  humaine, 
elles  en  ont  le  droit.  Ici  la  puissance  contient  le  droit. 

Mais  le  chan(jemenl  de  forme  doit  être  non  pas  arbitiaire ,  njais 
nécessaire,  c'esl-à-dirc  être  la  manifestation  indispensable  d'un  re- 
nouvellemeni  complet  du  fond.  Une  société  ne  saurait  avoir  un 
(gouvernement  nouveau ,  que  lorsqu'elle  est  renouvelée  elle-même. 

Nous  pouvons  maintenant  apprécier  celte  philosophie  politique 
qui  donne  aux  gouvcrnemens  des  droits  contre  la  société;  cette 
doctrine  stipule  des  droits  pour  tous  les  pouvoirs  de  fait  qu'elle 
rencontre,  et  des  concessions  pour  les  gouvernés;  suivant  elle, 
on  doit  s'accepter ,  se  tolérer,  se  supporter  :  c'est  traduire  en  apho- 
rismes  politiques  les  accidens  de  la  féodalité  où  le  pouvoir  était 
morcelé  entre  les  grands  et  les  petits  seigneurs,  où  les  communes 
avaient  leurs  privilèges,  où  les  Chartres  et  les  droits  variaient  de 
province  à  province,  de  ville  à  ville.  Sortez  donc  de  ces  notions 
('troites,  et  de  ces  mauvaises  habitudes  de  concevoir  les  rapports 
de  la  société  et  des  gouvernemens  :  élevez-vous  un  peu  à  ce  droit 
humain  que  Dieu  tient  immobile  et  éternel  au  haut  des  cicux,  et  que 
le  peuple  rend  mobile  et  progressif  par  son  travail  sur  la  terre. 


VII. 

La  théocratie  s'est  assise  sur  l'Egypte  comme  un  sphinx  mysté- 
rieux, et  Dieu  s'est  emparé  de  cette  terre  avec  une  insatiable  do- 
mination. Tout  y  est  divin  :  les  émanations  célestes  l'abreuvent  de 
toutes  parts,  et  la  nature  n'a  pas  un  phénomène  qui  puisse  se  re- 
fuser à  la  divinité.  Tout  cela  n'est  qu'un  voile  de  l'éternelle  unité; 


DES    LÉr.lSL.VTIO.>iS    COMPARÉES.  275 

«nais  cette  unité  ne  peut  encore  se  montrer  aux  lioninies  :  elle  les 
Coudroicrait  par  son  apparition ,  et  sa  manifestation  la  plus  élevée 
sera  le  dualisme. 

Trois  époques  distin{juent  l'égyptianismc  :  l'époque  divine ,  l'é- 
poque sacerdotale ,  l'époque  politique. 

Les  dieux  ont  réjjné  d'abord  :  ïsis  et  Osiris,  couple  divin  ,  éta- 
blissent l'empire  d'une  nature  bienfaisante  et  cultivée.  Mais  des 
obstacles  ne  tardèrent  pas  à  se  produire,  et  Typhon  ,  piincipe  du 
mal ,  lutta  contre  Osiris.  Ces  obstacles  de  la  nature  un  peu  apla- 
nis, les  déchircmens  de  la  société  commencèrent.  Busiris  immola 
Hercule,  Busiris,  nom  qu'il  était  défendu  de  nommer  (  lUaiida- 
tus  )  (I),  époque  obscure  et  cruelle  des  commencemens  d'une  th(;o~ 
(Tatie  (pii  veut  s'enfermer  chez  elle,  sacriiie  les  étrangers,  garde 
les  côtes  de  la  mer,  et  verse  du  sang  pour  féconder  ses  racines. 
Cependant  des  jours  plus  doux  commencèrent  à  luire,  et  voici 
venir  Hermès ,  le  trois  fois  grand  lleruiès ,  dieu  des  idées  et  de  la 
civilisation,  dieu  de  l'écriture  et  de  la  pensée,  de  l'intelligence  et 
de  la  société  gouvernée  par  elle,  de  l'humanité  mise  sous  l'œil  de 
la  raison  divine. 

Api-ès  les  hommes-dieux,  vinrent  les  prètres-rois.  Menés  fonda 
Thèbes,  inaugurant,  par  ces  magnificences  de  pierre  et  d'aiiain  , 
l'époque  sacerdotale.  On  dit  (ju'après  lui  régnèrent  trois  cent 
vingt-neuf  rois  dont  on  ne  sait  pas  les  noms,  serviteurs  inconnus 
de  la  théocratie,  prêtres  obscurs  et  couronnés ,  esclaves  déifiés  pré- 
sentés à  l'adoration  des  peuples.  Les  prêtres  régnent ,  car  ils  font 
les  rois  :  ils  les  choisissent  parmi  eux  ou  parmi  les  guerriers;  mais 
le  gueriier  choisi  devient  prêtre  sur-le-champ,  car,  s'il  n'était  pas 
prêtre,  comment  pourrait-il  être  roi?  La  vie  de  ces  rois  n'était  pas 
commode,  et  ils  ne  disposaient  pas  de  leur  temps  à  leur  conve- 
nance et  à  leur  guise;  l'heure  de  leurs  audiences  était  maïquee; 
ils  écoutaient  tous  les  jours  la  lecture  des  livres  sacrés;  certains 
momens  étaient  destinés  au  bain,  à  leurs  relations  avec  la  leine; 
ils  ne  pouvai(nit  se  nouriii'  que  de  la  chaii-  du  veau  et  du  canard ,  cl 
le  vin  leur  ("lait  sévèrement  mesun'.  Le  roi  n'était  jamais  seul;  il 

(i)  Vo\c/.  Virgile  et  Maciobc. 


ti7t  i;i.\ii;   itiiN  iii.i  \   .Mo.M)r,s. 

n'avait  (l'anlri'  icliijfc  (|ii('  les  |»i"i)i(|ii('s  du  j,;iii(  tiiairc  ti  rcx.ili;!- 
tioii  «lu  t'analismc  sac»  rdoial. 

On  se  lasso  < le  loiil,  iiu'iiic  de  r('(;iKT  sciviicmciil,  cl  les  luis 
s't'Uîaiieipèrenl.  Alors  coimncnra  Tépoquc  polili(iuo  avec  la  l'oiida- 
lioii  do  Meiupliis.  LN-Ieelion  sacerdotale  dispaïut,  <  i  les  {;uei'rieis 
devinrent  héréditaires  sur  le  trôno,  Sésoslris  fui  l'hoinnie  de  celle 
é'po(jue,  coii(|uéranl  dont  llérodolo  s'est  complu  à  peindre;  l'or- 
gueil; qui  passa  en  Europe,  répandit  le  nom  de  rE{jypie  par  le 
monde  ,  outrageait  les  vaincus  par  l'insolence  de  son  glaive  et  de 
SCS  inscriptions  :  c'est  »Joi,ccrivait-il,  (lui,  avec  ces  puiascmtcséfjaulcs, 
ut  conquis  ces  pays;  qui  entreprit  après  ses  conquêtes  des  travaux 
immenses,  sillonnant  l'Egypte  par  des  canaux,  et  faisant  du  sol  un 
nouveau  partage  à  ses  habitans.  La  théocratie  entrait  dans  ses 
jours  de  disgrâce;  Chcops  passe  pour  avoir  fermé  les  temples ,  du 
moins  les  prêtres  l'ont  dit  à  Hérodote.  Enfin ,  après  une  invasion 
éthiopienne  et  un  gouvernement  fédératif  de  douze  chefs,  la 
royauté  tomba  entre  les  mains  d'Amasis,  homme  du  peuple,  sol- 
dat aventurier  et  habile,  ayant  peu  de  souci  des  traditions  sacer- 
dotales, nouant  des  relations  avec  la  Grèce,  aimant  les  étrangers, 
prenant  une  femme  chez  les  Cyrénéens,  se  partageant  entre  les 
affaires  et  les  festins  ;  disant  qu'il  faut  détendre  l'arc,  et  que  la  pré- 
occupation continuelle  d'une  même  pensée  devient  tôt  ou  lard 
une  cause  de  folie  et  de  stupidité;  aimable  convive ,  diseur  de  bons 
mots,  et  ne  permettant  pas  à  la  royauté  de  lui  infliger  l'ennui  sur  le 
trône.  La  voilà ,  cette  théocratie  antique ,  si  péniblement  fondée 
par  les  sévices  de  Busiris,  par  Hermès,  par  Menés,  qui  montra 
pendant  tant  de  siècles  ses  prêtres  couronnés  à  l'Egypte  ;  la  voilà  qui, 
après  avoir  été  oppiimée  par  le  génie  politique  de  Sésoslris  et  i)er- 
séculée  par  Cheops,  subit  pour  dernier  outrage  les  railleries  d'un 
soldat  aviné,  et  vient  expirer  au  milieu  dcsgaîtés  de  la  table  d'A- 
masis, inter  pocnla  et  scijphos ! 

Dans  la  terre  d'Egypte ,  la  loi  était  la  religion  même  :  elle  régnait 
sur  les  peuples  comme  un  dogme  sacré  qu'écrivait  la  sagesse  sacer- 
dotale; le  [)Ouvoii"  exécutif  était  soumis  à  la  loi  comme  le  bras  à  la 
tête;  et,  seulement  au  jour  où  les  rois  se  révoltèrent  contre  la  iheo- 
cratie,  le  pouvoir  exécutif  a  pu  primer  le  législatif.  La  justice  était 
revêtue  de  toute  la  mijeslé  de  la  religion  :  trente  luctres  choisis 


DES    LÉCISLATlOiNS    COMPAHKLS.  27"> 

il'llt'Iiopolis,  (Je  Tlièbes  et  do  Menipliis  siô{;('aienl;  ils  clioisissnioiil 
leur  présideiU  qui  portait  au  cou  une  chaîne  d'or  à  laiinclle  (itait 
suspendue  une  image  de  la  Vérité.  Les  livres  de  la  loi  étaient  ou- 
verts. Le  deuiandtHir  ou  l'accusateur  présentait  une  plainte  écrite; 
le  défendeur  répondait  par  écrit  qu'il  n'avait  pas  fait  ce  dont  on 
l'accusait,  ou  qu'il  avait  bien  fait,  ou  bien  encore  qu'il  ne  méritait 
pas  la  sévéritc;  de  la  peine  demandée  contre  lui  :  l'accusateur  répli- 
(juait  ;  l'accusé  se  défendait  encore  :  les  juges  délibéraient;  enfin ,  le 
chef  de  la  justice  touchait  avec  la  figure  de  la  Vérité  le  demandeur  ou 
le  défendeur  qui  avait  gagné  sa  cause.  Point  de  discours  et  d'ora- 
teurs :  l'écriture  vulgaire  suffit  aux  plaideui-s;  l'écriture  sacrée  est 
réservée  aux  lois,  et  la  sentence  est  i-endue  syniboli(juement,  sans 
phrases  et  sans  motifs.  Comment  la  discuter?  comment  ne  pas  la 
révérer  à  l'égal  de  la  Vérité  dont  l'image  était  présente?  La  Jus- 
tice suivait  l'homme  après  sa  mort.  Quaiante  juges  s'assemblent 
et  vont  s'asseoir  en  demi-cercle  à  l'extrémité  d'un  lac.  Sur  ce 
lac  est  une  barque  conduite  par  un  nocher  qui  s'appelle  Caron  cl 
qui  est  destinée  à  porter  le  corps  de  l'Egyptien  que  la  vie  ter- 
restre a  quitté.  Mais  avant  que  la  barque  reçoive  le  cercueil,  il 
est  loisible  à  tons  d'accuser  le  mort.  L'accusation  est  discutée;  si 
victorieuse,  les  juges  refusent  la  sépulture;  si  confondue,  la  joie 
est  grande  parmi  les  parens  qui  df'pouillenl  leurs  vétemens  de  deuil, 
et  entament  avec  transport  l'oraison  funèbre  du  glorieux  défunt. 
Les  rois  n'échappent  pas  à  cette  justice  :  ils  sont  soumis  après  leur 
mort  à  l'accusation  commune,  et  il  est  arrivé  parfois  que  sur  le 
cri  de  l'indignation  populaire,  de  royales  dépouilles  n'ont  pas  ('lé 
descendues  dans  les  tombeaux  (juiles  attendaient.  C'est  l'esprit  de 
la  théocratie  d'étendre  sur  toutes  les  tètes  l'égalité  de  la  loi.  Ainsi 
les  Egyptiens  ne  connaissaient  pas  les  différences  aristocratiques  du 
sang,  ou  plutôt  ils  se  disaient  tous  nobles;  ils  ne  se  trompaient  pas; 
tout  homme  est  noble  et  doit  (ix'we  valoir  ses  titres  de  noblesse. 
L'éducation  se  distribuait  aux  prêtres,  aux  guerriers,  aux  labou- 
reurs, aux  pasteurs  et  aux  artisans;  les  prêtres  étaient  imbus  de 
la  grande  instruction  ,  ils  apprenaient  la  théologie,  la  médecine,  la 
morale,  la  géométrie,  l'histoire,  l'astronomie.  Iléliopolis  était,  au 
dire  d'Hérodote,  la  métro[)ole  de  la  science  égyptienne.  Les  guer- 
riers recevaient  sur  les  mêmes  choses  des  notions  moins  profondes; 


(Ir  plus,  ils  s'cxervaicnt  nssidiuMncnl  ;iii  iiiiiiiiciuciit  dos  aiiiics, 
lies  (licvMux  vl  dos  chars,  ol  leur  dexiorild  «'tail  colôbrc  parmi  1rs 
(irocs.  l/oducaiioii  dos  labourours,  des  paslours  cl  des  artisans 
otail  spooialo;  on  les  formait  à  leurs  professions  (|u'il  leur  oiail  in- 
terdit de  jamais  aliandonner.  Les  enfans  désolasses  |)(»|tulairos  se 
nounissaioul  d'Iieibajjos  et  de  loffumes  {grossiers;  ils  maioliaioiil 
nus  jus(]irà  qtiin/o  ans,  et  jusqu'à  oct  à{;o  leur  entretien  ne  coulait 
«juèro  plus  do  vinj^jt  diachmes. 

Les  caractères  de  la  ihoocraiio  <Y;ypiienno  sont  l'cMonduo,  la 
profondeur,  le  mystère  et  rimmobiiilo.  L'omanation  divine  s'otond 
sur  cette  terre  et  l'y  pénètre  on  tous  sens;  l'Efiypte  est  peuplée 
des  représentations  de  Dieu,  Bossuel  se  trompe  (juand  il  dit  (pren 
Egypte  tout  était  Dieu  ,  excepté  Dieu  lui-même;  non,  mais  il  y 
avait  une  foule  de  dieux,  et  au-dessus  de  tous  ces  dieux,  un  Dieu. 
Dans  les  profondeurs  mélancoliques  de  son  imagination ,  l'Egypte 
se  représentait  les  âmes  comme  destinées  à  des  migrations  succes- 
sives, et  à  un  circuit  de  trois  mille  ans  ;  elle  appelait  les  habitations 
des  vivans  des  hôtelleries,  mais  les  sépulcres  des  morts  étaient  des 
demeures  éternelles;  des  traditions  aussi  vieilles  que  le  nionde, 
des  symboles  innombrables  voilaient  une  philosophie  dont  les 
lueurs  ardentes  éclairaient  seulement  quelques  initiés.  Le  mystère 
cachait  majestueusement  la  vérité,  exerçant  sur  les  esprits  la  puis- 
sance de  ses  terreurs  et  de  ses  charmes ,  et  puis  tout  était  im- 
mobile; le  temps  semblait  sur  les  bords  du  IVil  renoncer  à  la 
puissance  de  changer  vite  les  hommes  et  les  choses ,  et  consentir 
quelque  peu  à  leur  immobilité  pour  les  mieux  donner  en  exemple 
au  reste  de  la  terre.  Pyramide  étendue  et  carrée  dans  sa  base,  in- 
finie dans  ses  profondeurs,  mystérieuse  dans  ses  tombeaux,  s'é- 
lançant  dans  les  cieux  par  une  aiguille  immobile ,  telle  est  l'Egypte 
dans  l'histoire,  terre  initiatrice  et  nourricière  de  l'humanité ,  terre 
féconde  en  moissons  et  en  idées,  où  le  symbole  enferme  la  pensée, 
où  le  voile  est  jeté  sur  la  nature,  où  le  sphinx  se  tient  à  la  porte 
du  temple. 

L'unité  de  Dieu  ne  devait  pas  rester  confinée  dans  Thèbes  et 
dans  Memphis ,  et  Moïse  la  tira  d'Egypte  avec  la  race  d'Héber, 
sublime  voleur  qui  emportait  aux  Égyptiens  non-seulement  leurs 
vases  sacrés ,  mais  leurs  id(!es.  La  théocratie  hébraïque  repose  sur 


DES    LÉGISLATIONS    COMPARÉES.  277 

un  liomiiio  et  n';i  jamais  pu  durer  eliez  le  peuple  que  cet  liomme 
a  l'ait.  La  loi  s'incarne  dans  3Ioïse  ,  et  le  peuple  est  consiituti  par 
Moïse.  Je  développerai  cet  homme  plus  tard  dans  un  espace  plus 
difjne  de  lui ,  et  personne  sans  doute  ne  me  reprochera  de  différer 
un  sujet  qui  donna  long-temps  à  réfléchir  à  3Iichel-An{je.  Pour  son 
peuple,  Moïse  fut  et  Ht  tout;  il  le  tire  d'Egypte,  il  lui  apprend  Dieu, 
hii  donne  une  loi ,  un  culte,  une  justice,  un  gouvernement  :  il  est 
général,  prophète,  médecin,  poète,  puissant  meneur  d'hommes  ; 
il  est  patient,  il  est  impétueux,  il  est  doux,  il  est  cruel,  il  est  ré- 
fléchi ,  il  est  inspiré;  il  est  sans  pareil  au  milieu  de  son  peuple,  il 
le  bénit  avant  d'expirer,  enchantant  Jehovah  ,  et  il  meurt,  l'homme 
le  plus  vivant  de  l'humanité.  La  nation  qu'il  avait  si  péniblement 
ralliée  à  l'unité  divine  fut  toujours  agitée  par  des  changemens ,  ne 
connut  jamais  le  repos,  et  l'on  peut  dire  que  le  peuple  juif  a  tou- 
jours été  le  Juif  errant.  Il  n'a  pas  vécu  pour  lui  dans  l'histoire, 
mais  pour  nous,  pour  nous  transmettre,  au  prix  de  mille  souf- 
frances, l'unitc!  de  Dieu  et  la  fraternité  des  hommes.  Mon  Dieu! 
ce  peuple  a  la  tète  dure,  et  il  lui  coûte  de  se  déshabituer  de  Moloch  ; 
mais  il  sera  durement  ramené  à  Jehovah  :  il  sera  châtié;  il  aura 
des  rois;  il  se  déchirera;  il  outragera  par  son  schisme  Jérusalem  , 
à  peine  posée  la  dernière  pierre  du  temple  ;  il  sera  envahi,  exilé, 
errant,  avili;  cependant  Isaïe,  Jérémie,  Ezechiel  et  Daniel  chante- 
ront SOS  malheurs,  en  célébrant  le  Seigneur;  ils  ne  trahiront  pas 
l'idée  persévérante  et  fixe  de  Jehovah  ;  ils  en  auront  la  monomanie 
divine;  ils  assourdiront  leur  peuple  de  leurs  sublimes  prophéties, 
et  ce  peuple,  amené  à  Dieu  par  Moïse,  fortifié  par  Samuel,  que 
David  abreuva  d'amour  et  de  poésie,  que  Salomon  enseigna  par 
l'architecture,  à  (jui  ses  prophètes  crient  Dieu  nuit  et  jour,  mettra 
sur  la  croix  un  des  siens,  né  dans  Nazareth ,  pour  avoir  annoncé  le 
inèmeDieuqueMoïsc,  mais  plus  saint  encore,  plus  pur  et  plus  tendre. 
Le  christianisme  est  l'idée  pure,  s'élevant  à  la  passion;  il  hériiail 
de  l'Egypte  et  de  la  Judée  les  trois  principes  de  l'unité  de  Dieu  , 
de  l'égalité  fraternelle  des  hommes  entr'eux,  de  l'immortalité  de 
l'ame;  il  leur  donnait  un  dcneloppcment  nouveau,  et  de  i)his  il 
inspiiait  aux  hommes  le  désir  de  mouiir  pour  les  défendre.  Il  est 
curieux  d'observer  comment  de  cet  idéalisme  passionne'' soiiit  une 
théocratie  nouvelle. 


-~N  r.i:vnc  ni.s  ini  \  mumu-s. 

Les  inanii's  des  l>nib;nrs  riaient  iiHlt|Hiul;ml(S,  iiprcs,  diverses 
«•nlr'elles,  peu  (l(»eiles  à  rmiiCormik'  des  lèjjles  relijjieuses,  el  me- 
n;ie;iiil  tonjouis  de  deHjfurer  le  eliiisliaiiisin(>  |).ir  d"irn'{;nlières 
l)rali(|iies.  Les  «)|»inii>iis  n'etaieiil  pas  iiuiins  diverjM-iiies  ([iie  les 
iiKiMirs;  el  les  elioses  de  la  lui  deveiiaienl  i'oltjel  des  eoininemaires 
les  pliisdilïerens.  Ce  eonllilde  iiueiirsel  d'idt-es  rendail  neeessaiies 
la  eoneeplion  cl  rélnljlisscmenl d'une  iiniU'  morale;  aussi,  rien  de 
plus  iialurel  et  de  plus  {|rand  que  lélevaiion  successive  de  la  pa- 
pauté. Mms  le  problème  était  grave  à  résoudre  :  londer  et  mainte- 
nir en  Knrope  une  magistrature  spirituelle  qui  se  fit  obéir  dans  les 
choses  divines  des  barbares  et  des  docteurs,  des  clercs  et  des  rois, 
(]ui  put  ramener  à  la  règle  les  licences  de  la  féodalité  et  les  écarts 
de  la  théologie  et  procurer  à  l'unité  une  domination  mystique, 
voilà  le  thème  h'gitime  des  prêtres  qui  se  succédèrent  au  Vatican. 
Mais  tout  s'altéra  dans  l'exécution  ;  de  l'empire  spirituel,  on  con- 
clut à  l'empire  politique;  cette  théocratie,  qui  devait  être  si  idéale 
et  si  pure,  fabriqua  de  fausses  pièces  pour  devenir  ))ropriétaire; 
les  |)assions  débordèrent;  le  génie,  l'audace,  la  licence,  la  luse, 
l'ambition,  la  perfidie,  se  mêlèrent  par  d'étranges  combinaisons , 
et  de  grandes  comédies  furent  données  au  monde.  La  papauté  ro- 
maine fut  une  magnifique  tentative  vaincue  à  la  fois  par  les  obstacles 
qu'elle  rencontra,  par  l'indépendance  des  nationalités  et  des  mœurs, 
par  la  liberté  des  opinions  et  de  resi)rit  humain  ,  par  ses  propres 
erreurs ,  ses  prétentions  fausses ,  ses  ambitions  indignes  et  tem])o- 
relles,  par  les  rebellions  intestines  de  ses  propres  enfans,  par  des 
révoltes  d'idées  qui  furent  la  gloire  du  génie  moderne.  Cette  théo- 
cratie eut  d'ailleurs  à  compter  avec  une  représentation  démocra- 
tique (jui  la  gênait ,  je  veux  parler  des  conciles.  Là  on  débattit  au 
(piatrième  siècle  tout  ce  qui  peut  intéresser  l'humanité.  La  foi  el 
la  raison  combattirent,  parce  qu'alors  on  vivait  dans  celte  illusion 
de  les  croire  ennemies  ;  la  foi  l'emporta  à  une  faible  majorité.  L'es- 
prit grec  aima  les  conciles;  le  génie  romain  les  redouta;  il  les  con- 
voquait irrégulièrement,  contestait  leurs  préi-ogatives ,  disputait 
contre  eux  !a  souveraineté;  les  papes  semblaient  prévoir  que  ces  par- 
lemens  ou  plutôt  ces  conventions  du  christianisme  les  déposeraient 
un  jour  et  les  décapiteraient  de  la  tiare.  Quels  sont  donc  les  résul- 
tats laissés  par  la  iheocratie  romaine'/  Sa  législation  canonique  fut 


DEîi    LÉGISLATIONS   COMl'AKÉKS.  27?) 

peu  piiissanlo;  elle  rqjla  soulcmenl  les  lapporls  civils  et  les  inU'ièls 
temporels  du  clerjjé,  et  encore  avec  le  secours  et  le  patronnjje 
i\u  di'uit  romain  dont  elle  imita  servilement  les  formes;  mais  (;11(! 
ne  chanjjca  ni  les  idées  ni  les  mœurs  de  l'Europe ,  inférieure  à  l'ef- 
ficacité de  la  philosophie  moderne.  L'éducation  du  clerf^é  fut  diri- 
jrée  par  elle  ;  mais  l'c'ducaiion  des  laïcs  lui  échappa ,  et  la  niilicc 
des  jésuites  vint  offrir  trop  tard  son  dévouement  et  sa  médiocrité. 
Qu'a  donc  fait  la  théocratie  romaine?  Elle  a  fait  le  prêtre,  elle  a 
séparé  le  ministre  de  l'église  des  affections  et  des  liens  de  la  fa- 
mille, et  ne  lui  a  plus  permis  (jnc  la  charité  du  {^eni'e  humain;  elle 
l'a  contraint  de  rester  vierge  pour  qu'il  soit  plus  ardent,  célibataire 
pour  qu'il  soit  plus  libre  ;  elle  l'a  fait  l'homme  du  pape,  de  l'Eglise 
et  de  Dieu  ,  elle  l'a  marqué  d'un  signe  indélébile  et  fatal  qui  le 
rend  au  milieu  de  ses  semblal)les  solitaire  et  sacré. 

Le  génie  de  la  théocratie  est  de  mettre  Dieu  dans  les  choses  hu- 
maines :  il  est  grand  ,  il  affecte  les  hauteurs  de  la  spéculation  et  de 
la  pensée,  et  il  exige  de  l'homme  un  pénible  effort  pour  s'élever  au 
ciel.  11  a  commencé  f  histoire  du  monde  ,  il  en  a  été  l'enveloppe  et 
le  sanctuaire  et  il  a  failli  y  étouffer  la  liberté  ;  mais  la  liberté  plus 
forte  a  contraint  la  th('0cratie  de  se  rasseoir  immobile  sur  son  autel  ; 
elle  est  sortie  du  temple  et  s'est  montrée  aux  hommes. 


VIII. 


La  monarchie  lepose  sui"  une  idée  moins  générale  que  la  théocra- 
tie :  imitation  des  foimes  de  la  famille,  elle  eut  quelque  chose  de 
domestique  même  dans  les  plus  grands  empires  ;  son  esprit  l'ut 
d'imprimer  aux  sociétés  l'unité  politique,  de  rendre  le  pouvoir 
exécutif  stable,  perpétuel,  et  de  lui  tout  attribuer.  L'intérieur  des 
monarchies  asiat!(|ues  de  l'antiquité  nous  est  peu  connu  :  nous  y 
distinguons  nc-anmoins  la  confusion  du  pouvoir  législatif,  du  pou- 
voir exécutif,  de  la  justice  et  de  l'f^ducation  (1)  dans  la  mémo  main. 
Le  despotisme  y  est  absolu  en  principe  et  n'est  éludé  ([ue  pai-  l'iîu'- 

(i)  Voyez  les  conseils  que  Cicsus  duiiiic  à  Cambyse  pour  aniollii  les  Lydiens; 
il  lui  indique  les  moyens  de  changer  leur  cduca(ion. 


■JSt)  lilMI.     DLS    I»i;i A    MiiNKKS. 

\il;ilil('  lil)Orlt'  (les  iikimh's.  QiiiukI  les  (ii«'cs  se  liirciil  mis  en  i  (tiii- 
liiorcf  avec  l'Asie  |);ir  leurs  triomphes ,  ils  <riivii'enl  siii-  leurs  eiilie- 
inis;  mais  souvent  ils  leurs  prt'-ièrent  leui's  opiniotis  et  leurs  idi-es. 
Ainsi  llt'rodotc  Fait  discuter  (Mane,  Mé{ial)vse  et  Darius  sur  les 
mt'ritt's  de  la  démocratie,  de  rolijfareliie,  et  de  la  monarchie,  alK'- 
ranl  cette  l'ois  la  naïveté  de  son  r('cit,  pai-  je  ne  suis  (|iielles  pré- 
tentions de  rhéteur  et  de  sophiste  cpii  ne  lui  vont  pas.  Im  (jièce 
v;iin(|uil  les  invasions  de  l'Asie  par  ses  r('pul)li(|ues  ardentes, 
promptes  à  la  {|uorro  connue  à  la  liberté,  lestes,  ci  venant  s'olïrir 
au  con)l)ai  et  à  la  mort  avec  la  jjaîlé  d'un  jeune  homme  :  elle  re- 
porta sur  l'Asie  l'insolence  de  la  conquête  en  se  recueillant  elle- 
même  dans  les  l'ormes  de  la  phalange  el  de  la  monarchie  macédo- 
nienne à  lacpu^lle  Dieu  avait  pn'posé  Alexandre.  Home  n'a  pas  uti 
jour  de  fête  sans  un  roi  vaincu  ,  et  les  monarques  d'Asie  s'estiment 
heureux  de  faire  leur  cour  à  ses  patriciens  et  à  ses  démocrates  , 
juscju'au  jour  où  Home  elle-même,  prenant,  non  pas  un  roi,  mais 
un  empereur,  devienne  une  monarchie  «'Iranjje,  sans  proportions , 
sans  formes,  où  la  servitude  et  le  mépris  de  la  nature  humaine  dé- 
passent les  dimensions  connues;  monstre  dans  l'hisioirc. 

Quand  ks  races  modernes  eurent  commencé  les  sociétés  nou- 
velles, la  forme  monarchique  sortit  du  liel".  La  royauté  féodale  d»' 
la  France  ne  larda  pas  de  s'élever  à  quelque  chose  d'intelligent  et 
de  systématique  qui  la  fit  grande  entre  les  étals  européens  :  elle 
fut  l'unité  sociale  dans  l'action  el  dans  la  pensée  ;  elle  fut  îa  source 
et  l'exercice  de  toute  souveraineté  :  le  roi  elail  la  loi.  Jamais  le  prin- 
cipe du  di^oii  n'eut  un  représentant  mieux  obéi  et  plus  révéré.  La 
vieille  royaulé  de  France  fut  marquée  d'un  caractère  mysti(|ue  et 
sacré;  depuis  Philippe-Auguste  à  Bovines  juscju'à  Louis  XIV 
avant  llochstaedl,  elle  reposa  sur  la  foi  des  peuples;  maisun  joui- 
la  société  se  trouvant  plus  intelligente  que  la  monarchie,  le  droit 
passa  du  roi  au  peiq)Ie. 

Pendant  que  Louis  XY  préparait  avec  M"^  de  Pompadour  les 
funérailles  de  sa  dynastie,  se  réservant  uniquement  de  n'y  pas  as- 
sister ,  une  monarchie  s'élevait  dans  le  nord ,  nouvelle ,  despotique , 
militaire,  démocratique,  accueillant  Vohain^  après  avoir  suivi 
Luther,  recevant  la  vie,  la  gloire,  et  pour  ainsi  dire  lanliquiié  de 
Frédéric,  un  de  ces  hommes  siiiguhers  el  forts,  que  Dieu  tient  en 


DES    LÉGISLA110i\S    COMl'AUÉLS,  281 

réserve  pour  londer  (Jcs  em|)ires.  La  monarchie  prussienne  s'éleva 
pour  représenter  en  Europe  le  (jénie  du  proteslanlisme  et  du  ra- 
tionalisme germanique. 

Napoléon  à  bout  de  sa  destinée ,  une  partie  de  l'Europe  dans  les 
occupations  de  la  paix  se  mit  à  l'école  de  la  constitution  anglaise. 
Les  monarchies  constitutionnelles  qui  se  sont  élevées  en  France,  en 
Bavière ,  à  Slultgnid ,  à  Lisbonne ,  à  Madrid ,  à  Cassel ,  à  Dresde ,  à 
Carisruhe,  à  J)armstadf,  àlLinovr*!,  expriment  un  état  intermédiaire 
entre  les  établissemens  irréguliers  du  moyen  âge  et  les  théories 
générales  (]ue  médite  et  mûrit  l'esprit  moderne.  Les  intérêts  posi- 
tifs ont  servi  de  premier  fondement  à  cette  transaction,  et  l'argent 
a  provoque  l'association  des  peuples  au  pouvoir  législatif  et  à  la 
gestion  des  affaires.  Dans  cette  transaction,  les  aristocraties  ont 
gardé  leurs  prééminences  ;  les  royautés,  l'initiative  de  la  puissance 
dont  elles  ont  octi'oyé  et  mesuré  le  partage.  Les  monai(,'hies  et  les 
principautés  constitutionnelles  du  xix"  siècle  sortent  naturellement 
du  jeu  des  affaires  européennes ,  et  il  est  insensé  de  les  maudire 
comme  une  violation  illégitime  de  l'antiquité  :  il  ne  serait  pas  plus 
juste  de  les  considéi'er  comme  un  exemplaire  parfait  et  deHnitif  de 
la  sociabilité  moderne  :  leur  origine  est  dans  les  nKCurs  barbares , 
dans  les  pratiques  et  les  instincts  du  moyen  âge,  leur  caractère  est 
un  mélange  du  passé  et  du  présent  avec  une  intention  de  priorité 
pour  le  passé  ;  leur  loi  est  une  gravitation  à  quelqu*;  chose  de  plus 
général  et  de  plus  philosophique. 


TX. 


Les  hommes  ont  toujours  estime  juste  et  naturel  de  donner  la 
direction  de  leurs  affaires  à  la  supériorité  morale  :  mais  ils  ont  varié 
dans  l'appréciation  des  signes  de  cette  supériorité. 

La  naissance,  le  sang  et  la  race  se  sont  d'abord  concilié  leur  res- 
pect et  leur  foi.  Une  race  est  un  système  vivant,  une  succession  héré- 
ditaire de  qualités  naturelles  qui,  par  sa  cohésion  et  sa  continuité, 
devait,  dans  les  premiers  âges  des  sociétés,  s'attirer  la  puissance. 
Les  Germains  demandèrent  leurs  rois  à  la  noblesse  du  sang ,  reyea 


ex  Hohiitlaii'.  I.a  (im:c  piiinitiv»'  ikiiis  montre  le  fjoiivcl'nciiiciil 
liMcaiix  rairsanticiuos;  cndrèle  les  liaiils  ciiiplois  ira|»|»arliiin'iil 
loiijj-tiiiips  (|ii'aii\  plus  vieilles  lamilles;  K's  iJasilides  rinciil  piiis- 
sanles  à  I",iyllii('e  ;  les  IJaeeliiades  à  ('.oriiuhe:  les  Mvlelides  à 
SM-aeiise;  les  Aleiiades  el  les  Seopadcs  en  Tliessalic. 

.Mais  les  raees  s'»'j»iiisent  \i  i,  et  plus  elles  sont  anlitpies,  plus  elles 
devieniienl  incapables  du  siècle  (pii  assiste  à  leur  déciH-piiiide.  De 
leuitole,  les  sociétés  chan{;ent  le  sijjnc  de  la  supérioriU;  morale  el 
passent  de  la  naissance  aux  intérêts  positifs,  aux  prospérit(is  du 
présent,  a  larjjenl.  C'est ,  suivant  l'expression  anticjue,  la  linio- 
eraiie.  Vous  la  trouvez  puissante  à  Carthage  :  l'époque  dcSolon, 
celle  de  Servius  Tullius  à  Uonic  lui  sont  favorables.  Enfin  ,  il  se 
fait  un  jnelanjje  de  la  naissance,  de  la  fortune  et  d'une  certaine  va- 
leui'  personnelle  qui  constitue  proprement  l'aristocratie  poliliijuc. 

Le  principe  aristocraticjue  a  été  le  début  léjfiiime  des  sociétés; 
sa  gloire  est  de  les  commencer,  mais  son  tort  est  de  vouloir  les  ar- 
rêter. Le  pairiciat  jette  les  fondemens  de  Rome ,  puis  il  fait  obstacle 
à  ses  progrès;  il  lutte,  il  est  vaincu  :  sa  défaite  est  nécessaire  à  la 
marche  de  l'Iiumanitc'. 

La  noblesse  moderne,  sortiedes  mœurs  germaniques,  glorieuse 
par  la  guerre,  puissante  par  la  terre,  instaure  les  origines  de  la 
moderne  Europe  ;  mais  dès  que  les  généralités  de  resi)rit  huinain 
commencent  à  se  produire,  elle  y  devient  hostile,  incapable  elle- 
même  de  généralité  :  son  ignorance  porte  aux  idées  une  haine 
incurable;  elle  pressent  dans  la  science  son  héritière. 

Partout  où  le  principe  aristocratique  a  régné  seul ,  l'état  qu'il  a 
gouverné  a  promptement  péri ,  semblable  à  un  homme  qui  mancpie 
d'air  et  dont  la  vie  ne  peut  trouver  une  issue.  A  l'embouchure  de  la 
Brcnta,  quelques  nobles  d'Aquilée  s'étaient  réfugiés  dans  un  petit 
groupe  d'îles  pour  échapper  aux  barbares;  c'était  au  v*"  siècle,  ils 
commencèrent  Venise  :  elle  fut  long-temps  une  modeste  municipalité 
sous  le  protectorat  de  Constautinople  dont  elle  s'empara  plus  tard 
dans  la  compagnie  des  Fran(,ais.  Des  le  vii'^  siècle  un  doge  gouverna 
Venise;  il  était  général  et  juge  ;  il  pouvait  associer  son  fils  à  son  au- 

(i)  Quemadmodum  urbium  imperiorumque ,  ità  gtntium  uunc  florere  fortu- 
nam,  nunc  senescere,  nuiic  inîerire.  — Vei.leius  Patercclus,  lib.  II,  cap.  ii. 


DES    LÉGISLATIONS    COMPAllKKS.  285 

îorilé  el  nionagor  ainsi  dans  sa  maison  un  pouvoir  lien-dilairc.  Mais 
vers  1052  on  ol)Ii.j;c'a  le  do{]e,  désormais  éleclif,  à  prendre  l'avis  d'un 
conseil  l'orme  des  plus  illustres  citoyens  qu'il  convoquait  lui-même. 
C'était  le  principe  aristocratique  qui  commençait  à  prévaloir  contre 
l'unité  ducale  :  le  siècle  suivant  vit  des  innovations  nouvelles ,  l'érec- 
tion du  grand  conseil,  composé  de  quatre  cent  quatrc-vinjjts  citovens, 
l)ris  en  nombre  égal  dans  tous  les  quartiers  de  la  ville  el  renommés 
tous  les  ans  :  le  peuple  ne  les  élisait  pas  ,  mais  douze  électeurs  ap- 
peh's  tribuns.  Au  commencement  du  xiii"  siècle,  le  grand  conseil 
nonnna  lui-même  les  électeurs  qui  devaient  le  renouveler;  il  approu- 
vait aussi  ou  rejetait  ses  successeurs  désignés.  Alors  le  doge  gou- 
vernait avec  six  conseillers  à  robe  rouge  qui  formaient  la  seigneurie 
et  le  conseil  des  preyndi.  I)('sormais  l'aristocratie  travaillait  ouver- 
tement à  tout  concentrer  dans  S(!S  mains.  Cependant  le  peuple  s'a- 
visa qu'il  n'était  pas  libre;  il  se  révolta  :  sa  défoile  riva  sa  servitude. 
L'aristocratie  victorieuse  rendit  le  grand  conseil  héréditaire  entre 
les  familles  qui  y  avaient  séance  dès  l'origine  ;  elle  ouvrit  le  livre 
d'or,  condamnant  à  l'inhabileté  politique  tous  les  nobles  qui  n'y 
seraient  pas  inscrits;  enfin  elle  créa  le  conseil  des  Dix  (î).  L'autorité 
du  nouveau  conseil  était  dictatoriale ,  il  cassait  les  décisions  du 
sénat,  traitait  avec  les  puissances  étrangères,  enlevait  à  la  (jnarnniie 
criminelle  les  jugemens  des  affaires  d'état,  et  de  quelques  grands 
crimes.  L'aristocratie  estima  que  sa  puissance  n'était  pas  encore 
assez  formidable,  elle  imagina  les  incjuisiteurs  d'état.  Ces  hommes 
étaient  trois:  ils  avaient  partout  des  espions,  on  les  appelait  des 
observateurs,  dans  la  noblesse,  les  citadins,  les  populaires  et  les 
ordres  religieux  :  ils  s'assemblaient  le  lendemain  des  élections  des 
magistrats  par  le  grand  conseil;  ils  examinaient  la  réputation 
de  cha<iue  magistrat,  sa  fortune  :  ils  faisaient  tendre  des  pièges 
ù  ceux  qu'ils  estimaient  suspects.  Jamais  d'exécution  publi- 
que. Le  condamné  était  noyé  de  nuit  dans  le  canal  Orfano.  Si 
(juclquc  noble  parlant  dans  le  grand  conseil  ou  le  sénat ,  abordait 

(i)  Le  conseil  des  Dix  était  composé  de  dix-sept  membres  : 
Les  Dix  proprement  dits  ; 
Le  doge; 
Les  six  conseillers  du  doge. 


-H'i  iti  vLii  i)i;.s  i)i;i:x  momu.s. 

iiii  siijci  rii';iii{;(r  ;i  la  discussion ,  im  lui  <"»laii  la  parole  ;  s'il  discuiail 
raiitorili'ilii  conseil  dos  Dix,  on  lo  laissait  parler;  apirs  la  s(''ance,  il 
elailari'ele,  jii{;e,  misa  nioil.  Le  iiohle  nii'conlenl  élail  avetli  deux 
loisdèlreiduscirconspecl;  s'il  exlialaileui'ore  son  nuromeuleinenl, 
on  le  noyail  comme  incoiiijiilile.  Lu  banni  pour  crime  d'eial  pcjuvail 
obtenir  sa  {;racc,  s'il  d('noncail  on  s'il  livrait  un  autre  <riminel. 
La  délation  est  la  viilti  de  Venise.  Lra  Paolo,  consulté  par  le{;ou- 
vernemenl  de  Saint-Marc,  cuiiscillail  de  concentrer  de  |)lus  en  plus 
laulorite  dans  le  sénat  cl  suitoul  dans  le  conseil  des  Dix;  le  {jrand 
conseil  sent  le  peuple  ,  disait-il  :  il  voulait  encore  (pi'on  aflaiblil  la 
juridiction  des  quaranlies  :  les  nobles  ne  devaient  jamais  être  eon- 
danmésà  mort,  suitout  pulili<jnemenl.  La  prison  peipéluelle  valait 
mieux ,  ou  du  moins  la  mort  secrète.  Qu'est-ce  que  la  justice ,  si- 
non ce  qui  est  utile  à  l'état  (1  )?  Par  une  adrniralde  justice  de  l'his- 
toire, cette  hideuse  macliine  fut  broyée  par  un  mouvement  de  la 
révolution  française,  et  le  lion  valéliidinaire  de  Saint-Marc  (2)  vint 
expirer  aux  pieds  du  {général  lionaparte.  Que  Venise  soit  chantée 
par  les  romanciers  et  les  poètes ,  qu'elle  offre  encore  à  l'étranger 
les  mystérieuses  folies  de  son  carnaval  ;  mais  qu'elle  n'espère  pas 
désarmer  la  sévérité  du  {jenre  humain  qui  n'a  rencontré  nulle  part 
plus  de  corruption  et  de  cruauté. 
La  vieille  aristocratie  recule  en  grondant  devant  l'esprit  lunnain  : 

(i)  La  constitution  de  Venise  était  ainsi  organisée  : 
Le  grand  conseil , 
Le  sénat, 

Le  collège  des  sages.  — Tingt -six  personnes ,   doge  et  six  conseillers: 

les  trois  présidens  des  quaranties  :  les  seize 
sages. 
La  seigneurie. 
Le  doge. 

Les  trois  quaranties,  composée  chacune  de  quarante  juges  : 
Civile  nouvelle, 
Civile  vieille, 
Criminelle. 
Conseil  des  Dix. 

Inquisiteurs  d'état, 
(a)  Expression  du  général  Bonaparte. 


r>r.s  LKr.isi.vTioNs  (;(mi>Aîii:F.s.  2S,') 

npivs  avoir  oie  on  Aiijjictorrc  plus  liaMIo  qu'ailleurs,  cWo  \  mo- 
<lite  peul-ètre  aujourd'hui  des  résislaiices  insensées.  En  h'rance, 
Robespierre  et  Napoléon  se  sont  mal  conduits  envers  elle;  l'un  a 
voulu  l'exterminer,  l'autre  s'est  efforcé  de  la  flatter  :  double  erreur. 
N'ayons  pour  le  passé  ni  proscriptions  ni  bassesses.  Le  siècle  n'esl-il 
pas  assez  fort  pour  attirer  tout  à  lui  par  une  attraction  naturelle? 
Qu'il  n'attribue  plus  la  supérioriK'  politique  et  morale  à  l'antiquité 
de  la  race,  mais  au  mérite  du  présent,  au  talent,  à  la  vertu,  au 
«énie;  et  il  éprouvera  qu'un  jour  tous  les  enfans  de  la  France 
l'estimeront  d'assez  bonne  maison  pour  le  servir  avec  dévoùmenl. 

.  ■•..:.  I,.      •  X. 

Où  conmience  réellement  l'intérêt  de  l'histoire?  Avec  le  com- 
mencement de  l'homme  même  et  de  la  société.  T>a  so!idaril(;  de  la 
sociabilité  humaine  ne  comporte  pas  les  morcellemens  arbitraires 
des  destinées  du  penrc  humain  ;  et  cet  h(;rita{je  est  vraiment  indi- 
visible. Kien  de  plus  pauvre  et  de  plus  stérile  que  de  scinder  l'his- 
toire en  déclarant  que  seulement  à  telle  époque,  à  une  ère  donnée, 
ont  commencé  pour  le  genre  humain  la  orandeur  et  la  vérité.  Les 
idées  sont  contemporaines  du  monde  même,  et  constituent  tant 
par  le  synchronisme  de  leur  existence  que  par  la  succession  de 
leur  développement  la  trame  indestructible  de  riuiinanité. 

11  est  remanjuable  que  les  {grands  mouveniens  de  l'histoire  se 
produisent  sur  des  points  différens  presque  à  la  même  époque  : 
pendant  que  Moïse  cherche  la  Palestine ,  Cécrops  tend  vers  l'Atti- 
que ,  Deucalion  s'établit  sur  le  Parnasse,  Cadmus  arrive  de  Phénicie 
à  ïhèbes,  Danaùs  aborde  à  Argos  et  Dardanus  est  sur  l'IIelles- 
pont  (1);  migrations  aventureuses  eth(=roï(|ues  préparant  des  na- 
tions illustres  (  t  sédentaires. 

.'■■■'        .'       :'.  ■    '        '■'  -;    'I  •'•  - 

(i)  Voyez  Cuvier,  Discours  sur  les  révolutions  de  la  surface  du  globe.  Il  y  a 
dans  cet  admirable  morceau,  en  ce  qui  touche  l'histoire,  uq  singulier  mélange 
de  jusiossc  et  de  timidité  d'esprit.  //  ny  a  nulle  raison ,  dit  Cuvier,  pour  ne  pas 
attribuer  la  rédaction  de  la  Genèse  à  Moise  lui-même.  Nous  en  demandons  par- 
don à  ce  grand  lionniie,  mais  il  y  a  pour  cela  d'excellentes  raisons  que  noiii 
lJoullt'^oll^  un  jour. 

roMK  m.  19 


Ainsi  sCli'\;iil  iciilrinciM  ;i  la  mc  dans  une  lalt(Hi('iisc  nlisciiiad^ 
I cite  liivcc  <jiii  (levait  iirillci'  si  vifc  cl  (|iii  ticvail  lircr  les  idc-cs  dr 
leur  enveloppe  ,  eoinine  des  lleiirs  de  leur  calice  pour  en  nionlrer  à 
[  liiiinanile  [('panouissenienl  ladicux  et  conij^let.  Klle  aura  tout 
cette  Grcce;  elle  vous  défraiera  de  tous  les  senlimens,  de  loiites 
les  idées  cl  «le  toutes  les  fantaisies.  Ainicz-voiis  mieux  la  raison 
pratique  (pie  la  sp(rnlative?  l^Ile  vous  offre  des  lioinines  jjraves 
s'ociupaiii  (le  la  sociei»',  <pi'ell«>  appelle  sajfcs  parce  (pi'ils  sont 
sensés  et  utiles,  Bias,  P('riandre,  Solon  et  ('N'oliule.  Si  lesahstrac- 
lions  et  les  idées  de  riniellij;encc  vous  émeuvent ,  suivez  l'\  tliafjore, 
Parmenide ,  Ana\a{;oras ,  Platon  et  Aristote  ;  j)rosierne/-vous 
devant  Sociale,  ce  martyre  de  la  raison  (pii  pouvait  dire  au  monde, 
comme  le  Prométlu'e  d'Kscliyle,  ce  Christ  révolte  du  poly- 
diiisme  : 

È(7opà;  [X    (o;  âV.oix-a  7:aG/(o.  (1) 
Tu  vois  quellr  injuste  passion  on  me  fait  souffrir. 

La  religion  recèle  toutes  les  profondeurs  de  la  tradition  et  de  la 
pensée  sons  l'apparence  de  ses  pompes  si  riantes  et  si  ouvertes. 
L'éloquence  n'est  pas  indifjne  d'('ri{jcr  sa  tribune  pivs  des  flots  do 
la  mer.  La  poésie  ravit  aux  modernes  par  Simonide  la  prioritt;  de 
la  tristesse  et  de  la  nKîlancoIie;  elle  fait  les  premiers  chants  de 
l'épopée  de  l'humanité;  elle  élève  l'ode  à  une  hauteur  (jui  depuis 
est  demeurée  inaccessible  ;  elle  ouvre  le  théâtre  comme  une  école 
de  la  vie  dont  les  maîtres  ont  à  peine  trouvé  quel(|ues  rivaux  de- 
puis deux  mille  ans.  L'histoire  ordonne  à  Thucydide  d'égaler  par 
sa  gravité  la  gravité  des  choses  humaines.  CallinuKiue,  Myron ,  les 
Polyclète  et  Phidias  élèvent  des  temples  qui  abritent  convenable- 
ment les  dieux,  et  des  statues  qui  divinisent  les  hommes.  Quels 
sont  donc  ces  Grecs?  Quel  est  ce  peuple  de  Dieu?  Quelle  est  celte 
terre  privih'giée?  Cette  terre  promise?  Pourquoi  là  plus  qu'ailleurs 
tant  de  génie ,  de  bonheur  et  de  beauté? 

C'est  là,  c'est  là  que  je  voudinis  iiioiinr.  (2) 

(i)  Dernier  vers  du  Prométliée. 
(2)  Béranger. 


DES    LÉGISLATIONS    CUM1>ARÉES.  287 

L'Allique,  baignée  do  cliMix  eùlés  par  la  mer  et  liée  au  Péloponèse 
par  l'isllime  de  Corinlhe,  offrait  à  l'activité  liiiiiiaine  un  théâtre  à 
la  fois  ouvert  et  resserré  qui ,  pas  tropdislant  de  l'Asie ,  éeliappait 
à  l'esprit  fanatique  des  sociétés  {jrecques  du  nord.  Trois  épo- 
ques marquent  son  anti(|ue  histoire»  l'époque  pélasjiique,  l'épo- 
que eécropienne ,  et  répo(|ue  ionienne.  L'('poquc  pélas^rique  fut 
occupée  par  des  délujjes  et  des  mi{frations  que  nous  ne  j)Ouvons 
que  soupçonner.  La  tradition  raconte  (jue  Gécrops  vint  de  Sais 
apportant  aux  Athéniens  les  principes  de  la  sociabilité,  le  respect 
des  dieux,  le  respect  des  morts,  la  monojjamie  et  la  justice.  Il  en- 
sei{|na  Jupiter,  c'était  l'unité;  Neptune,  c'était  la  mer;  jMinerve, 
c'était  la  pensée.  Erechthée,  qui  vint  après  Gécroi^s,  fut,  suivant  une 
tradition  ,  l'inventeur  de  l'apricullure.  Ainsi  les  honmies  avaient  à 
la  même  époque  du  pain  et  des  lois  :  époque  où  l'Atliquc  se  dé- 
brouillait elle-même  avec  le  secours  de  (juclques  inspirations  égyp- 
tiennes, où  sa  vie  indijjène  recevait  une  impulsion  exotique;  voilà 
pounjuoi  Cécrops  passait  pour  avoir  une  double  nature  ^t<p'jv;:; 
c'étaient  l'Egypte  et  la  Grèce,  l'Orient  et  l'Europe  commençant 
cette  union  (|ue  nous  poursuivons  aujourd'hui.  Thésée  est  le  titu- 
laire de  l'époque  ionienne,  temps  d'émancipation  et  de  liberté, 
où  l'Attique  commence  à  se  distinguer  hostilement  du  Péloponèse. 
A  l'époque  de  Gécrops  les  habitans  de  l'Attique  étaient  partagés 
en  prêtres,  nobles,  artisans  et  laboureurs;  à  l'époque  de  Thésée, 
les  prêtres  ont  disparu  :  c'est  le  temps  pour  les  Athéniens  d<! 
l'unité  politique  et  nationale  (1).       ;.        ,    ■      ;  ; 

Dès  lors,  les  institutions  cherchent  à  s'aj)proprier  au  développe- 
mont  de  la  société  même;  après  Dracon ,  (pii  ne  trouva  pas  de 
génie  dans  la  cruauté,  vint  un  homme  aimable  et  intelligent,  fai- 
sant fort  bien  les  lois  et  les  vers,  esprit  heureux  et  étendu,  d'une 
modération  naturelle  et  d'une  grandeui'  facile.  Solon  détruisit 
l'empire  de  l'aristocratie  de  race,  et  sans  fonder  une  démocratie 
pure,  il  établit  une  sorte  de  régime  tempéré  que  Glisthène  fit  pen- 
cher du  côté  du  peuple. 

Après  Solon  et  Glisthène,  la  démocratie  athénienne  constituée 
a  trois  représentans  :  Thémistocle,  Périclès  et  Alcibiade.  Thémis- 


(i)  Voyez  lliucydide,  livre  F''.        ^  ' 

19. 


'Jî^S 


ur.vuK  Di  s  un  \    miim»i>. 


loclc  coiiciil  tic  proniici'  rciii|Mr<'  «le  l.i  mer  :i  Allii-ncs,  il  lui 
«IcviiKi  SOI)  <;ciii(>  iiKil'iliiiic ,  il  h  ('i)iilr:iij;iiil  (raiiaiKlMiincr  ses  niu- 
l'iiillcs  pour- se  pi-ouuMicr  sur  les  (lois,  il  l:i  l'cpiii  du  sein  (1<'S  mers 
cl  hi  icrxiil  ;i  (le  nouvcauv  i'cm|);irls.  (|ui  s'clcvcreiil  en  «h-pit  ilc 
l,;icc«U'im)ii(' ,  (loiiuanl  deux  lois  l:i  vloirc  ci  l:i  \ic  à  sa  clicrc  cl 
in/;i'atc  pairie.  Pcriclrs  conrui  dr  ne  rien  coinpicrii'  cl  de  luul  con- 
server, de  ii'duire  Sparle  an  second  ranj;  pai'  riiourcuso  sa{jesse 
d'uni' jjiiiire  perscvt'rante ,  ei  de  nicllre  la  .'floire  ac(|uise  sons  la 
tiii<He  (l'une  niodiTalion  cpii  ne  se  dt'nienlii'ail  pas.  Aleihiade  ne 
conflit  lien  ;  il  eonrait  à  la  gloire  cominc  à  un  divcrlissoinent,  sans 
plan  et  sans  icHexion  ,  le  pins  aimable  et  le  plus  ("tourdi  des  ado- 
lescens,  jouissant  avec  insolence  des  faveurs  de  la  nature  et  du 
peuple,  idolâtré  des  Atliéniens  ,  condamné  par  eux,  voulant  s'en 
venger,  les  aimant  toujours,  réduit  pai-  leur  folie  à  ne  pouvoir  les 
sauver  après  les  avoii"  poussés  dans  une  entreprise  folle,  succom- 
bant avec  courage  sous  la  Hèclie  perfide  du  Perse;  il  traversa  la 
celebrilé  sans  trouver  la  vraie  gloire,  trop  léger  pour  être  assez 
grand. 

A  Athènes  l'influence  arislocraiiquc  étaii  exercée  par  l'aréopage, 
(jui  étendait  une  censure  morale  sur  l'éducation,  la  religion  elles 
mœurs;  l'influence  tiniocrali(jue  par  le  sénat,  composé  de  cinq  cents 
membres  élus  tous  les  ans,  qui  administiait  et  gouvernait;  l'influence 
démocratique,  par  l'assemblée  du  peuple,  qui  se  réunissait  quatre 
fois  en  trenie-six  jours,  examinait  la  conduite  des  généraux  et  des 
magistrats,  adoptait  les  lois  proposées  par  ses  hommes  d'étal  et 
ses  orateurs. 

Faut-il  s'élonner  si  la  démocratie  athénienne  fit  des  fautes  et 
dura  peu?  Pour  la  première  fois,  la  liberté  se  montrait;  elle  put 
talonner  et  s'égarer;  c'était  un  essai  :  et  l'esprit  humain  se  déborda 
lui-même  dans  l'ardeur  de  son  activité.  La  philosophie  produisit 
les  sophistes,  l'éloquence  accoucha  des  rhéteurs,  la  démocratie 
eut  ses  démagogues  :  tristes  cnfanlemens  :  mais  il  n'a  été  donné 
ni  aux  rhéteurs,  ni  aux  sophistes,  ni  aux  démagogues  de  déconsi- 
dérer et  de  perdre  l'éloquence,  la  philosophie  et  la  liberté. 

L'Italie  n'eut  pas  assez  dans  l'histoire  d'être  le  théâtre  de  I\Ia- 
rius  et  de  Sylla ,  elle  se  mêla  puissamment  aux  premiers  mouve- 
inens  de  la  d(  mocratie  moderne.  Dans  le  moyen  âge,  proprement 


.  / 


ï)i;S    LÉGISLATIONS    COMI'AUÉES.  281) 

dit,  la  \i(.'  irpublicainc  dos  villes  de  Loinbardie  et  de  Toscane  lient 
à  la  fois  de  l'état  uiodeine  et  de  quelques  réniiniseenees  de  l'anli- 
<|uité.  L'idée  représentative  est  absente  de  leurs  constitutions; 
Milan ,  Pise,  Gènes  ont  des  consuls  et  des  sénats.  Rome,  vers  le  mi- 
lieu du  Mv*"  siècle,  vit  apparaître,  au  milieu  de  son  forum,  encom- 
bré de  ruines  sacrées,  l'image  de  la  vieille  répidjli<pie.  Le  fils  d'un 
cabaratier  et  d'une  blanchisseuse  qu'écliauffa  la  lecture  de  Tite- 
Live,  fit  passci-  dans  l'ame  du  peuple  la  flamme  qui  le  dévorait; 
il  fonda  ce  qu'il  appelait  le  bon  élal,  gouverna  Home  sous  le  nom 
de  trib>:n,  et  fut  clianl(;  par  Pétrarque.  Mais  Colas  Hienzi  était 
une  ame  vulgaire  qu'avaient  embrasée  par  hasard  de  nobles  ardeurs: 
tourmenté  par  une  vanité  ridicule,  il  se  fil  créer  par  les  nobles 
chevalier;  sans  courage  et  sans  cœur,  il  se  laissa  chasser  de  Kome 
j)ar  les  Colonne  et  les  Ursin;  il  erra  en  Italie,  en  Allemagne,  en 
Bohème;  prisonnier  du  pape  à  Avignon,  il  ne  reçut  pas  la  mort 
de  l'adroit  Innocent VI ,  mais  le  titre  de  sénateur;  que  manquait-il 
à  ce  démocrate?  Il  était  déjà  chevalier  :  il  mourut  sous  le  mépris  et 
le  poignard  du  peuple. 

La  constitution  de  Florence  était  fondée  sur  le  conmierce  et  l'in- 
dustrie (1);  elle  fut  au  15''  siècle  le  triomphe  de  la  démocratie  :  les 


(i)  Les  rommerçans  étaient  divisés  en  compagnies,  ou  arls.  Il  y  eut  d'abord 
douze  arts  :  sept  grands  arts  et  cinq  inférieurs.  Mais  ceux-ci  vinrent  successive- 
ment au  nombre  de  quatorze.  Les  sept  grands  arts  étaient  ; 

Les  gens  de  loi  et  notaires , 

Les  négocians  en  tissus  étrangers , 

Les  banquiers  ou  changeurs , 

Les  drapiers, 

Les  médecins  et  pharmaciens, 

Les  marchands  de  sjierie, 

Les  fourreurs. 
Les  cinq  inférieurs  étaient  : 

Les  marchands  de  Iule, 

Les  bouchers, 

Les  serruriers, 

Les  cordonniers , 

Les  maçons. 

(Europe  au  moyen  àgc ,  Hall.ini,  lomc  III.) 


"J^.M  i;i  \i  I    m  s  m  (  \    »iuM)t;s. 

iKthli's  ('l;ii('iil  (>lili'|cs  de  s'iiicoi'poiTr  «Iniis  les  arls  j)i)iii-  .n  (|iici'if 
rii;il>il('t('  i)(tlili(|ii('.  l.r  s'ùhU)  suivant  \\l  s'élever  à  l'Iorence  mie 
nouvelle  nrislocraiie  liinucr.itiiiui'  dont  rinsolence  précipita  le  peu- 
ple dans  le  (l('sir  d  inio  dictaluic,  ei  les  Medieis  liiicnl  poiissi's  au 
pouvoir-  al)soUi  par  le  flot  i\o  la  inuliiinde.  I/ospiit  liuniain  [)i(»liia 
dune  puissance  noltlenienl  oxercc'c  et  poursuivit  sos  pro{|i-ès  sur 
les  ruines  du  moyen  àjje.  Quel  est  ce  Irihun  «pii  s'emporte ,  et  qui, 
contemporain  de  Macliiavel,  se  croit  encoi-e  au  teu)|)s  <le  Dante? 
C'est  un  moine,  car  les  moines  sont  d'exceilens  tribuns,  c'est  un 
relij|i(>ux  de  l'ordre  de  saint  l)omini(pie  (jui  prèclie  dans  les  ('{jlises 
de  rioicnce  la  crainte  de  Dieu ,  l'amour  de  la  liberté  et  l't'jjalité 
des  droits  :  Alexandre  Vf,  dijjne  pontife,  s'irrite  de  ces  cris  de 
reforme  ;  les  Florentins  défendent  leur  Savonarola.  Mais  un  moine 
franciscain  fut  piqué  de  l'éclat  jeté  par  le  prédicateur  sur  l'ordre 
de  saint  Dominique,  et  pour  convaincre  le  dominicain  de  la  fausseté 
de  ses  doctrines ,  il  lui  proposa  d'entrer  tous  les  deux  dans  un 
bùchei'  ardent.  Cette  proposition  plut  sinjfulièrement  au  peuple 
de  Florence  curieux  de  voir  comment  Savonai-ola  se  tirerait  de  cette 
affaire.  Un  disciple  fervent  releva  le  défi  pour  son  maître  et  promit 
d'entrer  dans  un  bûcher,  à  un  jour  convenu;  il  s'y  présenta  en 
effet,  l'eucharistie  à  la  main,  opposant  Dieu  à  la  mort.  Lesfi-ancis- 
cains  crièrent  au  sacrilè/je;  on  disputa  tout  le  jour;  vers  le  soir, 
par  une  faveur  singulière  du  ciel,  il  tomba  une  (épouvantable 
averse  quidispei'sa  tout  le  monde,  et  renvoya  chez  eux  les  Floren- 
tins méconlens  et  trempés.  Cependant  Savonarola  abandonne  du 
peuple  fut  brûlé  quehjue  temps  après. 

Le  temps  a  fait  un  pas,  le  moyen  â^^c  n'existe  plus  que  dans  la 
mémoire  des  honmies,  tout  s'agrandit,  les  idées  et  les  empires; 
et  la  hberté,  venant  à  la  suite  de  la  philosophie,  passe  les  mers  pour 
s'étendre  sur  de  vastes  territoires.  Le  gouvernement  représentatif 
n'est  plus  unicjuement  anglais,  il  se  fait  américain,  il  ne  se  con- 
tente plus  de  modifier  une  monarchie;  il  veut  constituer  une  répu- 
blique. Il  n'a  trouvé  à  détruire  ni  royauté,  ni  noblesse  féodale,  ni 
vieille  église;  il  ne  rencontre  d'autre  difficulté  que  l'immensité  du 
théâtre  sur  lequel  il  doit  se  déployer;  et  il  fonde  laborieusement 
une  unité  idéale  au  milieu  de  vingt-tiuaii-c  étals  qu'il  déclare  mo- 
i-alemcnl  unis.  On  a  beaucoup  admiré  l'unité  de  la  théocratie  ita- 


DLS    l.É<iISLAT10NS    COMPARÉES.  291 

lieiinc  au  sein  do  rKiirope;  si  l'uniu;  anK-ricainc  persiste,  celle 
durée  luérileia  plus  de{;loire.  IVoiis  ne  saurions  pailei-  perlineni- 
nienl  de  rAnieri(iiie;  elle  esl  irop  loin;  seulemenl  il  paraîl  que 
l'arisiocralie  de  i'arjjent  l'oppresse,  et  qu'il  y  a  lulle  entre  les  am- 
bitions corruptrices  d'une  richesse  immodérée,  et  la  Herié  labo- 
rieuse de  la  démocratie;  il  paraît  encore  que  la  démociaiic  a  poui- 
elle  la  supériorité  du  talent  et  des  services  rendus  au  pays  :  Jackson 
est  venu  troubler  runilormiié  du  caractère  américain  |)ar  des  pas- 
sions obslinees,  biillanles  et  i'oites;  l'Amérique  li'ouvera  <lans 
ses  a(>iiaiions  les  oiiyinalités  et  les  grandeurs  <iui  lui  n)an(|uenl 
encore. 

La  démocratie  moderne,  anglaise,  américaine  ou  irançaise  se 
fonde  sur  rintclli{]en<;e  et  le  travail  :  elle  n'est  pas  connue  la  démo- 
cratie anti(jue  une  minorité  pesant  par  l'esclavage  et  la  force  sui- 
tes hommes  qui  n'étaient  pas  citoyens;  elle  a  pour  loi  l'éjialilé; 
elle  est  universelle  connue  la  |)ensée,  infinie  comme  la  mer,  invin- 
<ible  connue  l'avenir;  elle  est  l'iunnanité  mènnî,  dans  ce  que 
Ihumanilé  a  de  plus  vivant,  de  jilus  pur  e<  de  plus  sacré. 


XI. 


Pujscpie  nous  avons  pris  soin  de  ne  non»  en{;aj;ci'  dans  1  histoire 
f|ue  nmnis  de  cei'tains  principes  diri{;eans  (jui  pouvaient  nous  y 
.;;uidcr,  l'esprit  de  la  même  méthode  nous  conseille  de  nous  re- 
cueillir après  la  course  de  nos  explorations  historiques,  pour 
rechercher  (juelles  peuvent  être  au  siècle  où  nous  sommes  les  no- 
tions les  plus  exactes  touchant  la  sociabilité  humaine  qui  demande 
a  rinlelli{;ence  la  règle  de  sa  conduite  cl  d(^  sa  destinée.  Nous  avons 
pour  abréger  appelé  noocratie  ce  gouvernement  de  riiitelligence. 
Qu'on  se  rassure,  nous  ne  ferons  ici  ni  constitution  ni  catéchisme; 
nous  cherchons  seulement  (juclques-unes  des  conditions  les  plus 
nécessaires  de  la  vie  sociale. 

Le  droit  a  sa  manifestation  la  plus  vivante  dans  la  soci('lé  nièine; 
il  a  sa  source  dans  rinlelli{;(;nce  de  rhoinme;  nous  m;  saurions  ad- 
meilie  nncdisiinciion  réelle '-nlre  Ic'lroji  social,  et  Icdroil  nalnicl; 


ifiU' tliNlimlioii  |>ful  ctit' clrvff  par  une  îihslraclioii  |)assa{|('rc; 
niais-si  tm  iii  t;iil  iiix'  l'iililc ,  rlk*  csl  fausse  cl  limcsleà  la  reclMTclir 
(iii  Mai. 

La  loi  (lu  droit  social  est  le  luuuvcnieiit.  lV)!ir<|uoi  cclia|>|>crai(-il 
à  la  loi  universelle  de  ce  <|ui  vit  et  do  ce  «|ui  est?  (^ette  iiolioii  bien 
comprise  est  le  conuiieiiccmenl  d'une  n(»uvel!(!  tli('oric  du  di'oii. 

I,e  droit  Initnaiii,  social  ou  naturel,  alunite'  et  la  uiol>ilit<î  t\r 
l'hunianiK'.  L'inlelli^jence  humaine  élève  des  njethodes(ju'elle  aban- 
donne plus  lard;  elle  embrasse  des  Cormes  d'idées  qu'elle  rejette 
ensuite;  les  méthodes  et  les  l\)rmes  d'idées  meurent;  rinlelligencc 
humaine  ne  meurt  pas.  De  même  les  droits,  ces  formes  historiques 
(lu  (Iroil  humain,  meurent,  mais  le  droit  ne  meurt  pas.  Quand 
meurent-ils  ces  droits?  quand  l'intellijfence  les  abandonne;  (juand 
l'idée  vivante  ne  les  halùte  plus.  Les  dieux  sont  sortis ,  et  les  hommes 
n'ont  plus  de  raison  pour  obéir. 

Les  révolutions  ne  sont  pas  autie  chose  que  des  proclamations 
bruyantes  de  la  mort  de  certains  droits  :  les  révolutions  ne  dis|)a- 
raiti  ont  (juc  devant  des  institutions  exprimant  la  mobilité  naturelle 
du  droit  humain. 

Les  lois  sortent  des  mœurs  et  des  idées.  La  société  doit  comme 
l'honmie  se  connaître  elle-même:  elle  a  besoin  d'institutions  qui 
l'instruisent  de  ses  mœurs  ;  dans  les  empires  modernes  nous  nous 
ignorons  les  uns  les  autres;  nous  vivons  dans  la  méconnaissance 
réciproque  de  nous-mêmes  :  pourquoi  donc  ne  pas  organiser  la  con- 
science du  pays? 

Les  idées  ne  sauraient  être  trop  élaborées  avant  d'arriver  à  la 
direction  des  sociétés  :  pourquoi  n'auraicnt-elles  pas  une  représen- 
tation ,  une  tribune  où  elles  seraient  débattues  avant  de  devenir 
des  lois  :  je  ne  parle  pas  de  ces  académies  stériles  qui  échappent  à 
la  critique  par  le  silence,  et  pour  qui  le  mouvement,  la  lumière  et 
la  vie  sont  des  nouveautés  coupables.  11  faut  que  la  nation  assiste 
par  la  publicité  aux  débats  de  l'intelligence ,  à  ces  conciles  de  la 
pensée;  elle  sera  à  la  fois  leur  disciple  et  leur  juge  ;  de  cette  façon 
serait  organis('(!  la  philosophie  du  pays. 

Alors  les  mœurs  connues  et  les  idées  elaboiées,  la  loi  est  pos- 
sible: plus  sa  préparation  aura  été  lente,  plus  sa  facture  pourra 
être  simple  et  une  :  il  faut  la  frapper  d'un  seul  coup,  comme  une 


DES    Lli(;iSLATK».>S    COMI'AKLhS.  "2,1)7) 

tiH'daille  inimorlelle.  La  lui  n'ccliappe  pas  aux  condilioiis  des  autres 
produeiioiis  du  {jcnie  humain  ;  elle  a  besoin  d'unité.  Le  législateur 
doit  être  un,  non  pas  double;  intellifjent,  et  représenter  surtout 
la  valeur  morale.  La  féodalité  et  le  moyen  âge  nous  ont  laissé 
nombre  de  préjugés  parmi  lesquels  il  faut  compter  l'habitude  de 
piendre  la  propriété  foncière  pour  le  signe  unique  de  l'habileté 
législative.  m  ■   .  .      .  i.  ,. 

Le  législateur  doit  n'avoir  que  des  égaux ,  et  n'apercevoir  au- 
dessus  de  lui  que  la  loi  qu'il  a  faite. 

Les  lois  doivent  être  puissantes,  mais  mobiles:  elles  ne  doivent 
pas  trouver  les  raisons  du  respect  qu'elles  inspirent  dans  un  en- 
têtement d'éternité,  mais  dans  leur  mobilité  perfectible.  Un  peu- 
ple ne  peut  pas  plus  renoncer  à  perfectionner  sa  constitution, 
(ju'un  homme  à  améliorer  sa  conduite. 

Pour  considérer  le  pouvoir  exécutif,  on  peut  se  placer  dans  l'his- 
toire et  dans  la  philosophie.  lIistori([iiement,  le  pouvoir  exécutif 
dans  les  états  européens  est  le  résultat  d'habitudes  invétérées  que 
le  temps  seul  peut  affaiblir  et  corriger,  et  (|u'une  attaque  dii'ecte 
irriterait  plutôt  en  les  fortifiant.  D'ailleurs  dans  l'évolution  naturelle 
des  progrès,  d'autres  réformes  ont  sur  celte  difficulté  une  priorité 
légitime.  Philosophiquement,  le  pouvoir  exécutif  n'est  autre  chose 
(jue  la  volonté  humaine  soumise  à  l'intelligence,  le  bras  à  la  tète; 
il  suit  qu'il  doit  être  élu  ,  dépendant  en  principe ,  indépendant  dans 
la  sphère  de  l'action,  fort,  obéi,  intelligent,  glorieux,  respon- 
sable, temporaire.  La  société  doit  honorer  son  chef;  elle  doit 
aussi  le  placer  dans  des  conditions  faciles  de  moralité;  elle  ne  doit 
ni  le  corrompre  ,  ni  le  fatiguer  outre  mesure.  Napoléon  lui-même 
a  passé  la  dernière  moitié  de  sa  vie  à  s'égarer  et  à  tomber.  Laissez 
lentrer  dans  l'obscurité  l'honnne  qui  a  servi  son  pays,  n'a-t-il  pas 
droit  de  se  recueillir  avant  la  mort  dans  la  dignité  du  repos? 

Oii  donc  est  la  souveraineté?  dans  la  raison  de  la  société  même, 
dans  l'esprit  du  peu|)le.  Une  nation,  comme  un  artiste,  dispose  de 
ses  idées  et  n'en  icpond  qu'à  Dieu;  elle  confie  sa  destinée  à  son 
intelligence,  et  elle  sent  qu'il  n'y  a  qu'un  droit  parce  qu'il  n'y  a 
(ju'une  vérité.  >  , 

La  justice  a  connuencé  par  la  leligion  et  doit  se  perfectionner 
•  mjourd'hui  par  la  science.  L'es[)ritde  l'homme  a  Inujours  cherché 


'-Î!M  HEVll.    111.S    Itr.l  \    MONIlLS. 

;i  (loiiiici'  mil'  ruriiic  roncisc  cl  chiirc  ;iii\  |ir('sri'i|i(inii.s  de  l;i  jmn- 
lict'.  I,('  l)t'("ilo{;il(',  le  lV>llinl('ll(|ii(',  siiiloiil  (hilis  li'  DciiIcKimniir, 
les  doii/.(>  tailles,  l:i  ('iiiii|)il:ili()ii  de  .Idstiiiicti ,  les  ((uics  iiuidcnics, 
les  tl'avniix  df  l'icdriic  ,  de  (];itliciiiir ,  de  Na|i(tl((iii,  de  Hacoii, 
de  Itciilliain,  iiiaiiilcstiiU  cri  clïorl  coiiliiui  de  riiiiiiiaiiiu-. 

I.a  sociclr  (|iii  a  dos  codes  ])eiil  clirri-lici'  plus  racilcincni  la 
liiMine  adiniiiislialiiiii  de  la  jusliee.  Pour  a|)|ili(|iier  la  l(ii,eouiuie 
pour  la  (aire,  loules  les  pinraiilions  piralaliles  doiveiilèlre  piises  ; 
ainsi  rindeslriiclilile  distiiicliou  du  lait  el  du  droit  doit  j^réceder  la 
(li'eision  ini-me  du  di'oit;  le  bon  sens  discei'uo  le  l'ail;  la  seieiKu; 
applicpie  le  droit.  Le  jujje  doit  èlie  un,  responsable,  souverain. 
Un  senai  de  juriseonsullcs,  dont  nous  avons  en  I"  lance  une  imajfo 
<pii  s'alïaiblit,  examinera  d'olKcc  loules  les  décisions  rendues;  il 
appréciera  aussi  les  consé(|uences  sociales  des  lois  appli(|uées  el 
transuietlra  des  avis  au  leffislaieur. 

La  société  consciencieuse  de  sa  supériorité  morale  sera  toujours 
calme  et  charitable;  elle  ne  menacera  jamais  un  de  ses  citoyens  de 
sa  vcnjjeancc;  ellene  sus|)endra  la  liberté  d'un  homme  que  durant  le 
temps  strictement  nécessaire  pour  constater  son  innocence  ou  sa 
laule,  préservant  la  justice  de  la  coniajjion  des  ii-ritaiions  impures. 
Le  châtiment  ne  sera  dans  ses  mains  (|u'une  forme  de  correction; 
il  sera  temporaire,  La  relijjion  cliiétienne  a  suitoul  consolé  le  cou- 
j)able  par  la  pensée  de  l'inmiorialité  :  iJùjUsc  abhorre  ic  sany,  mais 
elle  laisse  le  chaujp  libre  à  la  justice  tempor(;lle;  la  philosophie 
moderne  s'est  occupée  de  la  destinée  terrestre  de  l'honnue  (h'cliu  et 
condamné;  elle  a  contesté  la  légitimité  des  peines  irréj)arables; 
elle  a  inventé  des  systèmes  pénitentiaires  pour  coiriger  les  délin- 
(juans  et  les  coupables;  elle  a  conçu  (|uc  la  justice  sociale  tievait 
être  un  mode  de  l'éducation. 

La  langue  allemande  a,  pour  désigner  l'éducation,  un  mot  d'une 
force  particulière,  dïe  erzieliûruj  :  c'est  la  mise  en  dehors  d(!  la 
force  humaine.  La  force  humaine  est  centrale  el  spirituelle;  elle 
veut  être  provoquée  à  se  produire;  l'éducation  consiste  dans  celte 
provocation  intelligente  el  volontaire;  elle  esl  le  triomphe  et  le  dé- 
veloppement de  l'idée  même,  de  la  nature  vivante;  elle  aijolit  les 
influences  et  les  supériorités  d'antiquité  et  de  race;  par  elle  l'homme 
ne  relève  que  de  lui-même,  il  sClève:  rcfliicaiion  est  uneéh'vaiioii. 


DES    LÉGISLATIONS    COMl'AUÉES.  i2{)o 

La  famillo  donne  les  pi'emiers  soins  à  l'enfant  qui  à  cùul  de  son 
berecau  Uouve  sa  mère,  an{je  {jardien  mis  par  Dieu  aux  portes  de 
la  vie.  Ne  erai{;nez  rien  pour  cet  lioniine  (jui  naît;  il  n'y  a  ni  dif- 
formité, ni  malheur  qui  pourront  décourajjcr  sa  mère;  pour  triom- 
pher de  toutes  les  dis{;races  de  la  nature  et  de  tous  les  coups  de  la 
destin('e,  Dieu,  dans  ses  conseils,  a  trouvé  la  maternité.  •''-"^^^'' 
'  La  société  doit  l'éducation  aux  enfans  qui  lui  viennent  :  seule  elle 
peut  transmettre  aux  jjénéraiions  un  système  de  vérités  sociales  et 
morales  qui  puissent  les  sustenter  et  les  nourrir;  les  individus  et 
les  familles  ont  une  instruction  trop  inéjjale  et  peuvent  fausser  ces 
vérités  :  l'état  doit  posséder  une  science  publique  qu'il  distribue 
par  un  mouvement  continu  de  diffusion ,  et  qu'il  renouvelle  par  un 
mouvement  de  conception.  Les  méthodes  d'enseignement  et  d'in- 
vention doivent  être  soumises  à  une  révision  périodique. 

L'art  ne  restera  pas  en  dehors  de  l'éducation  sociale;  il  s'unira 
à  la  science  poui-  agrandir  les  idées,  pour  élever  les  passions  en 
les  puiiliant.  Il  aura  des  statues  à  montrer  aux  ambitions  <|ui  ne 
dorment  pas;  il  abreuvera  d'harmonie  la  religion,  le  courage  et 
l'amour;  il  continuera  l'épopée  de  l'humanité;  il  arrachera  au 
dianie  des  profondeurs  inconnues,  et  il  ira  briser  le  char  du  poète 
lyrique  conti'e  les  marches  du  trône  de  Dieu.    '  :  :  ^      • 

L'instruction,  cette  initiation  de  l'homme  et  des  sociétés,  doit 
être  vigoureuse  et  inspiratrice  (|uand  elle  s'adresse  aux  jeunes  gens, 
ces  conscrits  de  l'hunianité.  Pour  le  peuple,  cette  substance  du 
genre  humain,  elle  doit  être  claire  et  nourrissante.      -      ,  . 

Elle  ne  doit  pas  s'abaisser,  en  s'adressant  aux  femmes,  surtout 
aujourd'hui,  où  se  déclai-ent  parmi  elles  de  vives  agitations.  Dans 
l'enfance  du  christianisme  les  femmes  étaient  aussi  fort  remuées  : 
saint  Paul,  quand  il  écrit  aux  Corinthiens,  aux  Epliésiens,  aux  Co- 
lossiens,  à  son  disciple  Tite,  n'oublie  jamais  de  recommandei'  aux 
femmes  de  garder  le  silence  dans  les  églises;  donc  elles  parlaient; 
d'être  soumises  à  leurs  maris,  donc  elles  n'étaient  pas  obéissantes. 
Evidemment  il  y  avait  chez  les  femmes  un  mouvement  insurrection- 
nel. Aujourd'hui  l'insurrection  est  plus  sensible  encore  :  mais  nous 
donnerons  aux  insurgées  un  conseil  contraire  à  celui  de  saint  Paul  ; 
nous  ne  leur  dirons  pas  de  se  taire,  mais  de  pailer,  de  parler 
beaucoup,  éloqucmmeni.  <>ii  ne  peut  mieux  s'émanciper  que  par 


!iMi  |;|,\  i  I,    Uls    m  l  \     MdMil  s. 

!<•  j;<iiir,  jiiii-  le  (Icvoiioinciil  .iii\  i(l(;«;s,  |i;ir  ces  tl;m.s  \ii  loiiciiv 
«|ui  m-  viMis  laisscnl  |kis  en  anirrc  thiiis  l;i  inairlic  du  {{ciiic  liu- 
iiKiiii. 

Dirii  nous  rcjjardc  ;iu  sein  de  rinlini,  (|iii  est  ;i  la  fois  son  vrlc;- 
luint  tl  son  anir,  iniini,  dont  nous  avons  le  senlininii ,  raniontcl 
le  di'sir.  1/linnianili'  a  conrii  i)icu  d'un  seul  roii|)  coninu;  uniui; 
«Ile  l'a  snciossivcnicnt  adore-  dans  les  diflvri'nlcs  rcpi'csciilalions  de 
la  \ic.  Par  l'cniaurilion  elle  a  peuplé  les  cieux  el  la  terre  des  iniajfes 
de  la  Divinité;  |)ar  rapotlieose  elle  a  fait  l'Iioninie  dieu;  par  l'incar- 
iiaiion  elle  a  l'ail  Dieu  homme. 

Nous  conecvons  Dieu  dans  le  temps.  Dieu,  immobile  dans  l'Éler- 
niie,  nous  voit  arriver  à  lui  par  le  mouvement  :  il  assiste  à  toutes 
les  trailuelions  <jue  nous  taisons  de  lui,  à  toutes  les  relifjions  que 
Ion  meta  ses  pieils.  Il  est  toujours  le  même;  c'est  son  essence; 
nous  changeons  toujours,  c'est  notre  vertu.  lîossuct  a  crié  :  Sortez 
du  temps,  aspirez-  à  l'Éternité.  Il  fallait  dire  :  Marclic^  dans  le  temps, 
vous  comprendrez-  mieux  l'Elernilé. 

Nous  avons  toujours,  depuis  l'orifjinc  des  sociétés,  chan{jé,  en 
les  agrandissant,  nos  représentations  de  Dieu.  Le  christianisme 
en  est  la  preuve;  il  a  été  préparé  par  ran(i(|uilé  si  savante  dans  la 
théologie  :  mouvement  moral,  pur  et  enthousiaste  élan  de  dévoue- 
ment, de  tristesse  et  de  mélancolie,  il  s'est  assimilé  les  choses  hu- 
maines, et  il  a  dit  qu'il  les  constituait;  successeur  de  l'antiquité, 
il  s'est  souvent  irrité  contre  elle;  continué  par  la  philosophie  mo- 
dcine,  pourquoi  donc  s'est-il  quelquefois  fâché  contre  la  i)hiloso- 
l)hie?Mais  malgré  ces  préoccupations  un  peu  iniques,  malgré  la 
décadence  pontificale  et  catholique,  malgré  l'immobilité  de  sa  lettre, 
le  christianisme  est  debout  au  milieu  des  justes  respects  du  monde. 

Cependant  l'élaboration  humaine  se  poursuit,  et  trois  principes 
qui  grandissent  incessamment  demanderont  un  jour  à  passer  dans 
la  religion  de  l'humanité  :  la  science,  le  droit,  le  bonheur.  L'hu- 
milité d'esprit  sera  remplacée  dans  les  devoirs  religieux  par  le  dé- 
sir de  connaître,  la  soumission  aveugle  aux  puissances  par  l'idée 
réfléchie  du  droit,  le  désir  du  bonheur  terrestre  se  joindra  à  l'at- 
tente de  l'inmioilalité  dans  les  cieux.  L'humanité  veut  étie entrete- 
nue dans  le  seiilimenl  de  sa  force;  elle  a  le  tiroit  et  le  devoir  de 
s'elevei'  loujoiirs,  pnisqu'(.'lle  doit  airivei'  a  Dieu. 


])i:s  i,î;(.isi,.vii().Ns  coMi'Aïu-'.ns.  '^M 

Qnv  Dieu  soii  (loiic  pi'csciil  dans  les  iiislitiiiions  sociales.  ()ii  pciil 
(lire  que  Dieu ,  dans  les  sociétés ,  est  tout  ensemble  ancien  et  nou- 
veau ,  puisqu'une  p'artie  des  hommes  ne  peut  le  distin^juer  et  le 
sentir  qu'à  travers  des  symboles  qui  ont  duré  long-temps,  tandis 
que  d'autres,  plus  ardens  et  plus  clairvoyans,  le  cherchent  dans  des 
voies  nouvelles.  Pourquoi  des  institutions  vraiment  religieuses  ne 
satisferaient-elles  pas  un  jour  cette  soif  de  l'avenir  et  de  l'inlini, 
ce  mysticisme  invincible  et  secret  qui  nous  pousse  vers  l'inconnu? 
De  cette  façon,  disparaîtraient  les  luttes  entre  la  religion  et  la  phi- 
losophie, et  les  peuples  pourraient  comprendre  que  la  l'évélation 
et  l'idéalisme  ne  font  qu'un.  Au  moins  ne  nous  refusons  pas  de 
nous  élever  par  la  pensée  à  une  époque  future  du  monde,  où  l'hu- 
manité, devant  à  ses  travaux  une  vision  j)lus  claire  de  la  véi'ité, 
honoi'cra  dans  un  même  panthéon  les  giandes  époques  de  sa  vie  et 
de  sa  destinée  ,  les  hommes  (pii  successivement  lui  auront  révélé  à 
elle-même  ses  id('es  et  sa  loi,  oii  elle  saluera  \v.  christianisme  comme 
un  point  lumineux  de  sa  religion ,  oîi  resplendira  la  croix  de  Jésus- 
Christ,  sainte  et  pure,  au  milieu  des  symboles  qui  lui  auront  suc- 
(;édé.  Qui  est  plus  religieux  de  celui  qui  limite  Dieu  ou  de  celui  qui 
croit  à  son  inépuisable  immensité? 

Qu'on  nous  laisse  remplir  nos  âmes  du  sentiment  de  l'infini  pour 
y  puiseï'  la  force  de  porter  le  poids  de  notre  siècle;  et  afin  d'<'tro 
positifs  avec  efficacité,  ne  nous  abstenons  pas  trop  de  l'idéal.  Siè- 
cle de  l'infini,  siècle  de  grandeur  et  de  faiblesse,  d'audace  et  d'in- 
décision, curieux  du  passé,  aspirant  à  l'avenii-,  pusillanime  dans 
le  présent,  égoïste  et  dévoué,  ambitieux  de  toutes  les  jouissances 
et  de  tous  les  droits,  comment  te  supporter  et  te  servir  sans  le  culte 
de  la  science  et  des  idées ,  sans  la  force  de  te  marquer  ta  place 
dans  la  vie  de  l'humanité?  Seulement  ainsi ,  nous  garderons  notre 
foi,  car  des  illusions,  nous  n'en  avons  plus;  il  faudrait  des  crc'du- 
lités  bien  vigoureuses  pour  en  conserver  encore,  des  illusions,  à  la 
face  de  certaines  choses  et  de  certains  hommes.  Mais  la  foi  ne 
meurt  pas;  elle  a  d'inextinguibles  ardeurs,  et  poursuit  sans  relâche 
la  réforme  sociale  par  la  puissance  et  la  médiation  des  idées. 

LKRMINir.lv. 


ni:  i;\nsoi.UTiSME 


FI 


DE   LA   LIBERTÉ 


IDIÎAILDIilIîiairifJ» 


l)eiix  doctrines,  tleux  systèmes  se  disputent  iiujourd'hui  l'cmpir-c 
du  monde,  la  doctrine  de  la  liberté  et  la  doctrine  de  l'absolutisme; 
le  système  qui  donne  à  la  société  le  droit  pour  fondement,  et  celui 
qui  la  livre  à  la  force  brutale.  Les  destinées  futures  de  l'humanité 
dépendront  du  triomphe  de  l'un  ou  de  l'autre.  Si  la  victoire  reste 
à  la  force  brutale ,  courbés  vers  la  terre  comme  les  animaux ,  mor- 
nes, muets,  haletans,  les  hommes,  hûtéspar  le  fouet  du  maître, 
s'en  iront  mouillant  de  leur  sueur  et  de  leurs  larmes  les  rudes  sil- 
lons qu'il  leur  faudra  creuser,  sans  autre  espérance  que  d'enfouir 
sous  la  dernière  glèbe  le  sanrjlant  fardeau  de  leur  misère.  Si,  au 
contraire.  !e  dntit  l'emporte,  le  }>eni'e  humain  marchera  dans  ses 


DK    I.' ABSOLUTISME    ET    DE    I. A    I.IIJEUTÉ.  iiî)!) 

voies,  la  uHe  liaule,  lo  fronl  serein,  l\tûl  fixé  sur  l'avenir,  sanc- 
tuaire radieux  oii  la  Providence  a  déposé  les  biens  promis  à  ses  el- 
l'ortspersévérans.  La  lutte  en{}a(jéc  entre  ces  deux  systèmes  devient 
chaque  jour  plus  vive.  D'un  coté,  sont  les  peuples  épuisés  de  souf- 
france et  de  patience,  ardcns  de  désir  et  d'espoir,  émus  jus(ju'au 
fond  des  entrailles  par  l'instinct  lon(f-tenips  endormi  de  tout  ce  qui 
fait  la  dijjnité  et  la  grandeur  de  l'homme,  puissans  de  leur  foi  en 
la  justice,  de  leur  amour  pour  la  liberté,  qui,  bien  comprise,  est 
l'ordre  véiitable,  de  leur  volonté  ferme  de  la  conquérir;  de  l'autre, 
sont  les  pouvoirs  absolus  avec  leurs  soldats  et  leurs  agens  de  toute 
sorte,  les  ressources  publiques,  l'or,  le  crédit,  et  les  innombrables 
avantages  d'une  organisation  dont  les  élémens  se  tiennent,  s'en- 
chaînent, s'appuient  les  uns  les  autres,  tandis  qu'en  dehors  d'elle 
et  par  elle  tout  est  isolé,  comprimé,  n'a  de  mouvement  qu'entre 
les  sabres  de  deux  gendarmes,  de  parole  qu'entre  les  oreilles  de 
deux  espions. 

Rien,  au  premier  coup  d'œil,  ne  semble  plus  in('gal  que  les 
forces  respectives  de  ces  camps  opposés.  Mais  il  faut  obseï-- 
vcr,  d'une  part,  que  plus  les  armées  sont  nombreuses,  plus  elles 
sortent  immédiatement  du  peuple  et  ont  de  pensées,  de  vœux,  d(; 
sympathies  communes  avec  lui;  peuple  enfin  elles-mêmes,  en  très 
grande  partie,  et,  quoi  qu'on  essaie  de  leur  persuader,  n'ayant  en 
définitive  d'autres  intérêts  que  les  siens,  il  est  impossible  qu'elles 
soient  long-temps  encore  un  instiumcnt  passif  entre  les  mains  de 
ses  oppresseurs;  tandis  que,  dune  autre  part,  les  excessives  dé- 
penses qu'exige  l'entretien  de  ces  armées,  amenant  tôt  ou  tard  la 
l)an(jueroute  universelle  qui  menace  chaque  jour  de  plus  près  tous 
les  états  européens,  le  moment  viendra  où  ces  énormes  masses 
d'hommes,  rassembh'es  dans  le  but  d'étayer  la  tyrannie,  devront 
nécessairement  être  dissoutes,  faute  de  pouvoir  les  n)aintenir  sur 
I)ied.  L'expérience  d'ailleurs  prouve  que,  dans  la  lutte  entre  deux 
forces,  l'une  matérielle,  l'autre  morale,  celle-ci  à  la  longue  triomphe 
toujours;  or,  la  force  morale  est  tout  entière  i\u  côté  des  peuples. 
Il  suffit,  pour  s'en  convaincre,  de  considérer  en  eux-mêmes  le  sys- 
tème de  liberté  que  les  peuples  défendent,  et  le  système  d'absolu- 
tisme que  les  souverains  ont  entrepris  de  faire  prévaloir  à  leur 
profit.    •  ;  '  '  '  '  '•       •      ■        '• 


TaKJ  ju.Nii.  i)i;,s   i>i  I  \    \i(]Mii;s. 

Lo  premier,  <|iii  ;i  sa  racine  dans  les  plus  saintes  cl  les  pins  iin- 
preseriptlMes  lois  de  la  nalnre  iuiinaincs  repn'seiilerait  l'ordre  par- 
lait, si!  (lait  possiMc  de  \v  ri'aliser  pleinement  sur  la  icrrc  .Mais 
si  eetlo  perl'eetion  est  maintenant  interditeà  l'honune,  à  cause  de  la 
maladie  interne  qui  le  travaille,  elle  n'en  demeure  pas  moins  le  terme 
nn(|uel  il  doit  tendre,  le  but  vers  le(|nel  il  est  de  son  devoirdc;  se 
diri.;|erineessnnmient.  Caril en estdes peuples  eoinnuMles individus: 
ni  les  uns  ni  les  autres  ne  seiont  jamais  eonjplèiemenl  (U-livrés 
durant  la  vie  pn'sente  des  inlirmilcLs  (pti  en  sont  insépai-ables  à  un 
certain  point;  mais  les  uns  et  les  autres  peuvent  et  doivent  avancer 
perpc'tneliement  dans  la  .jjuc'rison,  qui  commence  ici  cl  s'achève 
ailleurs.  IVoii  il  suit  que  la  société,  progressive  par  sa  nature,  im- 
plique de  continuels  chanffcmens,  des  révolutions  successives.  On 
s'effraie  de  ce  mot  de  révolution,  et  l'on  a  raison  de  s'en  effrayer, 
si  l'on  entend  par  là  les  désordres  que  produisent,  au  sein  d'une 
nation  où  fermentent  des  idées  et  des  espérances  nouvelles,  les  in- 
térêts et  les  passions  vivement  exaltés.  Mais  les  révolutions  qui 
marquent  un  pas  fait  dans  la  vraie  civilisation ,  et  ouvrent  ainsi  une 
ère  plus  heureuse,  les  révolutions  nées  du  développement  de  la 
notion  du  droit  dans  les  intelligences,  ont  certes,  en  résultat,  un 
tout  autre  caractère,  et  doivent  être,  fpichjues  souffrances  qui  les 
accompajjnenl,  non  pas  redoutées,  mais  l)énies  connue  des  bien- 
faits de  la  Providence  et  des  preuves  éclatantes  de  l'action  qu'elle 
exerce  sur  les  destinées  générales  de  l'humanité.  Elles  sont,  pour 
ainsi  parler.  Dieu  présent  à  nos  yeux  dans  le  monde:  car  évidem- 
ment ces  transformations  qui  changent,  en  l'élevant,  l'état  du 
genre  humain ,  ces  soudaines  brises  qui  le  poussent,  quoique  à  tra- 
vers bien  des  écueils,  vers  de  plus  fortunés  rivages,  renferment 
quelque  chose  de  divin.  La  plus  profonde  révolution  que,  sous  tous 
les  rapports,  il  ait  en  effet  subie,  fut,  sans  aucune  comparaison, 
l'établissement  du  christianisme,  et  celle  qui ,  depuis  cinquante  ans, 
s'opère  en  Europe,  n'en  est  que  la  continuation.  Qui  ne  voit  pas 
cela  est  totalement  incapable  de  rien  voir,  et  plus  inca[)able  de  rien 
comprendre  aux  événemens  contemporains.  Dix-huit  siècles  de 
labeur  social  ont  à  peine  suffi  pour  les  préparer.  Car  de  quoi  s'a- 
git-il? de  modifier-  les  formes  du  pouvoir,  de  réformer  quelques 
abus,  d'introduire  flans  les  lois  quelques  améliorations  gén('rale- 


i»i;  i.ADsoLL  risjiK  Kl   Dr:  i  a  i.ihkrtk.  301 

mciU  ju{}L'C'i>  nécessaires?  J\on  certes,  ce  n'esi  pas  là  ce  qui  n(jiio 
les  peuples  et  les  émeut  si  puissaninient.  Il  s'agit  pour  eux  de  sub- 
stituer, dans  les  bases  même  de  la  société,  un  principe  à  un 
outre  principe,  l'e^jalile  de  nature  à  l'inégalité  de  race,  la 
liberté  de  tous  à  la  domination  native  et  absolue  de  quelques-uns. 
Et  cela  ,  qu'est-ce  autre  chose  que  le  cliiistianisrne  s'é))andant  au 
dehors  de  la  société  purement  religieuse,  et  animant  de  sa  vie 
puissante  le  mondé  politique,  apr'és  avoir  perfectionné,  au-delà  de 
toute  mesure  jadis  espérable,  le  monde  intellectuel  et  moral? 

Il  posa  pour  pr-incipe  l'ondamental  de  sa  doctrine,  sous  le  point 
de  vue  oii  nous  la  considéi'ons  en  ce  moment,  l'égalité  des  hommes 
devant  Dieu ,  ou  l'égalité  de  droit  de  tous  les  membres  de  la  famille 
humaine.  Et  à  ce  sujet  nous  remarquerons  que  cette  importante 
doctrine  n'a  de  valeur  histor'i(|ue  et  philosophique  qu'en  admettant 
l'unité  de  race,  sans  quoi  évidemment  une  race  pour-raitètre  natu- 
r-ellemenl  supérieure  aux  auti'cs,  ainsi  qu'Ar-istote  l'a  soutenu 
parmi  les  anciens.  La  doctr-ine  chr-élienne,  selon  laquelle,  confoi-- 
mément  aux  antiques  tr\idilions,  le  genre  humain  provient  d'une 
seule  lige,  est  donc  sans  contestation  la  plus  favor-able  à  l'humanité, 
et  doit  être  gardée  soigneusement  comme  la  base  même  de  toute 
justice  récipr-oquement  égale  et  de  toute  société  équitable.  A  cet 
égard  la  science,  qui  s'est  quelquefois  tr-op  livt^ée  à  la  hardiesse  de 
ses  conjectures  physiologiques,  a  de  gr^ands  devoirs  à  r-emplir. 

Le  principe  de  l'égalité  des  hommes  devant  Dieu  devait  néces- 
sairement en  enfanter  un  autre  qui  n'en  est  que  le  développement 
ou  plutôt  l'application,  savoir:  l'égalité  des  hommes  entr-e  eux, 
ou  l'égalité  sociale;  car  s'il  existait,  sous  ce  r-appor-t,  une  inégalité 
essentielle  et  i-adicale  l'elative  au  droit,  cette  inégalité  les  rendr-ait 
primitivement  inc'gaux  devant  Dieu.  L'égalité  r-eligieuse  tend  doi:c 
a  produire,  comme  sa  conséquence  et  son  complément,  l'égalité 
politique  et  civile.  Or,  l'égalitci  politique  et  civile  a  pour-  forme  la 
liberté;  car  elle  exclut  or-iginaircmeni  tout  pouvoir  de  l'homme  sur 
l'homme,  et  oblige  dès-lor-s  à  concevoir  la  société  tempoix-lle,  la 
cité,  sous  l'idée  d'association  libi-e,  dont  le  but  est  de  garantir  les 
droits  de  chacun  de  ses  membr-es,  c'est-à-dire  encore  sa  liberté, 
son  indépendance  native. 

Ces  di-oits  gai^anlis  par  l'association  sont  de  (]eu\  or'drrs  :  1"  les 
roMi:  irr.  —  sLPPLr..MH:Nr.  '■>{) 


.■(l'J  ni:M;L  dis  i>ii\   momu  s. 

(Iruils  s|>irilii('ls  de  i;i  coiisciriK'O  el  de  l:i  pensée,  lcs(|iicls  iic  rel(V 
vont  (]uo  (le  Oicii ,  considère'  soit  coninir  nntonr  do  la  l(»i  morale 
(|iii  nni(  ciidc  en\  Ions  les  elie>  intellijjens,  el  à  la(|nelle  Ions  sont 
obliges  iTolieir  lilnciiienl,  soit  comme  sonrce  primitive  de  loiile 
vertu,  de  toute  raison;  ;2"  les  droits  secondaires  de  l'ordre,  pour 
ainsi  parler,  niateriel,  relatifs  an  corps  ou  à  l'orjfanisnie,  «'l  qui  se 
rt'dniseni,  dans  leur  essence,  an  di"oil  d(î  conservation  de  la  vie, 
c'esl-à-dire  de  l'orf^anisme  même  el  des  choses  extérieures  ni-ces- 
saires  à  la  conservation  de  l'organisme.  Ces  choses  cxicrieures 
consiiinenl  ce  qu'on  appelle  pi'opriele. 

Il  siiii  de  là  que  l'objel  diiecl  de  la  société  véritable,  étant  la  jja- 
rantie  du  droit,  est  par  la  même  de  (j.irantir  à  tous  et  à  chacun  de 
ses  membres,  dans  l'oidre  extérieur,  la  liberté  de  conscience  et  de 
pensée,  et,  secondairement,  la  liberté  de  vivre  et  d'agir,  ou  la  li- 
berté de  la  personne  et  des  propriétés. 

La  liberté  de  conscience  et  de  pensée,  simultanément  unie  à  la 
reconnaissance  d'une  loi  spirituelle  morale,  qui  seule  rend  l'homme 
sociable,  piécède  l'association  libre  ou  l'institution  de  la  cité,  et 
en  est  l'indispensable  condition.  Celte  loi  dès-lors,  non  plus  que  la 
libert('  qui  y  correspond,  la  libert*'  civile  de  conscience  et  de  pen- 
sée, ne  peut  en  aucune  manière  dépendre  du  pacte  social,  ni  de- 
venir l'objet  des  délibérations  préalables,  explicites  ou  implicites, 
qu'il  suppose;  et  par  conséquent  la  loi  politique  et  civile,  ne  pou- 
vant statuer  sur  ce  droit  primitif,  qu'elle  ne  saurait  ni  créer  ni  dé- 
truire, et  qu'elle  défend  seulement  contre  les  attaques  qui  ten- 
draient de  fait  à  l'altérer,  le  respecte  comme  au-dessus  d'elle, 
interdit  el  punit  comme  anti-sociaux  certains  actes  qui  y  sont  con- 
traires, mais  ne  l'établit  point  par  ses  |)rescriptions. 

La  liberté  personnelle ,  ou  le  droit  de  vivre  et  d'agir  libiement, 
implique  l'absence  de  toute  volonté,  de  tout  pouvoir  (jui  imposerait 
des  bornes  arbitraires  à  cette  liberté  même,  c'est-à-dire  implique 
la  coopération  de  chaque  membre  de  la  société  à  la  loi  qui  régit  la 
société. 

L'élément  naturel  de  la  société  relative  à  l'oiganisme  humain  ou 
de  la  cité  n'est  pas  l'individu  ,  mais  la  famille,  parce  que  l'élément 
de  la  société  doit  se  perpétuer  comme  la  société  ;  parce  que  l'indi- 
vidu meurt  et  que  in  famille  est  immortelle. 


l.a  liiinillc  se  compose  du  père  qui  en  est  le  principe  génêraieui-, 
de  la  femme  (|ui  est  le  moyen  de  la  (lénéraiion,  et  de  l' enfant  qui 
en  est  le  terme.  Ces  trois  ensembles  constituent  l'Iiommc  or{;ani(|ue 
complet,  l'homme  i'epio(luit,perpélU(',  l'Iiommc  (|ui  ne  meurt  poim. 

D'où  il  suit  que  le  mai'ia(;e,  sans  lecjuel  nulle  famille,  est  en  ce 
sens  la  base  premièii-e  de  la  société. 

La  propriété  en  est  la  seconde  base,  car  sans  elle  nulle  vie  pos- 
sible. Or,  la  vie  ne  s'arrètant  point  dans  sa  transmission,  la  pro- 
priété non  plus  ne  s'arrête  point  dans  sa  transmission  :  elle  est  hé- 
réditaire comme  elle,  parce  qu'elle  est  inséparable  d'elle.  Et 
puisque  l'homme  ne  peut  vivi'e  sans  une  propriété  quelcon(|ue, 
permanente  ou  transitoire,  il  ne  peut  non  plus  être  libre,  indé- 
pendant de  sa  personne,  si  sa  propriété  est  dépendante,  s'il  n'e.^i 
pas  souverainement  maître  de  son  champ,  de  sa  maison,  de  son 
industrie,  de  son  travail. 

La  liberté  de  la  propiiété  et  la  propriété  même  peuvent  êli'e 
attaquées  de  trois  façons  :  la  première,  en  attribuant  soit  à  l'vVM  , 
soit  au  chef  de  l'c'tat,  un  droit  pi'imitif  de  haut  domaine,  qui  ne 
serait  au  fond  qu'un  pouvoir  indirect  et  arbitraire  de  vie  etde  niort 
sur  tous  ses  membres;  la  seconde,  en  attribuant  soit  à  l'état,  soit 
à  son  chef,  le  droit  de  prélever  à  titre  d'impôt  une  partie  quel- 
conque des  revenus  de  la  pi-opriélé,  sans  le  consentement  des  pro- 
priétaires; car cedroit,  auquel  il  serait  in)possible  d'assi{jner aucune 
limite  déterminée,  impliquerait  celui  de  s'emparer  de  la  totalité 
des  revenus,  ou  la  confiscation  pure  et  simple;  la  troisième  est 
d'attribuer,  à  quelque  degré  que  ce  soit,  à  l'état  ou  à  son  chef,  le 
droit  d'administrer  les  propriétés  de  ses  membres,  car  le  droit 
pour  chacun  d'administrer  sa  piopriété  est  inhérent  au  droit  de 
propriété,  qui  sans  cela  devient  purement  fictif. 

On  doit  maintenant  comprendre  comment  le  mouvement  que 
partout  on  remarque  chez  les  nations  chrétiennes,  n'est  que  l'ac- 
tion sociale  du  christianisme  même ,  qui  tend  incessamment  à  réali- 
ser, dans  l'ordre  politique  et  civil,  les  libertés  c|ue  contient  en 
germe  la  maxime  fondamentale  de  r('galité  des  honunes  devant 
Dieu ,  et  par  conséquent  à  affranchir  pleinement  l'homme  spiri- 
tuel de  tout  contrôle  du  pouvoir  humain,  et  la  propriété  de  toute 
dépendance  arbitraire  du  même  pouvoir.  Or,  ce  but  ne  peut  êii-e 

^20. 


Ti()\  i;i  Vil.  i>Ks  nir\   MiiMti.N. 

iiUcint  (jiic  |>;ir  mir  oi-faiiisiitiuii  s(Mi;i!('  doiil  le  doiildc  r:ir.Kl(''cc 
soit  ri'xcliisioii  (Ir  loiMc  comiMinlc  (hiis  l'onlrc  sjtiiiliicl ,  cl  dr 
loiiti*  inlcrvciitioii  du  {[oiiYcrnciiiciit  dans  l'adiniiiistralioii  dos  pro- 
prirlés  ou  des  inti'i'cMs  parliiulicrs  ,  soil  iudiNiducIs,  soit  collcctiis. 
A  (Cl  tjjnrd,  le  {fouvoi'iu'menl ,  siinplo  oxéruieur  de  la  loi  lailc  par 
tons  on  pin  les  (U'h'jyués  de  lnus,  veille  seideinonl  à  rc  <|iie  nul, 
dépassant  les  hornos  do  son  droit .  ne  Messe  lo  droit  ou  la  lihorlo 
(l';MiInii. 

La  liberlt-  spiriincllo  a  |)oni-  oxprossion  la  libortc'  do  roli{|ion  ou 
do  culte,  la  liberté  (ronsei{;nenienl ,  la  liborti';  do  la  prossc  ot  la  li- 
borl(' d'association.  Lorsque  l'nuo  d'elles  n'est  pas  complète,  et  sur- 
tout la  dernière,  les  autres  ne  sont  qu'un  vain  nom.  Ne  demande/ 
pas  alors  sous  quelle  forme  de  société  vit  le  peuple  ainsi  prive-  do 
SCS  droits  naturels;  demande/  sous  quelle  tyrannie. 

La  liberté  dos  personnes  et  des  pro])riét('S  a  pour  fondement 
rc'loclion  ,  coordonnée  à  un  système  d'administrations  libres  dans 
les  limites  qu'on  vient  de  fixer.  Point  d<!  liberté  possible  en  effet 
sans  la  responsabilité  du  pouvoir,  et  point  d'hérédité  s'il  existe  une 
responsabilité  véritable.  L'une  no  peut  être  réelle  que  l'autre  ne 
soit  (ictive  ,  et  réci|)roquement. 

Dans  l'iiypullièse  de  l'hérédité ,  on  ne  saurait  proposer  pour  re- 
mède à  ses  abus  que  la  maxime  supposée  admise  de  l'amissibiliié 
du  pouvoir.  Mais  le  pouvoir  peut  être  amissil)lc  de  deux  façons, 
l'une  régulière,  l'autre  violente,  par  élection  ou  par  insurrection. 
Comment  hésiter  entre  ces  deux  modes?  Et  orjjaniser  une  société, 
n'est-ce  pas  précisément  établir  un  ordre  de  moyens  qui,  autant 
([uc  le  peuvent  les  prévisions  humaines,  la  dispensent  de  recourir, 
pour  sauver  ses  droits  atla(|ués,  au  hasard  dan^jereux  de  l'insiir- 
rection  ? 

Tels  sont  les  principes  qu'instinctivement  les  peuples  cherchent 
à  réaliser  et  qu'ils  réaliseront,  sans  aucun  doute,  dans  un  temps 
plus  ou  moins  prochain  ;  car  un  droit  connu  est  un  droit  conquis. 
L'homme  ne  renonce  jamais  à  ce  qui  lui  est  une  fois  apparu 
comme  juste;  il  le  voudrait  qu'il  ne  le  pourrait  pas  :  sa  nature  s'y 
oppose,  et  c'est  là  cette  force  morale  à  qui  la  victoire  reste  toujours 
dans  ses  luttes  contre  la  force  matérielle. 
Aux  doctrines  de  la  liberté  comparons  maintenant  les  doctrines 


r>K  1,  ABsoLcrisMi;  i.i  m;  la  i.ir.F.nri:.  M)'.') 

de  rubsolulisiue.  ÎNous  puiserons  celles-ci  dans  des  donifucns  d'une 
incontestable  autlienlicilé.  Les  deux  premiers  sont  des  caiéchismes 
publiés  par  l'ordre  exprès  de  l'empereur  de  Russie  et  de  l'empo 
reur  d'Autriche.  Le  troisième  est  un  écrit  semi-olTiciel  qui  produi- 
sit, il  y  a  trois  ans,  une  assez  vive  sensation  en  Il:ilie,  où  les 
{jouvcrnemens  prirent  soin  de  le  répandre  à  nu  {>rand  nonibre 
d'exemplaires.  Pai-lons  d'abord  des  catéchismes. 

Sa  Majesté  Apostolique  enseigne  dans  le  sien,  aux  petits  enfans  , 
que  les  personnes  ainsi  <)uc  les  biens  de  ses  sujets  lui  appartiennent, 
(ju'elle  en  est  le  maître  absolu  et  peut  en  disposer  comme  il  lui 
semble  bon.  Cette  doctrine,  si  elle  trouve  croyance,  a  au  moins 
l'avantage  de  simplifier  sin{;ulièrement  l'administration.  L'empe- 
reur a-t-il  besoin  d'argent  ou  de  soldats?  il  dit  à  l'un  :  Donne-moi  la 
bourse;  à  l'autre  :  Donne-moi  tes  fils.  Tout  est  à  lui,  tout,  sans 
exception  :  c'est  là  son  Evangile,  la  bonne  nouvelle (\u\[  veut  qu'on 
annonce  à  ses  peuples  au  nom  de  Jésus-Christ.  Et  de  peur  appa- 
remment que,  par  mégardeou  mauvais  vouloir,  (juelque  imprudent 
n'altère  la  pureté  de  ces  maximes  dans  la  chaiie  cliréiicnno,  en 
certains  lieux,  à  Milan  par  exemple ,  des  prêtres  seront  contraints 
de  soumettre  leurs  sermons,  avant  de  les  prononcer,  aux  lumières 
supérieures  de  la  police.  Il  faut  que  les  esprits  soient  bien  corrom- 
pus et  les  cœurs  aussi,  pour  que  les  Italiens  particulièrement  ne 
bénissent  pas  un  pareil  régime!  Lorsque  les  peuples  sont  si  ingrats 
envers  les  souverains,  qu'attendre,  sinon  les  vengeances  du  ciel  et 
la  fin  de  ce  monde  coupable? 

On  vient  de  voir  que  l'empereui'  d'Autriche  a  une  assez  hauU; 
idée  de  lui-même  et  de  ses  droits.  Ce  n'est  rien  cependant  près  du 
czar  Nicolas.  Chef  d'une  religion  (irangère  au  catholicisme,  il  a 
cru  néanmoins,  tant  le  zèle  de  la  vérité  le  dévore!  devoir  s'occuper 
de  l'instruction  religieuse  de  ses  sujets  catholiques;  et  dans  un 
catéchisme  imprimé  à  Wilna  et  enseigné  officiellement  dans  toutes 
les  églises  et  toutes  les  écoles ,  il  leur  apprend  comment  ils  doivent 
adorer  l'autocrate;  il  leur  explique  avec  onction  le  eulte  (ju'ils  sont 
en  conscience  obligés  de  lui  rendre.  N'est-il  pas  en  effet  pour  eux, 
non-seulement  l'image,  mais  encore  une  incarnation  réelle  de  la 
Divinité?  A  genoux  donc!  sa  volonté  est  le  souverain  oi'dre,  son 
'•onniiandemenl  la  loi!  Biens,  vie,  l'on  doit  tout  prodiguer,  tout 


saiTiliii  .111  [(iriiiicr  si.;;inilu  1  atljrc-Dicii  :  un  tloil  Ir  iliciir  tlii 
ioiui  «.lu  cd'iir,  lui  ()li(>ii-,  (|U()i  (|ii'il  ordonne,  et  jamais  ne  se 
pornioUrc  une  plainte  ni<'ine  seerele ,  à  re\eni|ile  de  .lesus-Ciiiiisi 
qui  se  stiiiinit  sans  iitniniunr  (lit  jiiiifvicitl  de  iiiorl  prononcé  contre 
lui  par  l'iiiiiiiriio  Iccjiûotc'.  I,a  pinnie  tombe  d(\s  mains.  Il  ('tait  n'- 
servé  à  cet  homme  de  reculer  les  bornes  du  blasphème  ! 

{'.V  (|ui  rend  surlonl  icmarcpiable  l'éciit  dont  il  nous  reste  à  jiar- 
ler  ^1),  c'est  que,  sous  des  (ormes  lantcU  {jrossièremenl  burlesques, 
tantôt  naïvement  atroces,  il  résume  avec  une  (idelite  et  une  fran- 
chise que  l'on  durcherait  vainement  ailleurs,  le  système  entier  de 
l'absolutisme.  Ici,  point  de  rc'liccnces,  point  d'hypocrisies,  tout 
l'St  à  nu.  On  dirait  un  candide  |)rocès-v(;rbal  des  eonsc>ils  du  pan- 
diemonium.  I/auteur,  en  plus  d'un  endroit,  paraît  même  s'indijfner 
qu'une  politique  timide  ju{)c  quelquefois  à  propos  dévoiler,  modi- 
fier, affaiblir,  par  des  considérations  de  prudence,  les  doctrines 
qui  au  fond  forment  sa  rè{]le  invariable.  Pour  nous,  (|ui  aimons 
par-dessus  tout  un  langajje  net,  exempt  de  fausseté,  d'ambages  et 
d'équivoques ,  loin  de  blâmer  le  fougueux  défenseur  du  despotisme 
de  son  mépris  pour  ces  cauteleux  et  pusillanimes  ménagemens, 
nous  lui  savons  gré,  au  contraire,  de  la  sincérité  brutale  de  ses 
convictions  et  de  ses  paroles.  Ix^  mot  que  d'autres  retiennent  sur 
leurs  lèvres,  il  le  profère  à  haute  et  intelligible  voix.  Cela  vaut 
mieux. 

Nous  passerons  assez  rapidement  sur  les  premiers  dialogues, 
pour  arriver  plus  tôt  à  la  conclusion  où  l'auteur  expose  l'ensemble 
des  moyens  qu'à  son  avis  les  princes  doivent  employer  indispen- 
sablement,  s'ils  veulent  raffeiniir  leurs  trônesébranlés.  C'est  la  par- 
tie la  plus  curieuse  et  la  plus  inq)ortante  du  livre.  Toutefois,  poui- 
<pi'on  ait  une  idée  exacte  des  jjrojets,  des  vœux ,  des  sentimcns  et 
des  maximes  de  ceux  dont  il  est  comme  le  manifeste,  il  est  bon  de 
citer  quelqu<;s  passages  d'un  dialogue  entre  l'Europe,  la  Justice, 
la  France  et  la  Restauraiioii.  L'auteuiy  établit  sa  théorie  du  pou- 
voir; elle  est  courte.  Dieu  a  donné  les  peuples  aux  rois;  ils  leur  ap- 
pirliennent  comme  votre  troupeau  vous  appartient;  ils  sont  leur 


[il   nialoghetli  ntl/r  iiinleric  ciunnù  ucll   (tinio  18H1. 


DE    LABSULUTlSMIi    KT    DE    LA    LIBERTÉ.  5U7 

propriété,  leur  patrimoine;  voilà  tout.  De  conditions,  de  pactes, 
de  chartes,  il  n'y  faut  pas  songer,  cela  est  par  trop  clair. 

L'EunoPE.  —  Qui  vous  a  réduite  à  un  si  misérable  état?  , 

La  Uestauuati((n.  —  La  Charte. 

L'EunoPE.  —  Qu'csl-ce  que  cette  Charte  qui  lait  tant  de  bruit? 
La  Hestaup.atiox.  — Ou  prétend  que  c'est  un  contrat  entre  le 
peuple  et  le  roi. 

L'Europe.  —  Un  contrat  cnii'e  le  peuple  et  le  roi  !  Par  k;  char 
du  bouvier!  peut-on  rien  inia{}iner  depis?  La  France  est  peut-être 
une  bouticjue  a  louer,  ou  le  roi  de  France,  un  cocher  qu'on  prend 
a  son  service  à  tant  par  mois? 

La  Fra>ce.  —  Bonne  maman ,  conunenl  les  rois  pourraient-ils 
régner  sans  pactes? 

L'Europe.  —  Comme  ils  ont  toujours  fait  avant  qu'on  songeât  à 
ces  sottises  de  chartes.  Ma  fille,  l'autorité  des  rois  ne  vient  point  des 
peuples,  elle  vient  directement  de  Dieu,  qui,  ayant  fait  les  hommes 
pour  vivre  en  société,  a  rendu  nécessaire  un  chef  qui  les  gouverne, 
et  en  conséquence  a  ordonné  que  les  peuples  obéissent  aux  rois. 
Le  roi  doit  procurer  le  bien  du  peuple;  le  peuple  doit  obéir  à  tous 
les  commandemens  du  roi.  Et  c'est  là  la  giande  charte  écrite  de  la 
main  de  Dieu  et  imprimée  par  la  nature. 

La  France.  —  ^laman  trois  fois  chère,  et  si  le  roi  voulait  le  mal 
du  jjcuple,  comment  ferait-on  sans  une  charte? 

L'Europe.  —  3Li  fille,  les  rois  ne  veulent  jamais  et  ne  peuvent 
vouloir  le  mal  du  peuple,  parce  que  le  peuple  est  la  famille  et  le 
palrimoine  du  roi,  et  personne  ne  veut  le  donmiagc  de  sa  propre 
famille  et  la  ruine  de  son  patrimoine.  — 

Cependant,  bonne  ou  mauvaise,  la  Fi-ance avait  une  charte,  une 
charte  jurée.  Oui,  mais  qui,  malgré  ses  sermens,  n'obligeait  nulle- 
ment le  prince,  et  (jue  l'Europe  armée  aurait  dû  détruire  en  dé- 
membrant la  France  pour  plus  de  sûreté.  Ecoutez  bien. 

L'Europe.  —  Le  roi  Louis  XVIII  l'avait  peut-être  accordée 
spontanément. 

La  Restauration.  —  Vous  pouvez  vous  figurer  si  le  pauvre 
brave  homme  était  satisfait  de  revenir  chez  lui  pieds  et  mains  liés, 
culottes  bas,  de  soile  (pie  (  haciin  se  pût  divertir  à  lui  donner  des 


•iOi>  IllMl.    lus    lti:i  \     MMXDI.S. 

clnqiM's.  Ils  In  lui  ont  loiirrccdmis  \r  {fosici-,  et  il  lui  ;i  f.illii  j'avalor 
(le  loirt'.  La  Charte  ou  rien. 

I.Ki  RoiT.  —  Oiicl  inotii  a  donc  iiidiiil  mes  lions  (ils  à  roinnicttnî 
(flic  t'noi'mc  fnntc?  >"()iii-ils  donc  point  considt'rt'  ((iic  la  cause 
d  lin  roi  est  la  cause  de  loiis  les  rois,  et  <|ue  si  on  laisse  croîliu;  les 
uiijjles  d'un  peuple,  les  oncles  de  tous  les  auli'es  croissent  aussi? 

La  Hkstmuation.  —  C'est  tout  juste  ce  que  disaient  l'Kxpe- 
rienee  et  1;»  Sagesse,  ui;iis  la  Politique  n'a  pas  permis  <ju'on  les 
écoulât. 

L'EuROiT.  —  Kt  (luelles  raisons  allejfuail  celte  crachc-scntenccsy 

Lv  lîr.sTAURATio.N.  —  <,>>ii'il  laiil  adoucir  les  liêtes  féroces,  ne  les 
pdiiii  il  riicr,  et  (|u'on  ne  peut,  soumettre  la  France  par  la  force. 

L'Europe.  —  A  merveille,  vraiment  !  Ils  ont  comI)atlu  vingt-cinq 
ans,  et  à  présent  (pi'ils  lui  tiennent  sur  le  corps  un  million  de 
l)aionneltes  allemandes  et  russes,  et  que  la  route  est  ouverte  pour 
en  amener  trois  fois  autant,  ils  hésitent  à  la  dompter  de  force. 

La  France.  —Diable!  maman,  la  force  envers  la  France! 

L'Europe.  —  Oui,  madame,  la  force.  Rend-on  le  iuw'mentaux 

•I      CI 

fous  et  aux  mauvais  sujets  autrement  qu'à  coups  de  bâton? 

La  France.  —  Dans  les  quali-e  parties  du  monde  il  n'y  aurait 
pas  assez  de  force  pour  tenir  asservie  la  grande  nation. 

L'Europe.  —  Eh  bien  !  qu'on  en  eût  fait  une  petite  nation,  et 
tout  était  fini. 

La  France.  — Quoi!  un  d('membrement? 

L'Europe.  —  Certainement,  un  démembrement....,  un  bon 
coup  de  ciseau  à  ses  frontières  {itna  buona  tosaia  ai  confwi);  un 
jnorceau  à  l'Angleterre,  un  autre  à  l'Espagne,  un  à  l'Autriche, 
à  la  Prusse,  à  la  Hollande,  à  la  Bavière,  au  Piémont,  avec  quel- 
ques échanges  pour  maintenir  l'équilibre  et  pour  satisfaire  la  Suisse 
et  la  Russie,  tout  était  accommodé;  et  vous,  ma  belle  dame,  vous 
seriez  demeurée  avec  l'ours  du  montagnard  en  laisse,  et  la  grande 
nation,  devenue  une  petite  nation,  aurait  cessé  de  troubler,  pendant 
deux  ou  trois  siècles,  la  tranquillité  du  monde. 

La  France.  —  Ah  !  maman,  vous  êtes  bien  cruelle. 

La  Restauration.  —  Pardonnez-moi,  madame  l'Europe,  mais 
briser  le  trône  de  saint  Louis,  disperser  l'héritage  des  Bourbons... 

L'Europe.  —  Ma  chère  dame,  rpiand  les  lils  de  saint  Louis  vi- 


l>i:    LABSOLLl'lSMK    El    Dt    I  A    LIULRIK.  309 

vcnl  comme  les  fils  des  sccit'rals,  il  laiil  les  châtier,  comme  Dieu 
L'hàlia  les  anges  prdvaricaieurs;  et  quant  à  vos  bons  et  di^jnes 
Bourbons,  ils  auraient  été  satisfaits  de  ré.ofner  tranciuilles  sur  une 
petite  France,  plutôt  que  d'être  poignardés  et  décapités  dans  une 
Fiance  plus  grande  (i).  — 

Ces  aveux  sont  précieux  en  ce  qu'ils  montrent  à  ceux  qui  se  fe- 
raient encore  illusion  suv  ce  point  (|nel  serait  le  sort  de  la  France 
vaincue  par  une  nouvelle  coalition.  Il  n'y  a  pas  à  s'y  tromi)cr,  on 
fei-ait  d'elle  une  seconde  Pologne,  Que  chacun  donc  se  dernand(î 
si  c'est  là  ce  qu'il  souhaite  à  sa  patrie.  Honte  au  traître  ou  au  lâche; 
qui,  la  voyant  menacée,  aurait  dans  ses  veines  une  goutte  de  sang 
qui  ne  fût  pas  pour  elle  ! 

Vient  ensuite,  à  pi'opos  de  l'insurrection  de  la  (irèce,  une  solen- 
nelle apologie  de  la  légitimité  du  Grand-Turc.  En  vain  la  Libcrié 
soutient-elle  que  «  les  Grecs  avaient  raison  de  se  soulever,  au  njoins 
à  cause  de  la  religion ,  puis(|u'on  ne  saurait  supporter  qu'un  peuple 
chrétien  soit  esclave  des  Musulmans;  »  le  Jiujement  lui  répond  : 
«  Il  vous  sied  bien  de  faire  la  bigotte  et  de  parler  de  religion  !  Quoi 
qu'il  en  soit,  le  christianisme  commande  la  fidélité  et  l'obéissance, 
condamne  toujours  la  révolte,  et  l'Evangile  des  chrétiens  veut 
qu'on  rende  à  César  ce  qui  appartient  à  César.  Le  César  des  Grecs 
est  le  Grand-ïuic,  et  en  se  révoltant  contre  leur  prince,  ils  ont 
violé  la  loi  chrétienne  (2).  » 

Le  dernier  dialogue,  composé  de  neuf  scènes,  est  intitulé  :  Le 
Voijnge  de  PL»/ù7«iHe//e.  Polichinelle,  persuadé  par  le  Docteur,  part 
de  Naples  avec  lui,  après  la  révolution  do  juillet,  pour  venir  jouir 
en  France  des  douceurs  de  la  liberté.  On  se  doute  bien  de  ce  (ju'ils 
y  tiouvent,  et  nous  savons  encore  mieux  ce  qu'ils  y  auraient  trouvé 
trois  ans  plus  tard.  L'auteur  est  à  l'aise  dans  ce  sujet,  et  si  l'ironie 
est  amère,  elle  est  juste  ici;  elle  est  juste,  car  lorsqu'un  peuple  se 
résigne  à  souffrir  cei'taincs  indignités,  lorsque,  après  avoir  tout 
risqué,  brave  tout  pour  s'affranchir,  il  passe  le  lendemain  la  tète 
dans  le  joug,  se  décore  de  ses  fers  comme  d'un  emblème  de  l'oidre, 
s'agenouille  devant  un  gouvernement  de  police,  se  laisse  bâter, 

(i)  Pages  ii-i4. 
»  l'âge  9- 


'>I0  UtM  b    1)J:n    l»Ll.\    M(i.M>tS. 

brider,  IkUohiut;  ce  |>ou|)l(;  ineriU;  diHre  la  lisée  di's  autres  na- 
lions,  cl  il  n'ot  [«tiiil  de  mcK(ii('rio  si  inépi-isantc,  de  saraïsnies 
si  ;ii{;iis,  (|ii('  II-  (Iciiiici- des  cscl.ivcs  <•!  le  [)!iis  hiclic  n'ail  le  droit 
tie  lui  ailresser. 

Enfin.  (N'jyoùlesde  ce  (|n'ils  voient,  e)  Ton  sei'ail  (l('{joùte  à  moins, 
le  Docteur  et  Polidniielle  concluent  (|uils  n'ont  lien  de  mieux  à 
l'aire  que  de  retourner  au  plus  vite  chez  eux.  Ils  rencontrent  en 
route  une  vieille  fennne;  le  Docteur  lui  demande  qui  elle  est.  *  Je 
suis,  n'pond-elle,  V Expérience ,  et  j'ai  toujours  voulu  du  bien  aux 
rois  absolus  et  h-giiimes,  parce  que  j'ai  vu  qu'on  vit  mal  sans 
eux,  et  que  ces  ordures  de  chartes  constitutionnelles  ne  servent 
qu'à  mettre  le  feu  à  la  maison  cl  à  la  salir.  Et  précisément  parce 
que  je  leur  veux  du  bien,  je  leur  écris  quatre  mots;  car,  entre 
nous,  ils  sont  un  i)eu  hors  de  leur  chemin,  et  s'ils  n'écoutent 
point  les  conseils  de  l'Expérience,  ils  s'en  iront  faire  compa(jnic  à 
Charles  X.  Poitez-leur  donc  cette  lettre. 

Le  Docteur.  —  Devons-nous  la  porter  à  tous  les  rois  de  l'Eu- 
rope ? 

L'Expérience.  —  Il  se  peut  que  deux  ou  trois  n'en  aient  pas 
besoin,  mais  remettez-la  cependant  à  tous,  elle  ne  fera  de  mal  à 
aucun. 

Le  Docteur.  —  Ecoutez,  bonne  vieille,  nous  vous  rendrons  vo- 
lontiers ce  service,  mais  il  ne  faut  pas  en  user  trop  librement 
avec  les  rois.  Vous  êtes  une  femme  résolue  :  qui  sait  ce  que  vous 
avez  écrit?  Vous  ne  voudriez  pas  que  vos  messa(jers  eussent  à  pâtir 
de  leur  niessajje. 

L'ExpÉRiE.NCL.  —  N'appréhendez  aucune  indiscrétion;  majs, 
pour  mieux  vous  rassurer,  lisez  ma  lettre,  j'y  consens. 

Le  Docteur.  —  Lisons  donc,  et  puis  nous  ferons  ce  que  vous 
désirez  de  nous. 

L'Expérience  aux  rois  de  la  terre. 

«  Princes,  que  faites-vous?  Le  monde  se  précipite,  le  feu  brûle 
sous  vos  trônes,  la  gangrène  corrompt  toute  la  masse  sociale,  et 
vous  vous  battez  les  flancs,  et  vous  vous  contentez  d'appliquer 
quelques  insignifians  topiques  sur  les  profondes  plaies  de  la  so- 


I)F.    l,*ABSOLfTIS>It    KT    UK    1,A    l.IBKRTÉ.  ÔH 

fiélé ,  Cl  vuiis  n'avez  recours  à  au(;iiiis  moyens  sévères  et  effi- 
caces! Secouez  cette  mortelle  ielliarjfie,  songez  <|ue  les  libéraux 
ne  raillent  point  ,  ((u'ils  entendent  hion  vous  rayer  cnlièi-ement 
(le  ralmanacli,  et  souvenez-vous  qu'à  votre  cause  est  liée  celle  des 
|)eu[)I(s,  (|ui ,  selon  les  décrets  de  la  Providence,  doivent  être 
{{uides,  del'endus  et  sauvés  par  les  rois.  Consultez  la  vérité,  suivez 
les  impulsions  de  votie  cœur,  et  ne  vous  laissez  point  séduire  par 
les  grimaces  perfides  de  celle  prostituée  de  Politique.  Enlin  lisez 
les  levons  de  l'histoire,  et  pour  ramener  dans  la  droite  voie  une 
génération  ('gai-ée,  employez  les  remèdes  que  vous  enseigne  l'Ex- 
périence, ï 

Polichinelle.  —  Jus(|u'ici  il  n'y  a  rien  à  dire,  et  les  rois  ne  sau- 
raient se  fâcher. 

L'Expérience,  —  Comment  a-l-il  pu  jamais  vous  passer  par 
l'esprit  (jue  je  voulusse  offenser  les  rois?  Je  leur  parle  avec  con- 
fiance, parce  que  je  suis  leur  maîtresse,  et  parce  qu'ils  agréent,  eux 
aussi ,  lorsqu'on  le  leur  adresse  en  secret ,  un  langage  cordial  et  sin- 
cère. Du  reste,  l'Expérience  enseigne  à  respecter  ceux  que  Dieu  a 
placés  à  la  téle  des  nations,  parce  qiw.  là  oii  finit  le  respect  pour  le 
roi  commence  la  ruine  du  peuple.  Continuez  de  lire  la  lettre. 

Le  Docteur.  —  «  Quand  on  voit  de;  mauvaises  actions,  la  pre- 
mière chose  est  d'élever  la  voix  c4  de  crier  contre  les  malfaiteurs. 
Elevez  donc  la  voix  du  haut  de  vos  trônes,  avertissez,  reprenez, 
menacez,  et  no  vous  contentez  point  de  quelque  misérable  petit 
édit  donné  de  temps  en  temps  et  tout  emmiellé  de  paroles  douce- 
reuses ;  mais  parlez  en  roi  qui  a  le  dioil  de  commander  et  de  se  faire 
obéir.  En  outre  encouragez  les  bons,  et  faites  qu'eux  aussi  par- 
lent et  élèvent  la  voix  contre  les  médians.  Le  monde  est  rempli 
de  petits  livres,  de  journaux,  de  feuilles  qui  répandent  la  con- 
tagion :  laites  qu'on  le  remplisse  d'écrits  salutaires  qui  soient  un 
antidote  contie  la  corruption  des  esprits.  Employez  les  armes  de 
vos  ennemis;  si  les  rebelles  font  rire  aux  dépens  de  la  fidélité, 
que  les  bons  fassent  rire  aux  dtipens  de  la  révolution.  Si  le  poison 
se  vend  à  bas  prix  par  la  propagande,  que  la  souveraineté  four- 
nisse gratuitement  le  contre-poison.  Aujourd'hui,  le  genre  hu- 
main veut  lire,  et  une  feuille  de  papier  écrite  judicieusement  a 
plus  (le  force  qu'un  bai^nllon  de  grenadiers.  Les  hommes  d'e3prit 


»  l  (If  cd'ur,  (^HLililcs  (le  \t)ii.s  aider  daiis  ci  lie  {jiicrie,  iw  iiiaii- 
«jiii'iil  poiiil;  mais  il  l'aiil  ii-s  rlicrclicr,  les  ciicouiajjcr,  les  ii-coin- 
pensn'  <|iit'l(|ti(  lois,  (^hii  est  triui  dr  vous  <|iii  ail  dcpenso ,  v.n 
faveur  des  écrivains  del'enseurs  des  Irùnes,  le  (|iiai'l  de  co  (|n*il 
paieaiix  prolisseurs  des  uiiiversilés  avoc  la  eerliliide  (lu'ils  pous- 
sent la  jeunesse  au  renversement  des  trônes?  Croyez-moi,  prin- 
ces, parle/  et  laites  pailer,  et  soye/,  eerlains  (jue  elia(|ue  voix 
trouvera  la  route  dun  cti'ui .  f 

PoLiciiiisELLi..  —  Savez-vous  que  vous  dites  fort  bien?  Ces  mes- 
sieurs les  libéraux  arranjjent  nos  têtes  à  leur  fa(;on,  parée  «ju'ils 
parlent  (juasi  seuls;  mais  si  l'on  montrait  aux  pauvres  {jens  la  elie- 
inise  du  lilx  ralisn)e  dans  toute  sa  saleté,  les  cervelles  humaines  ne 
seraient  plus  le  jouet  des  fabriealeuî's  de  {glorieuses  journées.  Si 
nous  avions  lu  plus  tôt  le  journal  de  Modène  intitulé  la  Voix  de  la 
M'ritc,  nous  ne  nous  serions  pas  ennuyés  de  notre  roi,  et  nous 
n'aurions  point  couru  après  cette  folie  de  la  souveraineté  du  peuple. 

L'ExpÉRiKNCE.  —  3Ies  enfans,  le  duc  de  3Iodène,  quoique  ses 
états  tiennent  peu  de  place  sur  la  carte,  a  fait  une  œuvre  grande 
en  établissant  ce  journal.  Il  a  prouvé  qu'il  possède  un  cœur  vrai- 
ment royal,  il  a  bien  mérité  de  la  société  entière,  et  soyez  cer- 
tains qu'à  l'heure  qu'il  est  la  feuille  modenoise  a  opéré  nombre  de 
conversions;  mais  revenez  à  ma  lettre. 

Le  Docteur. — «  Lorsque,  pour  contenir  les  médians,  il  ne  suffit 
pas  d'élever  la  voix,  il  faut  lever  la  main  et  punir,  mais  les  châti- 
mens  doivent  être  et  certains  et  sévères.  Ceux  qui  méditaient  le 
bouleversement  du  monde  ont  pris  leurs  mesures  de  loin;  ils  ont 
préparé  l'impunité,  pour  eux  et  pour  les  leurs,  en  prêchant  l'hu- 
manité et  la  modération  des  peines.  Depuis  un  certain  temps,  vous 
vous  êtes  laissé  séduire  par  ces  chansons,  et  afin  d'être  doux  et 
démens,  vous  avez  cessé  d'être  justes.  Ainsi  la  voie  a  été  ouverte  à 
toutes  les  iniifuilés  ;  la  certitude  du  pardon  a  rompu  le  frein  de  la 
<rainle,  et  pour  chaque  félon  absous,  cent  sujets  fidèles  sont 
devenus  félons.  Retournez  sur  les  traces  antiques,  et  si  vous  voulez 
(jue  votre  justice  ait  peu  à  condamner,  faites  qu'elle  condamne 
inexorablement.  L'épreuve  de  la  tolérance  a  été  faite ,  elle  n'a  pro- 
<luit  (jue  du  mal;  rcnez-en  à  l'épreuve  du  sang ,  et  vous  verrez  que 
se  déclarer  rebelle  ne  sera  plus  la  mode  du  jour.  Commence/  par 


r\T.  l'adsolutismi:  et  m:  la  Lmr.nrK.  .■>!.■> 

les  ptlilsdclils,  lesquels  conduisent  au\  [«rands,  cl  que  tes  pumiiuiis 
lie  votre  justice  soient  sérères  et  terribles.  Les  anies  féroces  des  scé- 
hrats  ne  s'effraient  point  des  peines  enfantines  conseillées  par  une 
niaise  philosophie.  Dieu,  qui  est  le  père  des  miséricordes,  a  créé 
un  enfer  pour  punir  le  péché,  et  la  création  de  l'enfer  sert  merveil- 
leusement à  peupler  le  ciel.  Eparf^nez  le  sanfj  innocent  en  vous  per- 
suadant bien  que  le  meilleur  prince  est  celui  qui  a  le  bourreau 
POUR  premier  ministre.  Maintenez  ce  code  en  vi{>ueur,  et  vous 
verrez  que  les  chemins  de  votre  royaume  seront  aussi  sûrs  que 
les  casernes  des  soldats  ,  que  votre  trésor  ne  devra  plus  entretenir 
dans  les  prisons  un  peuple  de  criminels,  et  que  les  scélérats  ne 
sonjjeront  plus  à  renverser  votre  trône.  » 

Le  Docteur.  — Il  me  semble,  ma  bonne  petite  vieille,  que  vous 
êtes  en  ceci  un  peu  sévère. 

Polichinelle.  — Au  contraire,  il  me  semble  à  moi  quelle  parle 
très  bien,  et  que  sur  cela  les  lazzaroni  en  savent  plus  que  les  doc- 
teurs. Quand  on  usait  de  la  corde  et  de  la  potence,  on  tremblait 
au  nom  de  Injustice,  et  on  retenait  ses  mains,  de  peur  de  la  pri- 
son :  mais  à  présent  les  procès  font  rire,  parce  qu'on  sait  que  tout 
finit  par  des  bagatelles.  Pour  les  grands  crimes  la  grâce  est  pres- 
que sûre,  et  pour  les  délits  moindres  un  peu  de  prison ,  un  peu  do 
travaux  forcés ,  voilà  tout.  Personne  ne  craint  ces  peines,  parce 
que,  nous  autres  pauvres  gens ,  nous  sommes  mieux  en  prison  que 
chez-  nous ,  et  qu'un  condamné  aux  travaux  gagne  le  double  d'un 
ouvrier  et  fatigue  moitié  moins. 

L'Expérience.  — Mes  enfans,  croyez  aux  paroles  de  l'Expé- 
rience, et  assurez-vous  que  le  monde  est  devenu  plus  mauvais, 
depuis  qu'on  ne  punit  plus  S('vèrement  les  méchans.  Si  les  rois  re- 
fusent de  le  croire ,  qu'ils  compulsent  les  registres  de  leurs  greffes 
criminels  :  en  comparant  ceux  des  temps  appelés  barbares  avec  ceux 
des  temps  présens,  ils  pourront  apprendre  lequel  vaut  le  mieux,  pour 
la  morale  publvpic,  de  (humanité  philosophique ,  on  delà  potence  cl 
de  la  corde.  Continuez  de  lire  cependant. 

Le  Docteur, — «Un  bon  père  doit  éloigner  de  ses  enfans  les  com- 
pagnons pervers,  afin  que  ceux-ci  ne  les  gâtent  point  par  leurs 
mauvais  discours;  et  aussi  le  prince  sage  doit  empêcher  qu'on  ne 
corrompe  ses  sujets  fidèles,  et  que  ceux  fiui  déjà  sont  corrompu^ 


.'I4  HKVUi;    1)1  s    1>KLX     MOXUhS. 

(leviriiiU'iil  pires  pai'hi  Icclure  des  écrits  iiuisil)l»s  (i  sc-diticux.  Je 
sais  qin'  vous  rctoiiiiaissez  inaiiitciiaiii  les  dcsaslrcs  produits  par 
la  presse,  mais  ou  ne  voit  eependaul  pas  que  vous  y  opposiez  une 
di{juo  solide  el  sullisaute.  Ou  veut  jjueiir  les  eu)poisouru'S  el  on 
laisse  au  poisou  uu  lil»re  cours.  .Meiie/  la  polili(]ue  d'accord  avec 
la  relijjiou ,  et  ipie  l'une  et  l'autre  veillent  jour  et  nuit  el  soient 
inexorables  envers  la  peste  imprimée!  (jui  stî  propa^je  sous  toutes 
les  formes.  Sur  toutes  choses,  {;arde/,-vous  de  cette  peste  h-gère 
qui  passe  de  main  eu  main,  et,  pour  un  certain  temps  au  moins, 
binniissci  de  vos  clnts  jncsqiie  (oiis  lesjonntanx  cl  yaif/Zw  ctrau(jcrcs. 
La  plupai't  de  ces  ieuilles  sont  vendues  au  parti  de  la  révolte,  ou 
le  llaiieui  tout  au  moins,  aliu  d'ohtenii-  plus  de  débit,  et  il  n'est  pas 
une  seule  de  ces  gazettes  qui  n'introduise  (juelque  once  de  poisou  ; 
en  fait  de  rcvolul'wn  ,  même  les  simples  récits  offrent  du  danger,  lors- 
qu'ils ne  sont  pcus  modifiés  par  la  prudence.  Les  esprits  sont,  comme 
les  corps,  sujets  à  la  contagion,  et  l'histoire  des  scandales  est  tou- 
jours vénéneuse.  Détournez  les  regards  de  vos  sujets  de  certaines 
scènes ,  cipersuadez-vous  bien  que  personne  n'éprouve  l'envie  d'imiter 
ce  qu'il  ignore.  » 

PoLicHiNELLK.  — Que  feraient  les  oisifs,  s'ils  n'avaient  plus  de 
gazettes? 

L'Expérience. — Que  faisaient-ils  il  y  a  cent  cin(|uanteans,  lors- 
qu'il n'existait  pas  de  gazettes? 

Le  Docteur.  —  Il  me  semble,  ma  chère  dame,  que  vous  êtes  en- 
core trop  sévère  en  cela. 

L'Expérience.  —  Mes  amis,  quand  les  enfans  sont  malades,  il 
faut  les  tenir  à  la  diète,  il  vaut  mieux  les  laisser  pleurer  que  de 
les  faire  mourir  d'indigestion,  l'ant  que  durera  le  choléra  de  la 
révolte,  la  diète  de  la  presse  doit  être  très  rigoureuse,  et  l'on  ne 
doit  absolument  permettre  d'autres  feuilles  que  celles  qui  servent 
ouvertement  le  parti  de  la  justice.  Je  voudrais  dans  chaque  état  une 
bonne  gazette  nationale,  un  bon  journal  littéraire,  dans  lesquels, 
avec  la  prudence  requise,  on  publierait  les  nouvelles  des  pays  étran- 
gers et  on  rendrait  compte  de  leur  littérature. 

Le  Docteur.  —  Ainsi  vous  voudriez  faire  des  journaux  même 
un  monopole  royal? 

L'?APÉRiF>T.E.  —  Si,  pour  l'avantage  des  finances,  on  a  établi 


1)K    l'absolu  riSUK    ET    DE    LA    LIBERTÉ.  Z\îi 

le  niouopole  du  seleilemonopoU;  du  labac,  couibien  plus  devrait- 
on  (ilablir  le  monopole  de  la  presse,  pour  l'avantage  de  la  religion, 
de  la  politique  ei  de  la  bonne  morale.  Continuez  de  lire  ma  lettre. 
Le  Doctelu.  — «  En  outre,  qui  veut  que  ses  enfans  restent  tran- 
quilles, doit  leur  laisser  leurs  amusemens,  qui  les  retiendront 
dans  leurs  elianibres  et  les  en)pèelieront  de  mettre  tout  sens  dessus 
dessous  dans  la  maison.  Ainsi  on  doit  laisser  aux  peuples  l'occupa- 
tion et  le  déscnnui  de  leurs  affaires  domestiques  et  municipales, 
de  peur  qu'oisifs  chez  eux  ils  n'en  sortent  pour  troubler  les  affaires 
delà  nation.  En  cela,  princes,  vous  avez  commis  une  erreur  très 
grande,  et  pas  un  de  vos  hommes  d'état  ne  s'aperçoit  encore  que 
le  bouleversement  du  monde  provient  de  celte  faute  en  majeure 
partie;  par  un  zele  mal  entendu  de  la  souverainet(',  vous  avez  en- 
levé à  vos  sujets  tous  leurs  privih'ges,  tous  leurs  droits,  toutes 
leurs  franchises,  toutes  leurs  libertés,  et  concentré  dans  le  gou- 
vernement tous  les  fils  du  pouvoir,  tout  mouvement,  tout  souffle 
de  vie.  Par  là  vous  avez  rendu  les  hommes  étrangers  dans  leur 
propre  pays;  simples  habitans  de  leurs  villes,  ils  n'en  sont  plus 
citoyens;  et  de  l'abolition  de  l'esprit  communal  est  né  l'esprit  na- 
tional, lequel  a  agrandi  dans  des  proportions  gigantesques  l'orgueil 
et  les  vœux  des  peuples.  Par  la  destruction  des  intérêts  privés  de 
tous  les  municipes,  vous  avez  formé  de  toutes  les  volontés  une  seule 
masse,  laquelle  doit  se  mouvoii'  suivant  une  seule  tendance ,  et 
maintenant  vous  vous  trouvez  impuissans  à  arrêter  le  mouvement 
de  cette  masse  (*norme  et  terrible.  Divide  et  impera.  \ousavez  mis 
en  oubli  cette  maxime  gravée  sur  la  base  des  trônes;  vous  avez 
prétendu  diriger  le  monde  avec  ime  seule  rêne,  et  celte  rêne  s'est 
rompue  dans  vos  mains.  Divide  et  impera.  Divisez  les  uns  des  autres, 
les  peuples,  les  provinces,  les  villes  (1),  laissant  à  chacun  ses  inté- 
rêts, ses  statuts,  ses  privilèges,  ses  droits  et  ses  franchises.  Faites 
que  les  citadins  se  persuadent  être  quelque  chose  chez  eux;  permettez 
que  le  peuple  se  divertisse  aux  jeux  innoccns  des  manèges ,  des  ambi- 
tions et  des  brigues  municipales;  ressuscitez  l'esprit  local  par  l'éman- 
cipation des  communes ,  et  le  fantôme  de  l'esprit  national  cessera 
d'être  le  démon  qui  enivre  toutes  les  têtes.  Chers  princes ,  écoutez- 

(x)  Dividete  popolo  da  popolo ,  provincia  da  provincia,  ritfà  da  ciUà. 


moi.  Si  vous  rtni'n':  Ions  /rs  clu-rdiii  nfiiscr  soudti'iii  tir  pinln  lu 
sovniic  ti  (le  Iniintr  lu  (  litnrilr:  si  laiis  les  haiifs  ne  nnilii'ioil  iilus 
sonffiii-  le  jinifi  rt  Idh'jiiicr  la  terre ,  vous  olisi'nurivi-voits  à  miirr 
qiif  la  iialare  (U-  ces  bêles  est  ehaïujée  ,  et  ne  (•lici'clicric/.-voiis  pas 
plutôt  la  caiisr  de  IiMir  irulocilitc  dans  le  dcsoidir  des  harnais  ot 
J'iinpiTilic  di's  coiidiRlt'iiisï  Kl  adjoiird'lmi  (|iio  tous  les  peuples 
se  révoltent  contre  le  frein  des  rois,  j)oui'(pioi  vous  obslineriez- 
vous  à  supposer  que  la  nature  des  liounues  aelian(>(',  au  lieu  de 
rceonnailre  (|uel(|ii('  défaut  dans  la  manière  de  les  (jouverner? 
Pesez  iiien  ces  paroles  ;  tournez  vos  refjards  sur  le  passé,  et  si  vous 
voulez  (]ue  les  générations  pressentes  soient  dociles  comme  les 
anciennes,  gouvernez-les  comme  vos  pères  gouvernaient  les  an- 
ciennes. » 

PoLiCHiNELLi..  —  Toul  Cela  peut  être  fort  beau,  niais  je  n'y  com- 
prends rien, 

L'Expérience.  — Je  sais  bien  que  certains  discours  ne  sont  pas 
entendus  du  vulgaire,  et  toutes  les  classes  ont  leur  vulgaire.  Ma 
lettre  n'est  pas  adressée  à  la  populace,  mais  aux  rois.  Poui-suivez 
et  ne  perdez  pas  le  temps. 

Le  Docteur.  —  t  Une  cause  principale  du  bouleversement  du 
monde  est  la  trop  grande  diffusion  des  lettres  et  celte  démangeai- 
son de  littérature  qui  a  pénétré  jusque  dans  les  os  des  poissonniers 
et  des  palefreniers.  Il  faut  sans  doute  dans  le  monde  des  lettres  et 
dessavans;  mais  il  fout  aussi  des  cordonniers,  des  tailleurs,  des 
forgerons,  des  laboureurs  et  des  artisans  de  toute  sorle;  il  y  faut 
une  grande  masse  de  gens  bons  et  tranquilles  (jui  se  contentent  de 
vivre  sur  la  foi  d'autrui ,  et  trouvent  bon  que  le  monde  soit  guidé 
par  les  lumières  des  autres ,  sans  prétendre  le  guidci*  par  les  leurs 
propres.  Pour  tous  ces  yens-ci,  la  lecture  est  dangereuse,  parce  qu'elle 
stimule  des  intelligences  que  la  nature  a  destinées  à  se  remuer  dans 
une  sphère  étroite ,  fait  naître  des  doutes  que  la  médiocrité  de  leurs 
connaissances  ne  leur  permet  pas  de  résoudre ,  accoutume  aux  plaisirs 
de  l'esprit ,  lesquels  rendent  insupportable  le  travail  monotone  et  en- 
nuyeux du  corps,  éveille  des  dés'irs  d'isproportionnés  à  la  bassesse  de 
la  cond'il'wn,  et  en  rendant  le  peuple  mécontent  de  son  sort,  le  d'ispose 
àtenterdes'en  procurer  un  autre.  C'est  pourquoi,  au  lieu  défavoriser 
démesurément  linstruction  et  la  civilisation  {c'ivilià),  vous  devez. 


bE  l'absolutismi.  Il   i)i;  i.a  ubeutk.  517 

avec  prudence  y  imposer  des  bornes  :  considérant  que,  s'il  se  trou- 
vait un  viaîlrc  qui  put ,  en  une  seule  leçon ,  rendre  tous  les  hommes 
aussi  savans  qu'Aristoie  et  aussi  polis  que  le  grand  chambellan  du  roi 
de  France,  il  faudrait  sur-le-champ  assommer  ce  maître,  afin  que  la 
société  ne  fût  pas  détruite.  Uéscrve^i  les  livres  et  les  études  aux  classes 
distinguées  et  à  quelque  génie  extraordinaire  qui  se  sera  fait  jour  à 
travers  l'obscurité  de  sa  condition ,  et  faites  en  sorte  que  le  cordonnier 
se  contente  de  son  alêne ,  le  paqsan  de  son  hoijau ,  sans  aller  se  gâter 
le  cœur  et  la  tête  à  l'école  de  l'alphabet.  Par  suite  d'une  diffusion  mal 
entendue  et  disproportionnée  de  la  culture ,  une  race  innombrable  de 
manans  et  de  gagne-deniers  ont  porté  le  trouble  dans  la  société  ,  en. 
voulant,  au  mépr'is  de  la  nature,  s  associer  aux  classes  élevées ,  et 
vous  êtes  contraint  d'enlever  la  peau  à  la  moitié  de  votre  peuple 
pour  en  faire  des  culottes  à  l'autre  moitié,  qui,  née  pour  {ja/jncr  son 
pain  avec  la  bêche  et  la  cognée ,  demande  des  emplois  et  des  pen- 
sions et  prétend  tirer  de  sa  plume  de  quoi  vivre  et  bien  vivre.  Tous 
ces  petits  sages  sans  aucune  base  solide  d'étude  et  de  jugement, 
tous  ces  petits  seigneurs  sans  patrimoine  suffisant  pour  foire  bouillir 
la  marmite,  portent  naturellement  dans  le  cœur  le  mécontentement 
et  l'envie ,  et  sont  des  matières  toujours  prêtes  à  s'enflammer  au 
soufle  de  la  révolution.  L'imprévoyante  propagation  des  lettres 
a  rassemblé  cette  masse  dangereuse  de  combustibles,  et  par  une 
adroite  et  discrète  diminution  de  la  culture ,  vous  devez  abaisser 
les  flammes  de  la  soi-disante  philosophie  et  écarter  la  mine  de  vos 
trônes.  » 

Polichinelle.  —  Je  ne  suis  qu'un  pauvre  lazzarone;  mais  je 
comprends  (jue  vous  dites  bien.  Si  M™"  Polichinelle,  ma  mère, 
n'avait  pas  fait  la  polichinellerie  de  m'envoyer  à  l'école ,  je  serais, 
un  peu  plus,  un  pou  moins,  un  âne  comme  je  le  suis  maintenant; 
mais  j'aurais  appris  un  métier,  je  me  trouverais  heureux  d'être 
Polichinelle,  et  je  pourrais  me  tirer  d'affaire  honorablement.  Jus- 
tement parce  qu'ils  m'ont  appris  à  écrire ,  je  me  suis  rempli  la  tète 
d'un  monde  de  sottises,  je  ne  sais  plus  me  contenter  d'une  paillasse 
et  de  la  ])olcnta,  et  je  suis  venu  chercher  fortune  dans  le  pays  de 
la  constipation  (constitution). 

I/ExpÉRiENCE.  —  Mes  amis,  tout  n'est  pas  fait  pour  tous.  Si 
tous  les  animaux  étaient  des  éléphans,  on  ne  trouverait  plus  ni 
TOMi:  III.  121 


.")iS  HICVUK    1)1  s    l>l.i;\    MOMil  s. 

;iiits  III  poiiU's.  Les  anncs  dans  les  niaiiis  des  soldais  scivciii  a  la 
di'fcnso  et  à  la  sùrelé  do  Total  ;  inolte/.-Ios  dans  los  mains  du  peuple , 
(ju'on  advioiii-il?  dosinsultos,  d(!s  rixos,  des  nicurlres.  Torniino/. 
la  locliiic. 

Ledoctel'r.  —  c  Suiiout  si  vous  voulez  assurer  le  repos  do  vos 
jieuples,  rariVrniir  vos  trônes,  cl  remédier  aux  (hîsoi-dies  du 
iiionde ,  ramené/,  le  respect  pour  la  reli{jion,  ([ui ,  méprisée  et  re- 
poussée de  tous,  ne  trouve  aujourd'hui  aucun  asile  sûr,  pas  morne 
dans  les  temples.  Les  ministres  des  autels  sont  devenus  la  balayure 
du  peuple,  et  leur  nom  même  sert  vulgairement  à  dési{;ner  toutes 

les  folies  et  toutes  les  turpitudes  (1) Cette  haine  et  ce  mépris 

de  la  religion  sont  l'œuvre  de  la  révolution  alliée  à  l'impiété,  et 
vous  savez  que  les  coups  portés  à  la  religion  ont  ébranlé  vos 
trônes  et  les  menacent  de  ruine.  Qu'avez-vous  fait  cependant  pour 
rétablir  dans  le  cœur  des  peuples  celte  protectrice  des  trônes?  Kt 
où  est  le  roi  dont  le  zèle  se  soit  enflammé  pour  la  cause  de  Dieu. 
Vousètes,  princes,  religieux  et  bons;  mais  est-ce  la  religion  etla  bonié 
des  rois  qui  gouvernent  toujours  les  états?  N'arrivc-t-il  jamais  que  la 
religion  commande  dans  le  cœur  des  rois,  et  serve  les  intérêts  et 
la  politique  dans  les  cabinets?  Posez  la  main  sur  la  poitrine  ,  jetez 
les  yeux  sur  les  annales  de  vos  empires,  et  i-épondcz-moi  sincère- 
ment. Quel  est  celui  de  vos  royaumes  où  l'on  ne  puisse  recueillir 
un  volume  d'édits  et  d'ordonnances  royales  opposés  aux  canons  de 
l'église?  Quel  est  celui  de  vos  palais  où  il  ne  se  trouve  point  quelque 
salle  ornée  des  dépouilles  du  sanctuaire?  Quel  est  celui  de  vos  gou- 
vernemens  qui  n'ait  point  fait  verser  quelque  larme  au  pasteur  du 
Vatican  ?  Tandis  que  la  religion ,  frappée  par  les  rois ,  tremblera 
devant  leur  trône ,  comment  pourra-t-elle  recouvrer  son  autorité 
sur  le  cœur  des  peuples?  et  tandis  que  les  peuples  ne  respecteront 
point  le  frein  de  la  religion ,  comment  pourronl-ils  se  soumettre  à 
l'empire  des  rois?  Princes,  comprenez,  pesez,  espérez,  alliez-vous 
de  bonne  foi  avec  le  sacerdoce,  et  sans  vous  placer  sous  ses  pieds, 
cédez-lui  la  main ,  parce  que  si  vous  êtes  les  premiers  nés  dans 
l'église ,  vous  êtes  aussi  les  enfans  de  l'église.  D'accord  avec  cette 
mère  sage,  discrète  et  pieuse,  employez  la  voix,  l'exemple,  l'a- 

(i)  £  le  azzioni  pazzc  e  degne  di  schéma  si  chiamano  volgarmente  fratate.  , 


Dli    l'aUSOLUïISMK    KT    1)1.    LA    LIlsLUTt:.  5lî) 

tlrcsiC,  la  cléinoncect  la  rigueur,  pour  remédier  aux  plaies  de  la 
religion.  Relevez  les  pierres  de  l'autel ,  et  la  solidité  de  l'autel  sera 
raffermissement  de  vos  trônes.» 

Polichinelle.  —  La  lettre  est  un  peu  longuette,  mais  il  n'y  a 
pas  de  mal  à  cela. 

Le  Docteur.  —  Elle  est  écrite  avec  beaucoup  de  liberté. 

L'ExpÉKiENCE.  —  Mes  amis ,  toute  la  vérité ,  ou  rien  ;  si  l'on  veut 
<iue  les  peuples  écoutent  la  réprimande,  il  faut  leur  persuader  que 
la  vérité  ne  fait  acception  de  personne ,  et  qu'elle  parle  franche- 
ment même  aux  rois.  Autrement  ils  croiront  que  la  plume  (pu 
écrit  est  vendue ,  et  les  paroles  de  la  vérité  ne  feront  aucune  im- 
pression. 

Le  Docteur.  —  Comment  ferons-nous  pour  présenter  cette 
lettre  à  tous  les  rois  de  l'Europe? 

L'Expérience.  —  Si  vous  voulez  épargner  le  voyage,  faites-la 
imprimer. 

Le  Docteur.  —  Diable  !  qui  donnera  la  pei  mission  delà  publier? 

PoLicmNELLE.  —  Et  pourquoi  non?  il  se  trouve  de  viles  et 
sales  presses  pour  publier  toute  sorte  d'inicjuités,  et  il  ne  se  trou- 
verait pas  une  presse  noble  et  généreuse  pour  publier  les  paroles 
de  l'Expérience  et  de  la  Vérité,  écrites  dans  le  seul  but  de  soute- 
nir la  cause  des  rois  et  d'aider  à  rétablir  l'ordre  dans  le  monde  ! 

L'Expérience.  —  Si  vous  ne  parvenez  pas  à  l'imprimer  ouver- 
tement, faites-la  imprimer  en  secret. 

Le  Docteur.  —  Serait-ce  bien  de  publier  un  écrit  sans  la  per- 
mission des  supérieurs? 

L'Expérience.  —  Vous  avez  raison,  ce  ne  serait  pas  agir  eu 
honnête  homme.  Mais  vwnlrez-la  en  particulier  (a<iuailr'  occhi)  à 
un  supérieur  éclairé  et  sage;  vous  verrez  (pie  par  des  considérations  de 
prudence  on  n'y  mettra  pas  C imprimatur ,  mais  on  sera  bien  aise  que 
vous  la  fassiez,  imprimer  secrètement. 

Le  docteur.  — Eh  bien  !  nous  irons  et  ferons  comme  vous  dites. 

Ce  qu'on  vient  de  lire  n'est  donc  que  l'exposition  exacte  et  fran- 
che de  la  pensée  secrète  de  ceux  qui  gouvernent  aujourd'iiui  le 
monde  :  et  que  font-ils  en  effet  partout  qui  n'y  soit  entièrement 
conforme?  Ainsi,  l'on  sait  quel  est  leur  but  et  comment  ils  espè- 


iciii  r.illriiuli»'.  (it  <|m  lions  li-ippc  siii  loiil  <l;ins  rollr  lliOoi'ic;  du 
(li's|Htlisim',  ('('sr  ce  (jurllo  a  do  proroiidi'incnl  M;ii.  Ivssaycz  dcï 
la  luodilior  en  (HU'I(|ii{'  point ,  cl  loutic  sysloinc  s'ccroulo.  Les  con- 
seils cil  appaicncc  les  plus  cxajjcrés,  les  plus  atroces  maximes  sont 
des  consci|ucnces  rij^ounniscs  du  piiiicipc  dont  on  vent  assurer 
le  Iriomplic.  Nul  moyen  de  les  allenuer.  J.a  lo,;;i(jne  inncxiljje  des 
rlioses,  l'invincible  nécessiti'*,  mènent  jiis(|ue  la  ;  et  lors(|uc  je  vois 
les  princes  ou  leurs  a.o;ens  uïcttre  partout  en  j)rali(iu(î  ces  exécra- 
bles ini(|nil<'S,  j'accuse  moins  encordes  hommes  que  les  doctrines 
i|ui  dominent  les  hommes.  Esclaves  de  leur  propre  tyrannie,  elle 
les  contraint  à  abjurer  tout  sentiment  de  justice,  de  pitié,  d'amoui- 
IVaternel,  à  se  dépouiller  de  la  l'orme  humaine  pour  revêtir  celle 
de  je  ne  sais  quel  fantôme  infernal.  Marqués  au  front  d'un  sifpic 
effroyable,  Dieu  a  voulu  que  leur  seul  aspect  épouvantât  la  terre, 
aiin  ({ue  l'horreur  qu'ils  inspirent  fût  dès  ici-bas  le  commencement 
de  leur  supplice. 

Et  considère/  un  peu  le  système  qu'on  vous  présente  comme  le 
plus  parfait  modèle  d'organisation  sociale.  Au  sommet  le  prince 
dont  la  volonté  absolue  peut  tout;  à  côté  de  lui  le  bourreau.  Tout 
ce  qui  vient  après,  hommes  et  biens,  est  son  patrimoine.  Mais  y 
aura-l-il  au  moins  é^jalité  de  servitude,  é^jalité  de  misère?  Non.  Au- 
dessous  du  prince  ,  deux  races  distinctes ,  éternellement  séparées. 
A  l'une,  les  propriétés,  l'instruction,  les  lumières  ;  à  l'autre,  le 
travail  et  l'ignorance,  la  paillasse  et  la  polenta,  la  privation  entière 
et  perpétuelle  des  plaisirs  lUuujereux  de  l'esprit ,  une  misère  sans 
Hn,  un  irrévocable  abrutissement.  Celle-ci,  on  la  compare,  et  jus- 
tement, aux  bctes  de  somme  :  la  nature  l'a  faite  cela,  qu'elle  reste 
cela.  Mais  les  bétes  de  somme  ont  la  nourriture  en  abondance,  delà 
paille  fraîche  pour  reposer  dessus.  La  plèbe  n'en  mérite  pas  tant. 
Dans  la  société  que  l'on  confie  à  la  garde  du  bourreau,  le  forçai  est 
plus  heui'eux  que  l'ouvrier,  la  prison  est  plus  douce  que  le  foijer  do- 
mestique. C'est,  il  est  vrai,  une  anomalie  :  mais  que  doit-on  faire 
pour  qu'elle  disparaisse?  Améliorer  le  sort  de  l'ouvrier?  laisser 
pénétrer  quel({ues  jouissances  sous  le  toit  de  chaume  du  pauvre? 
Que  dites-vous  donc?  Ce  sont  là  des  niaiseries  philosophiques.  Ce 
<|u'on  doit  faire?  Consultez  X Expérience  ;  elle  vous  dira  que  pour 
Temeltrc  toutes  choses  en  ordre,  pour  ramener  la  féliciK'  monar- 


m:  i.Aiisoi.i n^Mi;  i;r  ni;  i..\  Lii!i:uri';.  521 

i:hi<iuc  des  anciens  temps,  il  laiil  aii};iiienler  riioneur  tics  [irisons 
et  les  torluresdii  loirai;  il  lauleréer  unenl'er  sur  la  leire. 

Nous  ne  pensons  pas  (ju'un  pareil  système  soit  destiné  désormais 
à  |)révaloir  dans  le  monde ,  cl  (ju'il  étouffe  au  fond  des  cœurs  les 
doctrines  de  la  liberté.  Vous  aurez  beau  abuser  de  la  force,  empri- 
sonner, tourmenter,  tuer;  ni  les  {jourdins  de  vos  assommeurs,  ni 
les  ixMVS  de  vos  (veôles,  ni  le  plomb  de  vos  mousquets,  n'alteindronl 
les  lois  éternelles  de  Dieu  (!l  do  l'humanité.  Vous  direz  et  ferez  dir(! 
qu'en  luttant  contre  votre  despotisme,  en  réclamant  l'affrancliissc- 
ment  politique  et  civil  du  peuple,  en  s' occupant  d'adoucir  ses  maux, 
de  soîilajjer  ses  inexprimables  souffrances,  d'élever  sa  condition 
sociale,  on  ébranle  la  base  de  toute  société,  on  provoque  au  désor- 
dre, on  viole  les  préceptes  chrétiens;  il  est  trop  tard  ,  ces  moyens 
sont  usés  maintenant.  On  vous  demandera  ce  que  c'est  donc  pour 
vous  que  la  société,  l'ordre,  le  christianisme.  On  vous  demandera 
de  montrer  l'acte  de  cession  que  Dieu  et  le  Christ  vous  ont  fait  du 
genre  humain.  On  vous  demandera  <;nfin  d'explitjuer  vos  propres 
paroles,  car  votre  langage,  nous  nous  en  souvenons,  n'a  pas  été 
toujours  le  même,  il  a  varié  avec  vos  intérêts. 

Au  commencement  de  la  guerre  de  Russie,  en  I81i2,  il  y  eut 
des  deux  côtés  des  proclanjaiions.  Alexandre  terminait  la  sienne 
par  ces  mots  :  «  Guerriers!  vous  défendez  la  religion  ,  la  patiie  et 
«  la  liberté!  »  Dans  une  proclamation  postérieure,  appelant  aux 
armes  la  nation  entière,  il  disait  :  «  Partout  où  dans  cet  empiie  il 
«  portera  ses  pas,  il  sera  assuré  de  trouver  nos  sujets  natifs  riant 
«  de  sa  fourberie ,  dédaignant  sa  flatterie  et  ses  mensonges ,  foulant 
«  aux  pieds  son  or  avecrindignation  do  la  vertu  ofliinsée,  et  pa- 
t  ralysant,  pai-  le  sentiment  du  véritable  honneur,  hcs  Icijïons 
«  d'esclaves,  i  Un  peu  plus  tard  les  princes  d'Allemagne  adressaient 
à  leurs  sujets  des  paroles  semblables.  Faisant  de  la  liberté  leur  cri 
de  guerre,  promettant  des  institutions  (|ui  seraient  une  garantie 
contre  le  despotisme,  ils  exaltèrent  au  plus  haut  degré  le  sentiment 
pairioti(jue  et  l'énergie  nationale.  Dans  ce  temps-là,  les  souverains 
ayant  besoin  des  peuples,  parlaient  le  langage  des  peuples.  Maîtres 
aujourd'hui  et  [ilus  absolus  que  jamais,  après  avoir  ti'ahi  leurs  pro- 
messes, ils  maudissent,  ils  exècrent  cette  liberté  au  nom  de  la- 
quelle ils  soulevèrent  d'immenses  [»opulalions ,  conlianlcs  en  leur 


r.i  \t  r   Di.s  DKHX   >i(>M»i;s. 


-siriccritt',  tl  nul  riiiiic  plus  {fiaïul ,  plus  iiiriiiissild»!  ;i  leurs  \ru\  , 
(|iic  (le  ifpiifi'  ce  (|ii'ils  (lisaient  aloi's.  (".cpciulaiil  le  vrai  elle  faux, 
le  Itieu  et  le  mal  iio  elianjyenl  pas  ainsi  de  nature,  selon  l'int/'rèi  et, 
la  position  de  ceux  )|ui  {fouvernent  les  lionini(\s.  Ou  donc,  àlN-pcxpu; 
dont  nous  parlons,  les  souverains  liicnl  près  de  Jours  peuples  l'ol- 
Kee  de  tentateurs,  do  révolulionnaires  inipios,  ou  ils  font  aujour- 
d'hui le  nu'tior  de  tyrans. 

V.    DK    LA    MeNNAIS   (1). 


(i)  Les  pages  qu'on  vient  de  lire  devaient  paraître  dans  notre  livraison  du  i.'t 
juillet  ;  la  piil)licatioQ  en  a  été  retardée  jusqu'à  ce  jour ,  faute  d'espace. 

(iV.  duD.) 


NAPOLÉON. 


Sur  sa  frégate  de  haut-boid , 
Un  capitaine  d'Angleterre , 
Dans  la  tempête ,  loin  du  port , 
Depuis  dix  ans  cherche  la  terre  ; 
Depuis  dix  ans  l'cclalr  le  suit, 
Quand  il  est  près,  la  terre  fuit , 
Et  le  tlot  lui  crie  en  colère  : 
—  Beau  capitaine,  où  courez-vous? 

(i)  Oa  lira  avec  intérêt  cette  tentative  poétique  hardie  du  jeune  écrivain  qui 
occupe  déjà  un  rang  si  élevé  dans  la  prose.  Le  morceau  que  nous  publions  n'est 
qu'un  fragment  d'un  grand  poème  que  l'auteur  achève  en  ce  moment.  On  remar- 
quera dans  It'S  vers  de  huit  syllabes  une  espèce  d'essai  pour  ramener  la  poésie  à 
un  récitatif  naïf,  libre  et  assez  négligé;  c'est  comme  une  réminiscence  des  rimes 
de  nos  vieux  poèmes  épiques  chevaleresques.  Mais  le  poète  reprend  et  garde  toute 
la  sévérité  rhythmiquc  dans  le  grand  vers  alexandrin. 

(  A',  du  D.  ) 


7r2i  iiKvii:  des  deux  ho.ndks. 

Où  rourez-voiis.  dilcs-lc  nous? 
l'.ir  le  iiii>liiil ,  |»ar  la  Iioiiasse, 
\  olre  fir^'alo  csl  déjà  lasse, 
J.asse  sa  rame  de  ramer, 
Lasse  sa  Iraee  d't-enmer. 
(^)mmc  ime  femme  (iiii  ital[iile  , 
Quand  son  amanl  la  fait  pleurer. 
Son  sein  sous  sa  voile  s'aj,'ite 
Et  dii  •  <i  Je  veux  me  décliirer.  » 
Sur  ce  chemin  (jui  vous  emporte, 
Il  n'est  point  de  banc  pour  s'asseoir; 
Point  d'iiôlelier  près  de  sa  porte, 
(Jui  vous  attende  vers  le  soir. 
Par  notre  rampe  il  faut  descendre  , 
Vous  coucher  loin  du  gor.vernail , 
Sur  le  côté ,  sans  plus  attendre , 
Dans  nos  lits  d'algue  et  de  corail. 
La  frcf^ate,  (pie  porte-t-clle 
Pour  cargaison  sous  ses  haubans? 
Que  porte-t-elle  dans  ses  flancs  ? 
Sous  son  poids  la  vague  chancelle. 
Tout-à-l'heure ,  par  un  sabord , 
J'ai  vu  briller  comme  une  étoile 
Qui  s'endormait  dans  la  graud'voile , 
Pour  naviguer  jus(prà  son  port. 
Sonl-ce  des  pans  de  fine  toile  ? 
Est-ce  un  collier  de  diH-s  rubis? 
Sont-ce  des  vieux  mâts  de  frégates  ? 
Des  ananas  ou  des  patates? 
Des  peaux  de  tigre  ou  de  brebis  ? 
Est-ce  une  belle  esclave  noire   ^ 
Qui  regarde  ,  en  pensant  mourir, 
Tout  lejour  sans  manger,  ni  boire, 
Si  l'on  voit  son  dattier  fleurir, 
Ou  son  champ  de  maïs  mûrir, 
Dans  notre  champ  semé  d'orages? 
—  Da)is  mon  vaisseau  sans  équipages, 
11  n'es.t  point  de  riches  rubis, 
De  peaux  de  tigre  ou  de  brebis, 
Point  de  colliers  et  point  de  femmes, 


iSAi'OLî;().\,  5!i'> 

Point  (le  vieux  mâts  el  point  de  mines. 
Et  point  (le  palmier  (|ui  verdit. 
Celui  (jui  le  remplit  sans  peine  , 
C'est  l'empereur  de  Sainle-IIélèiie. 

—  Un  empereur  !  avez-vous  dit? 
Je  veux  le  voir,  et  ce  soir  mt'me. 
Son  empire  et  son  diadème, 

Son  sceptre  et  son  manteau  de  roi. 
Pour  m'amuser  pendant  l'orage, 
Dans  ma  maison  de  c()(|uillage. 
Sur  son  trône  montrez-le  moi. 

—  Mon  empereur  n'a  point  d'empire , 
Point  d'or,  point  d'encens,  point  de  myrrhe^ 
Point  de  sceptre  ni  do  manteau. 

Il  n'a  rien  (}u'un  petit  chapeau 

Avec  une  capote  grise , 

Puis  une  courte  épée  encor 

De  fer,  qui  jamais  ne  se  brise. 

Sur  son  tranchant ,  en  encre  d'or,  ' 

Une  N  est  écrite  et  gravée. 

—  S'il  porte  une  N  à  son  épée, 
Je  vais  me  cacher  dans  mon  puits. 
Ne  lui  dites  pas  où  je  suis, 
Quelle  est  la  source  d'où  j'arrive, 
I\i  mon  nom,  ni  fjiielle  est  ma  rive. 
S'il  me  rencontrait  par  hasard, 

Il  me  tarirait  d'un  regard. 
Je  me  blottis  dans  mon  abîme; 
Pendant  mille  ans  j'y  resterai , 
Et  de  frayeur  je  me  tairai. 
Sous  ses  pas  je  courbe  ma  cime 
Comme  l'herbe  sous  le  faucheur. 
Courez,  courez  au  bout  du  monde; 
Pour  enfermer  votre  empereur, 
La  mer  n'est  pas  assez  profonde. 

Sur  sa  frégate  de  haut-bord, 
Un  capitaine  d'Angleterre, 
Dans  la  tempête,  loin  du  port. 
Depuis  dix  ans  cherche  la  lerrc. 


UKVui-:  iu;s  dkux  mom>i.s. 

A  I'iIimIc  (|iii  brille  il  dil  : 

—  Moiu-/  mon  vaisseau,  belle  cloilr; 

Jusqu'au  eiel  ma  verj^ue  içrandii  ; 

D'un  souflle  (le  i^éant ,  ma  voile 

Se  jîonlle  el  se  remjilil  d'oiffueil  ; 

Taites-moi  (raverser  l'i'cueil 

De  ma  fortime  el  de  ma  gloire . 

Mes  balloli;  ranimés  sm-  le  poiii  . 

Sont  Lodi,  Maiengo,  l'Alimiii 

Et  cent  noms  encor  île  victoire. 

Il  n'est  point  de  port  assez  beau 

Pour  y  faire  entrer  mon  vaisseau . 

De  îîrand  bazar ,  de  ville  siire , 
Pour  y  déposer  ma  capture. 
—  Vogue/ 1  forban ,  vers  cet  îlot , 
Là-bas ,  là-bas ,  où  va  le  flot  ; 
Vous  trouverez  dans  l'herbe  verte  , 
Sous  le  tronc  d'un  saule  pleureur. 
Une  petite  tombe  ouverte , 
Vous  y  mettrez  votre  empereur. 
Votre  empereur  avec  sa  gloire , 
Et  cent  noms  encor  de  victoire.— 

Une  île  sort  du  fond  de  l'eau 
Qui  porte  à  sa  cîme  une  tombe  : 
A  ses  pieds  s'arrête  un  vaisseau  , 
Et  sa  grande  voile  retombe. 


II. 


Ne  pleurez  pas, mes  généraux; 
De  mon  lit  ouvrez  les  rideaux. 
Venez ,  pendant  (pie  je  respire, 
Je  veux  faire  mon  testament. 
Qu'il  soit  rempli  sans  changement , 
Selon  ce  que  je  vais  vous  dire  : 
Je  lègue  à  l'ombre  mon  empire  , 
A  mes  soldats  leurs  cheveux  blancs 


>AI'OLi:0>i. 

Puis  à  mon  cheval  la  poussière 

De  mou  Uôue  potn-  sa  litière, 

El  i)our  lui  peigner  sa  crinière 

De  mon  naufrage  les  autans. 

Je  lègue  à  mes  champs  de  batailles 

Des  sillons  gras  pour  les  semailles , 

De  blonds  épis  dans  la  saison  ; 

De  plus  sa  fumée  à  la  gloire , 

Son  lendemain  à  la  vicloire , 

A  l'espérance  son  poison , 

A  la  lance  son  aiguillon. 

Au  casque  je  lègue  sa  rouille , 

Au  sabre  d'acier  son  fourreau , 

Puis  à  la  foudre  son  carreau , 

Puis  au  triomphe  sa  dépouille. 

A  l'écho  je  donne  mon  nom. 

Et  ma  fortune  à  l'aciuilon  , 

Mon  étoile  au  plus  haut  nuage , 

A  l'Océan  l'altier  rivage 

De  mon  esprit  (jui  touche  au  ciel , 

A  l'éclair  mon  sabre  immoi  tel . 

A  la  tempête  ma  colèie. 

Au  (lot  (jui  gronde  mon  écueil , 

Au  nionl  sourcilleux  mon  orgueil , 

Et  mon  royaume  au  ver  de  terre  j 

De  mon  manteau  s'habilleront 

Tous  les  pompeux  rêves  de  fêtes 

Des  conquérans  et  des  poètes  ; 

Sur  mon  chevet  ils  dormiront. 

Mais  à  mon  fils  né  dans  l'orage , 

Je  lui  laisse  avec  son  berceau 

Le  meilleur  lit  dans  mon  tombeau 

A  choisir  pour  son  héritage. 

Là ,  quand  les  bras  je  croiserai , 

Que  sur  le  flanc  je  m'appunai 

Pour  voir  s'il  est  bien  dans  sou  gite , 

S'il  veille,  ou  dort,  ou  se  dépite, 

Je  veux  (pie  tout  le  char  des  cieux , 

Penche  et  tremble  sur  ses  essieux , 

Et  que  chaque  roi  de  sa  ciaic 


m 


i^JS  UKVUI,    Kl  s    DI.IA    MdMil  s. 

Disc  :  a  II  lève  de  iiolir  aliiiiic  ; 
«  Allons-iioiis-en  diez  nos  uieux.  » 
Avee  iiuiii  xiciix  dnipcau  d'Arcole, 
Jure/.-inoi,  sur  voUe  parole, 
De  coudre  roausiimu  liuceiil. 
\  ous  me  ujeltie/  dans  mou  (;cirueil . 
Auprès  de  moi,  pour  c'|)ita|)lie, 
IMa  bonne  cpée  el  son  aijrarfe , 
Mes  éperons  me  chausserez , 
De  mon  chapeau  me  coifferez  ; 
l'our  (jue  plus  lot  je  ressuscite, 
Et  (juo  de  ma  noire  i^uérile, 
Si  le  vieux  monde  passe  là, 
Tout  le  premier  je  crie  :  Holà  ! 
C'est  tout.  Fermez-moi  la  paupière. 

Et,  sans  lever  les  yeux  de  terre , 
Trois  généraux  ont  tant  pleuré , 
El  tant  aussi  leurs  dures  armes, 
Qu'ils  ont  fait  une  mer  de  lannes;^ 
Et  l'ilol  en  est  entouré. 


III. 

Et  la  nuit  a  dit  aux  étoiles, 
L'étoile  au  mât,  le  mal  aux  voiles, 
La  voile  au  flot,  le  flot  au  bord  : 
Est-il  vrai,  dites,  qu'il  est  mort? 

Et  le  bord  aussi  sur  la  cîme 

L'a  dit  à  l'oiseau  de  l'abîme. 

L'oiseau  répond  :  Mon  aile  d'or 

M'a  porté  sur  un  roc  sauvage; 

En  me  baissant  sous  le  nuage , 

J'ai  vu  passer  (juatre  chevaux, 

Qui,  pleurant,  par  monts  et  par  vaux 

Vont  chercher  une  tombe  vide, 

Pour  y  jeter  loin  à  l'écart 

Leur  mailre  endormi  dans  le  char. 


TNAPOLKON. 

Le  venl  les  mène  par  la  bride. 
L'orage  avec  eux  emporlé 
De  ses  talons  les  éperonne, 
De  son  foiiel  les  aiguillonne. 
Jamais,  couché  sur  le  côte, 
Leur  maître  n'ouvre  la  paupière 
Pour  regarder  si  dans  l'ornière 
L'essieu  n'est  pas  trop  cahote. 
La  feuille  du  chêne  en  aulomne 
Suit  son  cortège  impérial , 
El  de  loin  le  lion  royal 
Ole  lie  son  front  sa  couronne. 
Sous  leurs  voiles,  près  du  cercueil , 
Plus  de  cent  batailles  gagnées 
Sortent  de  terre  prosternées, 
Comme  des  veuves  tout  en  deuil. 
Et  mille  fameuses  journées, 
Debout  sur  le  bord  du  chemin, 
Comme  des  sœurs  abandonnées , 
Chantent  pour  lui  leur  chant  d'airain. 
En  roulant  sa  vague  profonde 
Pour  voir  défiler  son  convoi , 
La  mer  de  l'autre  bout  du  monde 
S'avance  et  crie  :  Attendez-moi 

Et  trois  généraux  ont  de  larmes 
Au  lieu  de  sang  trempé  leurs  armes; 
Et  le  tombeau  répète  encor  : 
Est-il  vrai,  dites,  qu'il  est  mort? 


IV. 

Mais  une  musique  guerrière 

Qui  derrière  eux  comptait  leurs  pas. 

Disait  ce  qu'eux  ne  disaient  pas. 

Le  casque  agite  sa  crinière, 

Le  sabre  aiguise  son  tranchant, 

Et  l'épée  écoule  ce  chant  : 


Ty'-Ai 


.">ll 


iii\ir.  itKs  i)i:i:\   mumu'.s. 


I.KS   CVMllM.I.KS. 


Qui  m'a  frappée? 
Esl-ce  une  èpce? 
Est-ce  une  fée  ? 
Est-io  un  géant  ? 
Est-ce  le  vent  ? 
Est-ro  la  brise  ? 


Moi ,  ji!  nir  luise 
Avec  éclat , 
(Idininr  un  empin- 
Qui  se  dérliire 

Dans  nu  coiiili,')!. 


LF.S   TROMPETTES. 


Je  n'irai  plus  en  Italie 
Demain  sous  l'orange  ûeurie 
D' Aréole  éveiller  le  soleil 
Dans  son  manteau  fait  de  vermeil , 
Pour  mûrir  l'épi  des  batailles 
Et  le  raisin  des  funérailles. 

Je  n'irai  plus  jamais  hennir 
A  Damiette,  Alep,  Aboukir, 
Ni  chercher  demain  pour  y  boire 
Dans  le  désert  un  puits  de  gloire , 
Comme  une  cavale  d'aga 
Une  source  près  de  Jaffa. 


Je  n'irai  plus  en  Moscovic, 
A  l'endroit  où  Finit  l'Asie, 
Au  pied  des  coupoles  d'étain, 
Chanter  mon  chant  jusqu'au  matin 
Dans  l'incendie  et  le  carnage, 
Comme  une  veilleuse  à  l'ouvrage. 

Sous  un  saule  je  resterai 
Près  d'une  tombe  en  pierre  dure; 
Et  si  le  vent  passe  et  murmure, 
En  tressaillant  j'appellerai 
Toute  la  nuit  dans  sa  poussière 
Celui  qui  me  mène  à  la  guerre. 


LES  CLAIRONS. 


Et  moi,  plus  vite  que  l'éclair 

Mon  chant  ailé  déchire  l'air. 

Il  a  déjà  passé  la  terre , 

Laissé  sa  fumée  en  arrière, 

Passé  la  mer,  les  cieux  heurté , 

Et  cent  abîmes  visité. 

Mais  en  retenant  son  baleine , 

Le  monde  a  dit  :  «  Ce  beau  clairon  , 

«  De  son  combat  si  fanfaron , 

«  C'est  le  clairon  de  Sainte-Hélène. 


«  C'est  Lui  !  c'est  Lui  !  c'est  l'Empereur  ! 
«  C'est  son  cheval  qui  m'a  fait  peur  ! 
«  Il  reprend  le  chemin  de  France  ; 
«  Par  là ,  le  voilà  qui  s'avance. 
«  Le  plus  pâle  ,  ici ,  voyez-vous  ? 
«  Le  plus  mal  habillé  de  tous. 
«  Muet,  il  ferme  sa  paupière 
«  Pour  rêver  à  son  plan  de  guerre. 


^.VI•OLEON. 


331 


LES    EPEES. 


Assez  !  je  ne  peux  plus  me  taire , 
Un  crêpe  noir  sur  moi  descead  ; 
Je  veux  pleurer  mon  pleur  de  sang. 
Que  cette  larme  de  colère , 
Qu'aucun  soleil  ne  doit  tarir, 
Poison  qui  brûle  et  fait  mourir, 
Souille  ton  front,  vile  Angleterre! 


"Vile  Angleterre ,  en  ton  îlot , 


Garde-loi  bien  avec  ton  Ool. 
De  tes  trois  mers  prends  toute  l'onde 
Pour  te  laver  devant  le  monde. 
Prends  dans  ta  main  tout  l'Océan , 
Avec  tout  les  Ilots  du  Bosphore , 
Tous  ceux  qui  dorment  à  Ceylan , 
Tous  ceux  qu'ombrage  un  sycomore. 
Tous  ceux  de  l'Indien  ou  du  Maure  ; 
Ma  tache  à  ton  front  restera  , 
Jamais  rien  ne  l'effacera. 


LES  CASQUES. 


Comme  mon  aigrette  à  ma  cime. 
Ainsi  sur  toi  reluit  ton  crime; 
Comme  sur  moi  par  grands  flocons 
A  tous  les  vents  pend  ma  crinière , 
Ainsi  sur  toi  pend  la  colère 


De  mille  et  mille  nations. 
Comme  je  baisse  ma  visière , 
Ainsi ,  toi ,  dans  ton  jour  de  deuil , 
Va  !  tu  baisseras  ton  orgueil. 


LES  GYMBALLES. 


Sous  sa  noire  tente , 
Il  dort  dans  l'attente 
D'un  grand  lendemain. 
Il  a  mis  sa  main 
Sur  sa  bonne  épée 
Dans  le  sang  trempée. 
Son  rêve  de  roi , 


France ,  il  est  pour  toi. 
Fais  auprès  de  moi 
Bruire  ta  colère  ; 
Comme  uu  cavalier, 
Son  long  sabre  à  terre  ; 
Comme  uu  cymballier, 
Sa  cymballe ,  en  guerre. 


LES   TROMPETTES. 


A  ma  voix ,  si  mes  vieux  soldats 
Pouvaient  renaître  sous  mes  pas , 
Je  lui  referais  cent  royaumes 
D'hommes  pâles  ol  de  fantômes  ; 


Et  s'il  les  menait  aux  combats , 
Rien  qu'en  regardant  leur  poussière. 
Devant  eux  s'enfuirait  la  terre. 


,V>ii  lU.M  l.    KES    DKUX    MONDES. 


i.KS  i;i'i;i:s. 

Fi  moi,  S»i(;nour,  si  mon  Irnuclianl  J'ffi'acorais  niaintos  joiirnôi-s, 

Klait  d'or  lin ,  de  diamant,  Afin  que  son  nom,  au  soleil, 

Sur  le  bronze  de  SCS  années  Après  toi ,  luise  sans  pareil. 


CHOEUR. 


Marchons  plus  lentement  le  pas  des  fuiicrailles, 
Comme  f;iit  la  pleiirense  appuyée  aux  iniuailles; 
Nous  voilant  jusqu'aux  pieds  du  lin  d'un  plus  long  vers, 
Comme  d'un  crêpe  noir  entourons  l'univers. 

Nous  sommes,  nous,  Tccbo  de  toute  voix  puissante, 
Du  bruit  de  la  ruine  au  fond  du  bois  croulante, 
De  l'ombre  et  de  l'empire  après  qu'ils  sont  passés. 
L'écho  des  longs  regrets  dans  le  cœur  amassés. 
De  tout  ce  (pii  vous  laisse  une  grande  fumée, 
De  la  tombe  surtout  après  qu'elle  est  fermée. 

Ni  trompette  ou  clairon,  ni  cymballe  d'acier. 

Dont  l'accord,  en  plein  air,  en  vapeur  se  disperse. 

Ne  sont  notre  vrai  nom;  ni  casque,  ni  cimier  . 

Une  invisible  )nain  à  sa  guise  nous  berce. 

Un  enfant,  en  soufflant  sur  notre  faîte  altier. 

De  tout  notre  édifice  efface  la  mémoire. 

Nous  sommes  ce  que  l'homme  avait  nommé  la  gloire. 

Nous  sommes,  nous,  la  mer  d'harmonie  et  de  bruit. 
Qui,  comme  un  vaisseau  d'or  à  trois  ponts,  dans  la  nuit, 
Sous  les  cieux  résonnans,  emporte  au  loin  le  monde. 
Et  toujours  dans  son  flot  se  baigne,  écume  et  gronde, 
Jusqu'à  la  ville  sainte  où,  pour  baiser  le  bord, 
Tout,  au  pied  de  son  roc,  devient  silence  et  mort. 


NA  POLI -ON.  -->->•> 


Non ,  la  nouvelle  avait  menli , 
Le  clairon  trop  tôt  relenti. 
Non,  la  tombe  s'était  (lonipée 
Avec  le  casiiiie,  avec  ré|)ée. 
Il  n'est  |)as  mort!  il  n'est  pasmoit! 
Il  deinenre  en  un  chàtean  fort , 
Tont  (le  fer  bàli  jusqu'an  faîte. 
Toiile  entière  la  salle  est  faite 
Avec  le  bronze  lUi  canon  ; 
Et  sa  colonne ,  qui  se  lève 
Debout  sur  le  seuil  comme  un  rêve, 
l']sl  aussi  baille  (|tie  son  nom. 
Cùomme  Tliôte  sur  le  balcon. 
L'orage  avec  sa  froide  baleine, 
Va,  vient,  se  pencbe  et  se  promène. 
Tous  les  cent  ans,  quand  dort  réobo, 
La  nuit,  son  sabre  de  bataille , 
Qui  pend  (out  nu  sur  la  muraille, 
trappe  l'beure  de  Marengo; 
Et  de  vautours  une  nuée. 
En  voletant  autour  du  bord , 
Pensent  entre  eux  :  Voilà  l'épée; 
Voyez  !  Mais  où  donc  est  le  moit  ? 

Le  mort?  il  vit  dans  son  armée 
Sous  le  toît  de  sa  renonnnée. 
Autour  de  lui  ses  marécbaux 
Font  caracoler  leurs  cbevaux. 
Ses  vieux  soldats  des  Pyramides 
Sortent  de  leurs  tombes  bumides, 
El  par  des  cbemins  incoimus 
.jusqu'à  son  camp  ils  sont  venus. 
Cbaque  soir  sous  la  pâle  nue  , 
Des  morts  il  passe  la  revue. 
Les  vieux  étendards  il  salue, 

TOMl.  III. —  SUPPLÉMENT. 


9^ 


.>M  ItliVUI::    DES    UKl  \     MoNDKS. 

l'^l  Ifs  iIi'KiiiU'  «II-  s.i  iiiniii. 

l,e  ro^ï.inl  (|iii  s'cl.iil  «•Iciiil  , 

ne  son  roiianl  il  le  ralliimt'; 

Au  sabre  rouillé  dans  la  brunir 

Il  donne,  rien  (|u'en  le  tuucbani , 

De  sa  colère  le  (rancli.mt  ; 

•\iix  rbevanx  qui  tnordeni  leurs  brides 

De  ses  pensers  les  |)ie(ls  rapides  : 

Kt  son  aigle  aux  ailts  d'airain. 

Il  le  récluuilTe  sur  son  sein. 

En  le  voyant  ses  soldais  disent  : 

—  Je  vais  où  ses  pieds  me  eon(biisenl. 
l\Ta  blessure  de  Waterloo 

IMe  s;ène  trop  dans  le  tombeau. 
Plus  que  le  sable  d'Arabie, 
Plus  que  le  soleil  de  Syrie , 
Le  cœur  me  brûle  en  y  pensant , 
Et  le  obaiîrin  (arit  mon  sauj». 

—  Ecoutez  !  la  (ronipette  sonne. 
Je  suis  ses  pas  sans  savoir  où. 
Ah!  dans  ma  tombe  de  i\Ioscon, 

Il  fait  trop  froid  quand  vient  l'automne, 
Mon  fusil  à  mon  bras  glacé 
M'a  trop  dans  ma  fosse  lassé  ; 
Et  comme  une  neige  nouvelle 
Mon  r«^ve  sur  moi  s'amoncelle. 

—  Je  pars,  j'ai  repris  mon  fusil. 
Cette  fois ,  où  me  mène-l-il  ? 
Ah!  dans  ma  tombe  d'Allemagne 
Il  fait  trop  sombre  et  trop  de  vent; 
Trop  noir  dans  ma  tombe  d'Espagne  . 
Et  le  muletier  lro[»  souvent, 

En  sifflant  une  barcarole, 

Y  vient  charger  son  espingole.  — 

Pendant  qu'il  passe  dans  les  rangs, 
Il  parle  aux  morts  comme  aux  vivans  : 


.>AFOLKON. 

—  Pouiquui  loiis  ètes-vous  si  pâles.'' 
Avez-voiis  peur,  mes  vieux  soldats. 
Des  biscayens  ou  bien  des  balles  ? 
Avez-vous  soif?  êles-vous  las? 

—  Oui,  soif  de  ce  vin  de  l'épée 

Honl  la  terre  est  encor  trempée  ; 
Si  nos  pieds  étaient  trop  usés , 
J<a  mort  nous  a  bien  reposés. 

—  Avez-vous  assez  fait  la  guerre , 
Mes  lieutenans,  étes-vous  las? 

Sur  vos  pieds  blanchit  la  poussière  ! 
Pourquoi  ne  l'essuyez-vous  pas? 

—  Sire,  soufllez  sur  nos  fantômes. 
Ou  fantassins,  ou  cavaliers, 
Cette  poussière  à  nos  souliers , 
C'est  la  poussière  des  royaumes. 

—  Etes-vous  las,  mes  généraux, 
Mes  officiers,  mes  marécliaux? 
Jurez-moi  là,  si  je  succombe , 
fidélité  jusqu'à  la  tombe. 

—  Le  bras  levé  nous  le  jurons , 
Et  le  serment  nous  le  tiendrons , 
Devant  le  ciel ,  devant  Dieu ,  sire , 
De  bien  défendre  votre  empire.  — 

Depuis  le  soir  jusqu'à  minuit. 
Des  morts  a  duré  la  revue  ; 
Et  l'étoile  à  l'étoile  a  dit: 
De  votre  ciel  l'avez-vous  vue? 


M. 

Un  jour  il  dit  :  —  Grand-niaréclial , 
Allez  seller  votre  cheval. 


355 


22. 


.».><i  ui;\ii.   Ki.s  iii;rx   «(iindks. 

(  idiiiiiie  SOI  un  soiiiiikM  tl'ivoii-t! 
IMiiiitcz  nu  soinnit'l  de  ma  uiloire. 
hiles-nioi  du  iiauUlc  mon  nom 
(]e  (juc  l'on  voit  dans  nutn  vallon  ; 
Ont"  je  (lirlemon  plan  di'  uuciie 
A  Mi'iliiicr.  an  liiiiil  du  (oniicrro. 

—  Au  loin ,  là-l)as,  sire,  je  vois 
Près  de  son  seuil ,  au  coin  du  bois, 
Comme  une  femme  êclievelée  , 

La  rrante  de  houle  habillée. 
Son  puits  est  un  puits  de  douleurs, 
Et  son  seau  se  icm|ililde  pleurs. 
Son  toit  n'est  fait  que  de  chaumine  . 
Dans  ses  songes  croît  une  épine. 

Elle  mêle  et  mêle  en  chemin 
Son  peuple  brouillé  dans  sa  main  , 
Connue  son  lin  la  lilandière , 
A  tous  les  coins  de  la  bruyère  ; 
Et  rien  que  son  nom  lui  fait  peui 
Quand  il  retentit  dans  son  cœur. 
Comme  un  trophée  à  ses  murailles 
Sous  le  vent  du  soir  des  batailles. 

Elle  n'a  plus  à  s(in  côté, 
Sire,  son  fusil  enchanté. 
Elle  n'a  plus  sa  grande  épée 
D'honneur  et  de  gloire  trempée. 
Elle  n'a  plus  son  grand  renom , 
Ni  son  courage  de  lion. 
Quand  on  lui  brise  sa  quenouille, 
Jusqu'à  ferre  elle  s'agenouille. 

—  Arrêtez  1  a  dit  l'empereur, 
Mon  aigle  m'a  mordu  le  cœur. 

—  Sur  la  montagne,  je  vois,  sire. 
Les  rois  debout  dans  leur  empire. 
Des.sous  la  pierre  de  leur  seuil 


\.U'OLKO.\. 

Ils  oui  ramassé  leur  orj^iieil. 
Las  ilans  leur  cliùle  de  descendre , 
Ils  ont  retrouvé  sous  leur  cendre 
De  leurs  vennjeances  les  charbons , 
Et  (le  leurs  sceptres  les  tronçons. 

Que  faisaient-ils  dans  la  poussière 
A  votre  porte  assis  par  lerie , 
ïretnblans  hier,  sous  leur  manteau? 
Us  mendiaient  le  pain  et  l'eau. 
A  présent  ils  boivent  sans  peine  ; 

De  faux  sermens  leur  coupe  pleine  , 
Et  disent  en  léchant  le  bord  : 
Mon  échanson ,  l'en  veux  encor. 

—  C'est  bien  !  c'est  bien  !  mais  de  colère 
Mon  cheval  creuse  sa  litière. 

—  Comme  un  malade  sans  veilleur 
Je  vois ,  dans  la  nuit  de  son  cœur , 
Le  monde  troublé  dans  son  rêve. 

M  cherche  en  sa  main  votre  glaive, 
Il  ne  trouve  rien  (pie  ses  pleurs  ; 
Il  cherche  à  son  front  vos  lueurs  , 
Au  fond  de  son  cœur  (pii  murmure 
Il  ne  trouve  (pie  sa  blessure. 

Il  songe  tout  haut  (piand  il  dort  : 
Amusons-nous  piiisiiu'U  est  mort; 
Kégnons  sur  nous  comme  Liii-mème  , 
Et  coiffons-nous  du  diadème. 
Gardons-le  bien  dans  son  tombeau  , 
A  la  pierre  mettons  un  sceau. 
Si  ses  cendres  étaient  semées , 
Il  en  renaîtrait  mille  armées. 

—  Assez,  assez;  il  faut  partir. 
Et  tout  l'univers  compicrir. 

Ney,  vous  marcherez  sur  l'Alritpie, 


S37 


.VW  lii;\Ll.    bus    lil.L\    MIJNUtS. 

i;i  Mills.  !Miii;il,  sur  rAiin'iiiiue. 
(^uv  ma  balaille  tie  géant 
Hurle  du  levant  au  coucliant. 
Qiiniiil  tous  les  peuples  de  la  terre 
Knsenibie  vous  feront  la  j^uerre, 
N'avez  pas  peur,  nies  liciilenans; 
Ce  n'est  que  le  bruit  îles  vivans. 

Écoulez  bien  mon  ordonnance, 
Mes  douze  maréchaux  de  France. 
Dans  les  lieux  hauts ,  dans  les  lieux  bas . 
Contre  le  monde  et  ses  eonilials, 
Yous-mênies  ranimez  en  batailles 
Mes  soldais  morts  sans  l'unérailles, 
Et  dans  le  fond  de  mon  tombeau 
Pressez  mon  linceul  pour  drapeau. 

Si  je  m'endors,  las  de  l'attente, 

Ou  dans  ma  tombe,  ou  dans  ma  tente. 

Montrez  au  monde  mon  manteau , 

Ou  rien  que  mon  petit  chapeau , 

Ou  ma  cocarde  tricolore, 

Ou  ma  capote  grise  encore  ; 

Et  l'univers  reculera, 

Et  votre  gloire  doublera.  — 

Comme  un  tison  quand  il  pé(ille, 

En  l'entendant  le  sabre  brille. 

Ses  maréchaux  ont  obéi  ; 

Devant  eux  les  villes  ont  fui. 

Rien  qu'en  regardant  la  crinière 

De  son  pâle  cheval  de  guerre , 

Les  tours  tremblent  sous  leurs  créneaux 

Les  rois  morts  vont  cacher  leurs  os. 

Ah  !  que  ses  soldats  courent  vite  ! 
Ah  !  (pi'ils  vont  loin  sans  s'arrêter  ! 
Ils  n'ont  que  leur  ombre  à  porter. 
Et  l'éclair  se  met  h  leur  suite. 
Ils  n'ont  jamais  faim,  ni  sommeil, 


NAPOKKOiN.  530 

Ni  cliauj,  ni  soif,  sous  le  soleil. 
Plus  de  mille  et  mille  royaumes 
Ouvrent  leur  porte  à  leurs  fantômes... 

Il  a  fait  trois  pas  devant  lui  ; 
Toute  la  terre  a  rebondi. 
Il  fait  trois  pas  pour  disparaître; 
La  terre  pense  :  C'est  mon  mailie. 
Et  connue  un  bœuf  sous  l'aiguillon , 
IMuel ,  retourne  à  son  sillon  , 
\insi  le  montle,  sans  rien  dire  , 
M  entre  au  sillon  de  son  enipire. 


VII. 


bu  baut  faite  de  sa  ruine , 

Les  bras  croisés  sur  sa  poitrine , 

Il  regarde  au  loin  tout  le  jour 

Le  monde  et  le  ciel  à  l'entour. 

Et  mainte  larme  de  colère 

Sous  ses  pieds  a  creusé  la  terre. 

—  Qu'avez-vous  pour  pleurer  du  sang, 

GratKl  empereur,  a  dit  Bertrand  ? 

—  Je  pleure,  quand  je  vois,  sur  le  mont  qu'elle  dore, 
Celte  étoile  où  mon  nom  n'est  pas  écrit  encore. 
Je  pleure,  quand  le  vent  appuie  dans  les  bois 
Tout  oe  bruit  (|ui  n'est  pas  le  bruit  que  fait  ma  voix  ; 
Je  pleure,  quand  je  compte,  au-dessus  de  ma  tète, 
Ces  mondes  où  jamais  n'a  monté  ma  conquête. 

Que  la  terre  m'ennuie  en  son  cbélif  enclos! 

Et  que  vaut  son  empire  avec  tous  ses  lond)eaux? 

Trop  vile  mon  esprit  arrive  à  sa  barrière  ; 

En  trois  bonds  mon  cheval  va  laver  sa  crinière 

Dans  chacun  de  ses  Ilots  et  les  tarit  soudain. 

L'Elbe  est  trop  près  du  Nil, le  Tagc  du  Jourdain, 


I.'  \lli.iiiilii.i  (1(1  kiciiiliii .  le  \\  (ilu.i  lie  Li  St'iiie, 
l.(>  levant  du  coiicliaiit ,  Toulon  de  Sdinlc-lk'lrite. 
I,e  di'sori  .1  Imp  [ii-ude  sable  el  de  ciiiieii'N 
l\mr  me  bàlir  ma  L-^Ioiie  <mi  Ions  ses  roiidemeiis, 
Kl  lr(t|tpoii  rOeéaii  d'cciime  elde  Iuiikt 
INmm-  porter  liant  son  faite  avec  ma  lenounnec 

Au  iivv  de  mon  esprit  ,  ali!  si  ces  vastes  cienv 

Se  courbaient  sons  mes  pas  ,  cl  lisaient  dans  mes  yeux  ! 

Comme  des  bataillons  (|iii  versent  répouvaiite. 

Si  les  orages  noirs  me  prenaient  sous  leur  lente  ! 

Comme  d'un  étendard,  ali!  si  rclernité 

M'entourait  de  sa  nue  el  de  l'immensité  ! 

Si  j'avais  l'iullni  pour  lancer  mon  ?îénie , 

Ainsi  (prun  cavalier  eu  une  plaine  imic! 

Si,  pour  me  sacrer  roi,  chaque  étoile  à  mou  nom  , 

En  me  parlant  tout  bas,  attachait  son  rayon, 

Alors,  je  serais  roi...  l'oi,  comme  il  le  faut  être, 

Plus  que  l'homme  et  que  rang:e...  et  satisfait  peut-être. 

Mais  le  néant  m'obsède  et  ne  me  cpiitle  pas  : 
Est-ce  la  sentinelle  attachée  à  mes  pas? 
Si  je  veux  avancer  où  mou  esprit  uf  envoie , 
Toujours  il  est  debout  pour  me  fermer  la  voie. 
Aréole,  Marengo,  Lodi,  AN'agram,  léiia, 
Ces  pesans  noms  de  bronze ,  il  les  use  déjà . 

J'ai  suivi  juscju'au  bout  le  chemin  de  la  guerre  ; 
J'ai  monté  le  sommet  le  plus  haut  de  la  terre  ; 
J'ai  passé  l'espérance  et  quitté  le  désir. 
Que  tronve-t-on  plus  loin?  Si  je  pouvais  gravir 
Le  penchant  de  mon  rêve  et  m'asseoir  à  sa  cime  , 
Sur  son  autre  penchant  que  voil-on  dans  i'abuue? 

Pour  passer  cette  nuit  qui  ne  linit  jamais , 
Dans  quelle  capitale  établir  mon  palais? 
II  faut  trop  me  baisser  sous  la  porte  devienne, 
Et  de  l'Escarial  la  lour  est  trop  ancienne; 


NAPOLÉON.  -^'i 


A  Rome  l'herbe  croil;  dans  mon  creuset  d'airain 
J'ai  fondu  de  Moscon  la  coupole  d'étain. 

Je  n'aime  plus  au  Caire  à  voir  sous  la  tempêle 
Les  minarets  nouer  leurs  turbans  sur  leur  Icle. 
De  Naple  et  de  Madrid  la  feuille  d'oranger 
M'empêche  de  dormir  mon  sonuneil  trop  léger. 
L'obélisque  du  Nil ,  pour  compter  mes  journées, 
Raccourcit  trop  son  ombre  et  trop  mes  destinées. 

Je  vomirais  (pie  ma  ville,  avec  son  bastion , 
Entourât  l'imivers  et  lui  donnât  son  nom , 
Et  qu'elle  eût  sur  sa  place  une  arche  triomphale 
Faite  d'un  pan  du  ciel ,  tout  d'azur  et  d'opale , 
A  tin  (pie  mon  armée  eût  le  temps  d'y  passer, 
Avant  que  l'Éternel  commence  à  s'affaisser. 


iMais  (pie  cette  heure  est  lon,!,'ue!  Est-ce  une  heure  immorlellc? 
Que  cette  nuit  est  noire  !  et  quand  {inira-t-elle  ? 
Par  ici,  suivez-moi,  vous,  marccha!  Bertrand, 
La  terre  est  trop  petite  et  mon  orgueil  trop  grand. 


MIL 

Le  soir  la  colomie  V^endôme 
Se  tint  debout  comme  un  fantôme 
Sur  le  tombeau  d'un  peuple  mort , 
Comme  la  tour  d'un  château  fort 
De  pur  granit  bâtie  en  France 
Sur  le  tertre  de  sa  vaillance; 
Comme  l'escalier  éternel 
Qui  monte  à  la  voûte  du  ciel. 

Les  soldats  de  fer  (pi'elle  abrite 
Sont  tous  sortis  de  leur  guérite. 
Ils  ont  pris  leurs  habits  d'airain, 
Et  dans  leurs  sacs  mis  leur  butin. 


\.\-2  l;l  \  l  I      M  ^     l'I  t   \     MllMll.-.. 

1.0^  ilif>aii\  (II-  luKii/»'  lu-niiibiriil 
Kl  IcMis  oliicrs  n'UMitisseiil. 
}>iir  U'  ftM  ik'  lance  (|iii  liiil , 
1,'aiiîle  sans  pciii  a  l'ail  mui  nid. 

Le  taiiihoiii  bal  ;  lo  clairon  sonne; 
Sons  les  pas  Ircniltlc  la  ooloinic. 
Oii  vont  CCS  fantassins  lie  fer 
(^)ni  dans  leurs  yenx  ont  un  éclair? 
On  vont  ces  cavaliers  sans  brides 
(^)ni  les  anlans  onl  pris  pour  guides? 
Leur  niailre  a  dil  :  «  C'est  le  malin 
De  Marenjo  sans  lendemain.  » 

Oii  vonl  ces  lances,  ces  Iropliées .' 
On  vonl  ces  cas(iues,  cesépées? 
Où  vont  ces  canons  ciselés 
Qui  roulent  sans  ôtre  attelés, 
Et  ces  capitaines  que  souille 
De  cent  mille  siècles  la  rouille  :> 
Ilsnionlent,  montent  jusqu'aux  cicux; 
La  tour  aussi  monte  avec  eux. 

Elle  grandit  avecrespace, 
Et  sur  elle-même  s'entasse. 
Plus  que  Babel  haute  cent  fois, 
Elle  a  sur  les  rêves  des  rois 
Mis  son  pied  et  bâti  sa  cime; 
Sa  porte  est  ouverte  à  l'abîme; 
Ses  balcons  dans  l'air  sont  dressés 
Sur  tous  les  projets  renversés. 

Son  créneau  que  l'éclair  sillonne, 
Chancelle  comme  une  couronne 
Sur  une  tête  de  i;éant. 
Sur  son  perron  il  pleut  du  sang. 
Ainsi  qu'un  sabre  de  bataille, 
La  foudre  pend  à  sa  muraille; 
Les  peuples  ont  bâti  son  seuil 
De  la  pierre  de  leur  orgueil. 


NAPOLÉON.  ."J-i." 

Les  cavaliers  couverls  d'écume 
Sont  njoiUés  déjà  dans  la  brume. 
En  s'asseyatU,  les  fantassins 
Ont  tous  pleuré  leurs  pleurs  d'airains  : 
«  Ah  1  qu'elle  est  longue  cette  roule  ! 
«  Ah  !  qu'elle  est  haute  cette  voûte? 
«  Ah!  que  j'ai  soif!  ah!  que  j'ai  faim' 
«  Grenadier,  donnez-moi  la  main. 

«  Je  suis  allé  pendant  ma  vie 

«  En  Allemagne,  en  Moscovie, 

«  Jusqu'à  Saragosse  et  Berlin , 

«  Et  sur  le  perron  du  Kremlin; 

«  J'ai  marché  long-temps  dans  la  pluie 

«  Et  dans  le  sable  d'Arabie; 

«  Et  jamais,  ou  sain  ou  blessé, 

«  Le  chemin  ne  m'a  tant  lassé.  » 

Mais  leur  empereur,  à  leur  têle , 
Le  front  levé  comme  à  la  fêle, 
Porte  à  sa  main  un  vieux  iandîeau; 
C'est  du  pont  d'Arcole  un  drapeau  ; 
Devant  les  cieux  il  le  déplie , 
Comme  aux  anciens  jours  d'Italie , 
Pour  courir  d'un  pas  plus  hâté 
Sur  le  pont  de  l'éternité. 

Toute  la  terre  s'est  émue; 

Une  voix  déchire  la  nue  : 

«  Viens  dans  mes  cieux  .  sous  les  autans; 

Je  les  ai  faits  partout  si  grands. 

Pour  (jue  tu  suives  leur  ornièie 

Sans  jamais  trouver  de  barrière.  » 


IX. 


Et  l'on  dit  (|H'une  fois,  après  celle  nuil-là  , 
In  ani;»'  lout-puissani  que  sa  gloire  voila, 


lit  Kl  V  I  I      m  s    Ul.l  \    MtiMil  s. 

Oui  l(iiM|iu'  If  l  i«'s-llaiit  viml.iil  IVii|)|MM-  la  icric, 

iVtrlail  à  son  cCtlv  sou  glaive  de  colôi  c , 

S'appiiu-lia  «le  l'eiulroil  où  ruiiivei-s  linil. 

Il  ir^Mitla  lo  bord  el  k'  loiul,  el  souiil. 

Ses  veux  t-laii'iit  (l'tiii  aiirle,  ot  son  fiàU-  visai^e 

l.iii-nuMno  s'ciilomail  d'im  (.tcriii'i  lUiac^c. 

Aiiloiii  (le  sa  jKtitiiiu',  mu-  cuirasse  d'or 

Contre  ses  souvenirs  le  det'endail  eiu'or. 

Il  elail  courouné  de  sa  propre  pensée. 

Son  aile  était  d'airain  jns(jn'à  terre  biiissée. 

11  l'ouvrit;  puis  il  dit  à  i'abiuie  béant  : 

Le  ciel  est  trop  petit,  el  mon  esprit  trop  i,'rand  ! 


Kr>(;Ai5  Q)Lir«iEi 


POÈTES 


ET  ROMANCIERS  MODERNES 

DE  I.A  FRANCE. 


XIV. 


ADOLPHE. 


Si  Benjninin  Constant  n'avait  pas  marqué  sa  placo  au  premier 
rang  parmi  les  orateurs  et  les  publicistcs  de  la  France,  si  ses  tra- 
vaux ingénieux  sur  le  développement  des  religions  ne  le  classaient 
pas  glorieusement  parmi  les  écrivains  les  plus  diserts  et  les  plus 
purs  de  notre  langue,  s'il  n'avait  pas  su  donner  à  l'érudition  alle- 
mande une  forme  élégante  et  populaire,  s'il  n'avait  pas  mis  au  ser- 
vice de  la  philosophie  son  élocution  limpide  et  colorée,  son  nom 
serait  encore  sur  de  ne  pas  périr  :  car  il  a  écrit  Adolphe. 

Or  il  y  a  dans  ce  livre  une  vertu  singulière  et  presque  magné- 
tique qui  nous  attire  et  nous  rappelle  chaque  fois  «|ue  nous  sommes 
témoins  ou  acteurs  dans  une  crise  morale  de  quelque  importance. 
11  n'y  a  pas  une  page  de  ce  roman,  si  toutefois  c'est  un  roman,  et 


."»»(»  UK\U.    ni.-,    lil.l  \     Mil.Mil.S. 

potir  riKi  part  j'.ii  {jraiul'pcitu'  à  le  croiic,  (|ui  ne  doiiiif  lien  a  une 
M»i  If  (l\'\aimn  «le  coiisciciici'.  Qu'W  s'ajfissc  de  nous  ou  de  nos  amis 
l<'s  plus  clii-is,  {•(.'  n'csl  jamais  en  vain  (|nc  nous  consulloris  (•elle 
liisioiri'  si  simple  cl  d'une  moialitesi  douloureuse.  Les  applications 
et  les  souvenirs  al»ondenl.  (lliacune  des  pensées  inscrites  dans  ce 
h  I  rilile  procès-verbal  est  si  nue,  si  franc  lie,  si  linenieni  analysc'c, 
et  dérobée  avec  tant  d'adresse  au\  soulïrances  du  cceur,  (pie  clia- 
(  un  de  nous  est  tenté  d'y  reconnaître  son  portrait  ou  celui  de  ses 
intimes. 

(^'est  là,  il  faut  le  dire,  un  privilèjjc  ina[)pi(riable  et  (|ui  n'est 
dévolu  ipi'aux  œuvres  du  premier  ordre.  Connue  il  n'y  a  pas  dans 
ce  tableau  mystérieux  un  seul  trait  dessiné  au  hasard,  comme  tous 
les  mouvemens,  toutes  les  attitudes  des  deux  figures  (jui  se  par- 
tagent la  toile,  sont  étudiés  avec  une  sévérité  scrupuleuse  et  in- 
flexible, d'année  en  année  nous  découvrons  dans  cette  composition 
un  sens  nouveau  et  plus  profond,  un  sens  multiple  et  variable  mal- 
{}ré  son  évidente  unité,  qui  ne  se  révèle  pas  au  premier  rej^ard, 
mais  qui  s't'panouit  et  s'éclaire  à  mesure  <iue  notre  fiont  se  dé- 
pouille et  que  notre  sang  s'attiédit. 

Adolphe  est  comme  une  savante  symphonie  qu'il  faut  entendre 
plusieurs  fois,  et  religieusement,  avant  de  saisir  et  d'embrasser 
l'inspiration  et  la  volonté  de  l'artiste.  La  première  fois  l'oreille  est 
frappée  du  gracieux  andante,  ou  du  solennel  adagio.  Mais  elle  ne 
saisit  pas  bien  la  transition  des  parties.  La  secondi;  fois  elle  dislin- 
gue dans  le  rondo  le  chant  d'un  hautbois  ou  le  dialogue  alterné  des 
violons  et  de  la  flûte.  Plus  tard  elle  s'éprend  d'une  mélodie  élé- 
gante et  simple  qu'elle  n'avait  pas  d'abord  aperçue ,  et  cha(|uc jour 
elle  fait  de  nouvelles  découvertes.  Elle  s'étonne  de  sa  première 
ignorance ,  et  sa  curiosité  se  rajeunit  à  mesure  que  sa  pénétration 
se  développe. 

Il  n'y  a  dans  le  roman  de  Benjamin  Constant  que  deux  person- 
nages; mais  tous  deux,  bien  que  vraisemblablement  copiés,  sont 
représentés  par  leur  côté  gênerai  et  typique;  tous  deux,  bien  que 
très  peu  idéalisés,  selon  toute  apparence,  ont  été  si  habilement 
dégagés  des  circonstances  locales  et  individuelles,  qu'ils  résument 
en  eux  plusieurs  milliers  de  personnages  pareils. 

Adolphe  et  Ellenore  ne  sont  pas  seulement  rceb,  ils  sont  vrais 


l'OÈTKS    KT    l!(»V\.NCILI5S    MIANÇAIS.  .vi7 

dans  la  plus  large  acception  du  mol.  Sans  doute  il  ciit  été  facile  à 
une  imajjinaiion  plus  active  et  plus  exercée  d'encadrer  le  sujet  de 
ce  roman  dans  un(!  fable  plus  savante  et  plus  vive,  de  multiplier  les 
incidens,  de  nouer  plus  étroitement  la  tragédie.  Mais  à  quoi  bon? 
Qui  sait  si  le  livre  n'eût  pas  perdu  à  ce  jeu  dangereux  l'autoritc; 
linnineuse  de  ses  enseigneincns? 

Adolphe  est  ennuyé,  comme  tous  les  hommes  de  son  âge  qui  ont 
entremêlé  leurs  études  vagabondes  de  loisirs  nombreux  et  indéfinis. 
Il  sail ,  il  a  réfléchi,  il  a  rêvé  pour  l'avenir  bien  des  voyages  dont  il 
ne  voudrait  plus  maintenant,  bien  des  gloires  qu'il  dédaigne  au- 
jourd'hui comme  s'il  les  avait  usées;  il  a  vu  passer  dans  ses  songes 
des  femmes  adorées  qui  se  dévouaient  à  son  amour,  dont  il  buvait 
les  larmes,  et  qui  de  leurs  cheveux  dénoués  essuyaient  la  sueur  de 
son  front.  Il  a  dévoré  dans  ses  ambitions  solitaires  plusieurs  desti- 
nées dont  une  seule  suffirait  à  remplir  sa  vie;  il  a  vécu  des  siècles 
dans  sa  mémoire,  et  il  n'est  encore  qu'au  seuil  de  ses  années. 

Habitué  dès  long-temps  à  converser  avec  lui-même,  familiei'aux 
grandes  choses  qu'il  n'a  pas  faites,  il  est  tout  sim[>le  qu'il  dédaigne 
la  société  réelle,  qu'il  n'a  pas  étudiée,  et  qui  ne  peut  le  deviner. 
F/ennui,  chez  les  âmes  élevées,  chez  celles  surtout  qui  ont  vingt 
ans,  est  presque  toujours  accompagné  d'une  exorbitante  vanité. 
Comme  elles  aperçoivent  en  dedans  un  monde  supérieur,  plus 
grand,  plus  beau,  plus  varié,  comme  elles  ont  peuplé  leur  con- 
science des  souvenirs  d'une  vie  imaginaire,  comme  elles  comparent 
incessamment  le  spectacle  de  leurs  journées  au  spectacle  de  leurs 
rêveries,  le  dédain  et  l'impertinence  ne  sont  chez  elle  qu'une  plainte 
franche  et  douloureuse, 

Adolphe  est  las  de  lui-même  et  de  sa  puissance  inoccupée  ;  il 
aspire  à  vouloir,  à  dominer,  à  parler  pour  être